Ousmanou Nwatchok
 Docteur en science politique, Enseignant à l’Institut des relations internationales du Cameroun, Chercheur au CLESID (Lyon) et au CARPADD (Montréal)
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https://orcid.org/0000-0003-2680-6873

 Abdoulaye Sylla
 Doctorant en droit international public, double Master 2 en droit de l’homme respectivement à l’IDHL et à l’Université Pierre-Mendès-France de Grenoble, Master 2 recherche en droit international public (Université Jean Moulin - Lyon 3), Enseignant à l’Université Paris Nanterre, Membre du Centre de droit international de Nanterre (CEDIN)
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https://orcid.org/0000-0001-6805-3289


 Edition: AHRY Volume 4
  Pages: 213 - 230
 Citation: O Nwatchock & A Sylla ‘La question homosexuelle en Afrique: entre droit, politique et éthique’ (2020) 4 Annuaire africain des droits de l’homme 213-230
 http://doi.org/10.29053/2523-1367/2020/v4a11
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RÉSUMÉ:

Cette contribution cherche à savoir si, en Afrique, l’homosexualité est perçue comme faisant partie des droits de l’homme ou si, au contraire, elle est considérée comme une pratique contre-nature. Après avoir parcouru et analysé certains ordres juridiques nationaux des États africains à cet effet, nous avons constaté que 37 d’entre eux, sur 55, incriminent l’homosexualité, en la qualifiant globalement de «pratique contre-nature». Ceci signifie que la majorité des États africains ne reconnaissent pas la pratique des relations intimes entre personnes de même sexe comme un droit naturel. Paradoxalement, les homosexuels sont persécutés au sein même de la minorité d’États qui reconnait cette pratique sexuelle. Au plan continental, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981 n’a pas consacré, de manière explicite, l’homosexualité. Le droit à la famille, qu’elle consacre en son article 18, est généralement compris dans le sens du couple hétérosexuel, considéré comme «l’élément naturel et la base de la société». En conséquence, les ordres juridiques africains perçoivent l’homosexualité comme une déviation à la loi de la nature, relative à la pratique sexuelle, et à la procréation assurant la survie de l’espèce humaine. L’homosexualité est-elle un droit ou simplement un acte contre-nature? Telle est la question fondamentale que cette contribution tente d’analyser.

TITLE AND ABSTRACT IN ENGLISH:

Homosexuality in Africa: between law, politics and ethics

Abstract: This contribution examines whether homosexuality in Africa is perceived as a human right or whether, on the contrary, it is regarded as an unnatural practice. After a review and analysis of the national legal orders of African states to this effect, the article finds that 37 out of 55 states criminalise homosexuality as an ‘unnatural practice’. This means that the majority of African states do not recognise the practice of intimate relations between persons of the same sex as a natural right. Paradoxically, homosexuals are persecuted even within the minority of states that recognise this sexual practice. At the continental level, the 1981 African Charter on Human and Peoples’ Rights did not recognise homosexuality. The right to family, enshrined in article 18, is generally understood to apply to heterosexual couples who are considered as ‘the natural element and basis of society’. Thus, the African legal system perceives homosexuality as a deviation from the law of nature relating to sexual practice and procreation that ensures the life of the human species over time. Is homosexuality a human right or merely an unnatural practice? This is the key question which this article seeks to address.

MOTS CLÉS: homosexualité, hétérosexualité, Afrique, droits de l’homme, pratique contre-nature, éthique, politisation de l’homosexualité, religion

 

SOMMAIRE:

1 Introduction 

2 Les différents régimes juridiques de l’homosexualité en Afrique 

2.1 De la non-consécration juridique à l’interdiction de fait de l’homosexualité  

2.2 De la pénalisation de l’homosexualité en Afrique  

2.3 De la rarissime libéralisation de l’homosexualité en Afrique  

3 Les différentes formes de résistance à la libéralisation de l’homosexualité en Afrique   en Afrique  

3.1 Les écueils d’ordre politique à l’adoption de l’homosexualité en Afrique  

3.2 Les aspects religieux de réfutation de l’homosexualité en Afrique  

3.3 La dimension anthropo-culturelle de la marginalisation de l’homosexualité en Afrique  

4 Propos conclusifs 

 1 INTRODUCTION

Ubi societas ibi jus: partout où il existe une société, il y a un droit qui la régit. Ce droit est binaire: une partie, le droit positif, est secrétée par chaque société selon ses propres réalités,1 et l’autre partie, le  jus cosmopoliticum,2 est commune à toutes les sociétés. Il s’agit d’une articulation entre relativisme et universalisme juridiques. Alors, sous l’emprise de quel type de droit peut-on aborder la question homosexuelle en Afrique? De prime abord et, par définition, l’homosexualité désigne une pratique sexuelle entre personnes de même sexe. Elle constitue l’une des pratiques marginales du désir sexuel, au sein des sociétés humaines, largement dominées par l’hétérosexualité (relations intimes entre personnes de sexes opposés).3

Certes, l’analyse de ce sujet ne saurait exclure l’hétérosexualité car, globalement, c’est elle qui relève du droit coutumier des peuples africains: elle est la référence de base dans les pratiques sexuelles en Afrique. Mais, l’interrogation majeure concerne surtout le traitement réservé à l’homosexualité (incluant la bisexualité) dans les ordres juridiques respectifs des États africains, puisque depuis plus de deux décennies déjà, les promoteurs de l’homosexualité invoquent celle-ci sous l’angle des droits de l’homme.4 Or, on a fait valoir, à l’intérieur et à l’extérieur de la Commission du droit international des Nations unies que «les obligations relatives aux droits de l’homme ont une nature erga omnes».5 D’ailleurs, en tant que normes impératives du droit international, «les obligations erga omnes, règles intransgressibles, formeraient un ordre public international».6

Dans son ouvrage sur La biologie de l’homosexualité, Balthazar affirme qu’«on naît homosexuel, on ne choisit pas de l’être»,7 une manière pour lui de trancher péremptoirement le débat sur le rangement catégoriel de l’homosexualité comme un «droit naturel»8 ou une pratique contre-nature. De là, les défenseurs des droits homosexuels soutiennent que chaque personne a la liberté de choisir son partenaire et son orientation sexuelle. Au contraire, les pourfendeurs de cette pratique la présente comme contraire à la loi de la nature, c’est-à-dire, la loi de la procréation et de la survie de l’espèce humaine. Comment les ordres juridiques africains, nationaux et continentaux, ont-ils tranché cette problématique? La liberté des peuples de choisir le contenu matériel de leurs ordres juridiques prime-t-elle sur celle de chaque individu de disposer de son corps comme il l’entend, et ce, indépendamment de toute contrainte sociétale? L’intérêt des réponses apportées à ces questionnements est qu’elles vont nous permettre de procéder à une sorte d’état des lieux des régimes juridiques applicables à l’homosexualité en Afrique, et de sortir ainsi des traditionnels registres sociologiques, religieux et anthropologiques9 d’analyse de la question homosexuelle sur ce continent. Pour ce faire, notre réflexion commencera par apporter un éclairage sur les différents régimes juridiques qui encadrent l’homosexualité en contexte africain (2), avant de poser un regard sur les diverses formes de résistance (politiques, éthique, culturelle notamment) auxquelles cette pratique sexuelle est confrontée sur le continent (3).

2 LES DIFFÉRENTS RÉGIMES JURIDIQUES DE L’HOMOSEXUALITÉ EN AFRIQUE

La sexualité est tellement taboue en Afrique que «tout regard scientifique sur l’homosexualité pose problème».10 Ces dernières années, on assiste même à l’émergence d’une homophobie populaire au Cameroun, au Sénégal, en Ouganda, en Afrique du Sud, entre autres. Contrairement à l’occident, le débat public sur l’homosexualité est récent en Afrique:11 jusque-là, la controverse sur sa légitimité était non seulement suivie de loin, mais aussi, considérée comme une «affaire de Blancs».12 Cependant, les médias, les lobbies et les organisations non-gouvernementales (ONGs) ont réussi à mondialiser la question de l’homosexualité sous l’angle des droits humains, de sorte que l’Afrique est désormais au cœur de ce débat. En outre, la mondialisation des industries culturelles et sa consommation de masse (les films, l’internet, les Google-Amazon-Facebook-Apple (GAFA)) produit un impact certain sur les identités et les pratiques sexuelles locales en Afrique.13 C’est à l’aide de tous ces outils, et surtout des mouvements accrus de personnes, que l’homosexualité a récemment émergé dans l’espace public de plusieurs États africains.14 Sa publicisation relève essentiellement d’un double phénomène de défense et de condamnation.

En 1995, l’annonce de la participation de l’association Gays and Lesbians of Zimbabwe (GALZ) à la Foire internationale du livre, organisée à Harare, avait provoqué les premières déclarations hostiles du président (d’alors) Robert Mugabe. Au Ghana aussi, les déclarations du président de l’association Gays and Lesbians y déclenchèrent une première controverse en 2006.15 Tout ceci pour dire que l’homosexualité suscite (encore) de vives oppositions en Afrique: sa désapprobation, sa stigmatisation et son incrimination sont assez répandues dans de nombreux États africains.16 Grosso modo, trois différents régimes juridiques lui sont appliqués: le régime de sa non-consécration formelle, celui de sa pénalisation et celui de sa libéralisation.

2.1 De la non-consécration de droit à l’interdiction de fait de l’homosexualité

Certains États de l’Afrique subsaharienne, en dépit de quelques évolutions législatives ces dernières années, n’ont jamais véritablement incriminé l’homosexualité. C’est le cas notamment du Burkina Faso, du Congo, de la Côte d’Ivoire, de Madagascar, du Mali, du Niger, de la République centrafricaine, de la République démocratique du Congo, de la Namibie, de Djibouti, du Rwanda et du Tchad.17 D’autres États, comme le Gabon, l’ont désormais dépénalisée.18 D’ailleurs, la Constitution djiboutienne du 4 septembre 1992 est souvent interprétée comme reconnaissant l’homosexualité.19

En Afrique, l’absence de législations nationales relatives à l’homosexualité ne signifie pas qu’il y a un vide juridique en la matière, car, à défaut du droit moderne (droit écrit), les pratiques coutumières font office de loi. La pratique coutumière de l’hétérosexualité, généralisée et répandue en Afrique, désapprouve implicitement l’homosexualité.20 À Djibouti par exemple, les 94% de la population étant musulmans, le gouvernement a tendance à adhérer davantage à la loi islamique qu’à la loi constitutionnelle. Ce qui rend l’homosexualité illégale de facto,21 puisque les versets coraniques 165 et 166 de la sourate Les poètes posent l’homosexualité comme une abomination en ces termes: «Allez-vous accomplir l’acte sexuel avec les mâles de ce monde? Et vous délaissez les épouses que votre Seigneur a créées pour vous? Mais vous êtes plutôt un peuple de transgresseurs!». Cela est valable pour d’autres États africains tel que le Mali et le Cameroun, où on entend souvent que l’homosexualité est un comportement spécifique aux États d’Europe et d’Amérique du Nord; et n’est en réalité que la conséquence de la «fascination de l’Occident».22 Dès lors, comment un tel désir peut-il naître, puis se développer, dans un contexte où la catégorie homosexuelle est réputée largement minoritaire et marginale?23

En effet, le christianisme et l’islam n’ont fait que renforcer les pratiques coutumières de l’Afrique ancestrale, qui accordait une place de choix au mariage hétérosexuel et à la procréation, tout en reléguant l’homosexualité à une simple parade «jouissive» et «occasionnelle».24 N’étant pas procréatrice, l’homosexualité est globalement perçue, par les populations africaines, comme une menace pour la survie même de l’espèce humaine.

Sur le plan continental, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adoptée en juin 1981 (Charte africaine), n’a pas consacré, explicitement, l’homosexualité. Pourtant, l’article 18 de cette Charte a fait allusion à la famille comme «l’élément naturel et la base de la société».25 La même disposition charge les États africains «d’assister la famille dans sa mission de gardienne de la morale et des valeurs traditionnelles reconnues par la Communauté», et de protéger la femme et l’enfant conformément aux déclarations et conventions internationales.26 Or, naturellement, il ne peut avoir d’enfant sans hétérosexualité. C’est ainsi qu’en 2001, sur le fondement des articles 17 et 18 de la Charte africaine, une femme namibienne et sa compagne allemande, Elisabeth Frank, ont intenté un procès pour faire reconnaître leur relation de lesbiennes, afin qu’Elisabeth Frank puisse résider en Namibie en tant que membre de la famille de sa partenaire.27 Dans sa décision, la Cour suprême namibienne précise que «le gouvernement namibien a [...] officiellement reconnu la Charte africaine aux termes de l’article 143, lu dans le contexte de l’article 63 de la constitution namibienne. Les dispositions de la Charte sont, par conséquent, devenues opposables à la Namibie et font partie du droit namibien aux termes de l’article 143, lu dans le contexte de l’article 144 de la constitution namibienne». Par contre, la Cour suprême a réfuté catégoriquement l’interprétation très élastique qui était faite des articles 17 et 18 de la Charte africaine par ces lesbiennes:28

... l’institution familiale, aux termes de la Chartre africaine, de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la constitution namibienne, prévoit une relation officielle entre un homme et une femme, où des relations sexuelles vécues dans le contexte familial constituent le mode de procréation et assurent ainsi la perpétuation et la survie de la nation et de la race humaine.

Par ailleurs, sur le plan continental, on peut noter que sous l’effet de la pression du Conseil de l’Union africaine, la Commission africaine des droits de l’homme a dû retirer, en septembre 2018, le statut d’observateur à la Coalition des lesbiennes africaines (Coalition of African Lesbians - CAL), en estimant que la propagande de cette dernière ne promeut, ni ne protège, les droits humains proclamés par la Charte africaine.29 Tout de même, la Commission africaine, à travers sa Résolution 275, adoptée lors de sa 55ème session ordinaire du 28 avril au 12 mai 2014 à Luanda (Angola), a réitéré son attachement au respect des droits humains des personnes homosexuelles, en «priant» les États à «mettre un terme aux actes de violation et d’abus» contre cette catégorie de personnes, et plus largement les «personnes de sexe féminin»,30 pouvant inclure les lesbiennes et les femmes transsexuelles. Malgré les assouplissements apportés par cette résolution, la pratique homosexuelle reste incriminée dans de nombreux États africains.

2.2 De la pénalisation de l’homosexualité en Afrique

L’émergence de la cause homosexuelle, sa médiatisation et la logique de sa diffusion du Nord vers le Sud, ont suscité un «nationalisme sexuel» de nombreux États du Sud:31 il s’agit, en quelque sorte, d’une résistance locale à la reconnaissance mondiale de l’homosexualité. Dans le monde, 86 États incriminent l’homosexualité. En Afrique précisément, 38 États sur 55 prévoyaient des sanctions pénales à cet effet.32 Cependant, depuis le 23 juin 2020, il ne reste plus que 37 États, car le Gabon a révisé l’article 402 de son code pénal qui incriminait l’homosexualité.33

Au Cameroun, les relations sexuelles entre personnes du même sexe restent «punies»34 d’une peine de cinq ans d’emprisonnement.35 Il en est ainsi au Sénégal:36 dans cet État, dont la population est à 95% musulmane, l’homosexualité est punie par la loi d’une peine maximale de cinq ans d’emprisonnement.37 En 2007, la publication des photos d’un mariage gay, dans un journal (people), provoqua la colère des imams sénégalais qui créèrent un Front islamique pour la défense des valeurs éthico-religieuses, en général, et de l’islam en particulier. Dans cette dynamique, un projet de loi visant à durcir les peines contre l’homosexualité fut déposé à l’Assemblée nationale. En janvier 2009, neuf homosexuels avaient été condamnés à huit ans de prison ferme pour «acte impudique, contre-nature et association de malfaiteurs».38

Au Nigéria, les articles 214 et 217 du chapitre 21 du code pénal criminalisent l’homosexualité, et les perceptions sociales sont extrêmement négatives à l’égard de celle-ci. En 2009, les autorités nigérianes ont affirmé devant le Conseil des droits de l’homme que les minorités sexuelles étaient invisibles dans le pays.39 Pourtant, le 20 janvier 2009, la Chambre basse avait voté une loi interdisant le mariage homosexuel et toute association ou manifestation homosexuelle.40 En Algérie, «lorsque l’outrage public à la pudeur a consisté en un acte contre-nature avec un individu du même sexe, la peine est un emprisonnement de six mois à 3 ans».41 En Égypte, les peines contre l’homosexualité peuvent aller jusqu’à 17 ans d’emprisonnement.42 Le système judiciaire soudanais, fondé sur la Charia, autant d’ailleurs que la Mauritanie, la Somalie et une partie du Nigeria, prévoit la peine de mort pour les cas de récidive en matière d’homosexualité. Le Maroc, quant à lui, sanctionne l’homosexualité d’une peine allant de six mois à trois ans d’emprisonnement.43

Dans d’autres pays africains, la criminalisation de l’homosexualité est consolidée par la conviction des chefs d’État qui se sont farouchement opposés à celle-ci. Par exemple, Robert Mugabe, ancien président du Zimbabwe, dans une déclaration teintée de racisme, affirmait: «[l]’homosexualité est une tare blanche qui ne s’applique pas aux Africains. [...] Elle porte atteinte à la dignité humaine. Elle est contre-nature et il ne sera jamais question de permettre à ces gens de se comporter pire que des chiens et des porcs». Dans cette même optique, Yahya Jammeh, ancien président gambien, avait accordé, en 2008, un entretien à un journal de Banjul dans lequel, au nom des valeurs islamiques, il menaçait de décapiter tous les homosexuels qu’il arrêterait dans son pays. Il menaçait aussi de faire fermer les hôtels qui accueilleraient ce «genre d’individus».44 En Ouganda où l’homosexualité est passible de la prison à vie, le président Yoweri Museveni est connu pour ses attaques contre la communauté gay et lesbienne. En avril 2009, le président burundais, Pierre Nkurunziza, malgré une énorme pression internationale, a promulgué une loi criminalisant l’homosexualité au nom de la «culture» et de la «coutume».45 Cette promulgation avait été précédée à Bujumbura par une manifestation de plus de 10 000 personnes organisée par le parti présidentiel, et soutenue aussi par plusieurs églises évangéliques et pentecôtistes qui gagnent du terrain dans ce pays. En 1998, le vice-président zambien, Christon Tempo, avait déclaré devant le parlement que: «[si] certains continuent de promouvoir les droits des homosexuels après cette déclaration, la loi sera appliquée. Nous devons protéger la moralité publique. Les droits humains ne s’appliquent pas sans repères». Ces propos ont alors servi de base pour la répression policière qui s’en était suivie. Le groupe d’autodéfense appelé Zambie contre les personnes ayant des comportements sexuels anormaux (ZAPASA) s’est créé par la suite.46 Cependant, sous l’influence des États étrangers, des organisations intergouvernementales et non-gouvernementales, certains États africains ont cédé à la pression, en libéralisant la pratique des relations sexuelles entre personnes de même sexe.

2.3 De la rarissime libéralisation de l’homosexualité en Afrique

Malgré que la grande majorité des États africains est, de fait et de droit, hostile à l’homosexualité, une minorité d’États a néanmoins adopté une législation ou des attitudes libéralisant l’homosexualité. En Afrique du Sud par exemple, la Constitution de 1996 interdit, expressément, et pour la première fois en Afrique, la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Le gouvernement sud-africain a d’ailleurs promulgué, en 2002, une loi autorisant les couples homosexuels à adopter des enfants issus de couples hétérosexuels. Une loi de reconnaissance des couples de même sexe y intervint en 2004 et, en 2006, le mariage homosexuel est autorisé.47 En 2004, le Cap-Vert aussi a dépénalisé les relations entre personnes de même sexe. Le 31 janvier 2011, dans le cadre de son examen périodique universel devant le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Sao Tome-et-Principe s’était engagé à dépénaliser l’homosexualité lors de la future révision de son Code pénal.48 En 2008, l’Île Maurice a interdit la discrimination à l’emploi, fondée sur l’orientation sexuelle.49 De même, le 4 mai 2011, les Seychelles se sont engagées à abroger toutes les dispositions de leur droit national qui criminalisent les relations sexuelles consenties entre personnes de même sexe.50 Le Mozambique et le Botswana ont aussi adopté, respectivement en 2007 et 2010, des lois interdisant la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Le code pénal mozambicain de 2014 a dépénalisé «la pratique sexuelle non naturelle».51

Ces nombreuses libéralisations de l’homosexualité cachent tout de même un paradoxe: celui de la permanence des persécutions subies par les personnes homosexuelles, y compris dans les États qui l’ont déjà légalisée. Cela s’explique par le fait que la «culture africaine» n’est pas (encore) suffisamment perméable à la pratique et à la publicité du phénomène homosexuel.52 C’est pourquoi, en dépit du fait qu’une bonne part de l’aide internationale anciennement dédiée au développement est désormais octroyée aux femmes et aux groupes Lesbiennes, Gays, Transsexuels et Transgenres (LGBT) qui affichent des revendications homosexuelles,53 celle-ci peine à progresser sur le continent africain. L’appartenance culturelle et religieuse, ainsi que les traditions ancestrales sont, plus ou moins, revendiquées par les États africains pour mettre fin à la sédition générale qu’amorcent les droits des homosexuels.54 En outre, les timides avancées sur le front de sa légalisation témoignent d’une prudence collective, adossée à une méfiance quant aux effets sociaux et humains de cette pratique sexuelle. Sa libéralisation est dès lors confrontée à une véritable résistance dont les repères sont à la fois politiques, culturels et éthiques.

3 LES DIFFÉRENTES FORMES DE RÉSISTANCE À LA LIBÉRALISATION DE L’HOMOSEXUALITÉ EN AFRIQUE

Après cet exposé sur les différents régimes juridiques appliqués à l’homosexualité, on en déduit que cette dernière n’est pas un «droit de l’homme» comme les autres, bien qu’elle se retrouve intimement rattachée à la personne de ceux qui la pratiquent. Ainsi, tout autant qu’elle relève fondamentalement de la liberté individuelle et surtout de la liberté reconnue à toute personne de disposer librement de son corps, l’homosexualité peine à agréger les consciences collectives en Afrique. Elle suscite encore des récriminations sociales et institutionnelles, ainsi que des imaginaires dont les sens et les variations impactent profondément les initiatives de sa légalisation d’un pays à l’autre. En dépit de son rattachement à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, à la Convention européenne des droits de l’homme et au Traité d’Amsterdam de 1997 (qui recommande aux pays européens de favoriser la diversité dans les pratiques sexuelles), l’homosexualité ne parvient pas véritablement à bénéficier du «darwinisme normatif»55 pouvant naître des effets du mimétisme juridique dans la circulation des normes entre l’occident et l’Afrique, tel qu’il est traditionnellement réalisé dans «la fabrique du droit» en Afrique.56

En réalité, l’homosexualité est présentée en Afrique comme une «sexualité dissidente»57 et ses appropriations par le droit rencontrent des résistances qui prennent sens dans la mobilisation du fait culturel, religieux et moral, dont la finalité est de relativiser le «droit à l’usage différencié du sexe», dans un contexte largement dominé par l’hétérosexualité et l’asexualité. L’on nie dès lors toute prétention à l’universalité de l’homosexualité, et justifie les refus de légalisation par son inadéquation à la culture africaine, l’impréparation des peuples à cette «chose»58 et le caractère vicieux et immoral de ceux qui portent sa vulgarisation en Afrique. Nous allons ainsi analyser les obstacles à la légalisation de l’homosexualité en Afrique sous trois angles: politique, religieux et anthropo-culturel.

3.1 Les écueils d’ordre politique à l’adoption de l’homosexualité en Afrique

Les considérations politiques, à l’instar des pressions politiques ayant abouti au retrait par la Commission africaine des droits de l’homme du statut d’observateur à la Coalition of African Lesbians en 2018, constituent les premières limites à la légalisation de l’homosexualité en Afrique. En dépit de quelques ouvertures mentionnées plus haut, il reste que la question homosexuelle est rarement abordée en termes de droits individuels ou de jouissance intime. Le débat se pose très souvent en termes de «ressentiment populaire», dans une perspective de calcul coûts-avantages politiques de sa légalisation. Ce faisant, l’on minore et marginalise volontairement les éventuels «bénéfices érotiques»59 de la pratique homosexuelle au profit d’une exploitation politicienne de la chose. Cette politisation du fait homosexuel se fait sur deux plans principaux: en interne; c’est-à-dire dans les transactions habituelles et régulières entre les acteurs politiques nationaux engagés dans la conquête du pouvoir, et en externe, dans les relations que les pays africains entretiennent avec ceux occidentaux qui ont érigé cette question comme fondamentale dans la promotion internationale des droits de l’homme.60

Dans le premier cas, les politiques utilisent la question homosexuelle comme un argument de mobilisation des foules (en temps de campagne notamment), et de confortation d’une image sociale favorable à la préservation de l’identité humaine à l’échelle nationale.61 Les hommes politiques n’hésitent pas dès lors à inscrire l’homosexualité dans le discours électoraliste, avec l’intention inavouée de définir des lignes de démarcation entre des partis politiques, des hommes et femmes politiques et des programmes de société défendus par ces derniers dans la conquête des suffrages populaires. Ainsi, dans des contextes comme celui du Cameroun, même si la loi pénale et celle civile restent très claires sur la condamnation de l’homosexualité et l’interdiction de mariages de personnes de même sexe, les principaux leaders politiques sont régulièrement interpellés sur la question homosexuelle; avec pour finalité de rappeler au peuple leur position sur le sujet et les éventuelles évolutions que la législation en la matière pourrait subir dans l’hypothèse de l’arrivée au pouvoir de l’un quelconque des opposants au pouvoir du président Biya. De même, au Burundi ou au Zimbabwe, la question homosexuelle a fait partie de la chronique électorale, aboutissant même à ériger les présidents Nkurunziza et Mugabe en héros de la défense des «valeurs africaines» par leur opposition obsessionnelle à la légalisation de l’homosexualité.

Dans le second cas, la légalisation de l’homosexualité est entravée par une laborieuse politisation du débat par les divers acteurs institutionnels africains. Les politiques et les institutionnels utilisent l’argumentaire homophobe pour exprimer leur différenciation fondamentale d’avec les occidentaux, globalement présentée comme les agents de vulgarisation de l’homosexualité.62 Il naît dès lors un processus de collision d’intérêts et une bataille éthique sur le sens de la «civilisation de l’universel» souvent présente dans le discours d’internationalisation des droits de l’homme. L’homosexualité va ainsi accroitre l’altérité axiologique entre un «Nous» (Africains anti-homosexuels) et un «Eux» (occidentaux pro-homosexualité) dans la défense ou la désapprobation de l’homosexualité, surtout que la mécanique de diffusion de cette «chose»63 s’opère dans un schéma vertical, de l’Occident vers l’Afrique. En cela, les États africains réfractaires tentent de présenter leur homophobie, non seulement comme un indicateur de la valeur morale de leurs dirigeants, mais aussi comme un déterminant de leur opposition à l’axiologie libertaire portée par l’Occident et soutenue par un conglomérat d’organisations de la société civile dont la moralité est suffisamment questionnée en Afrique aujourd’hui.

Par ailleurs, la question homosexuelle est exploitée à des fins de réaffirmation de la souveraineté par de nombreux pays africains. Ceux-ci l’interprètent comme l’un des derniers avatars de la domination occidentale, et présentent son rejet comme une modalité de renforcer la souveraineté de leurs différents peuples, et surtout de matérialiser le traditionnel «droit à l’autodétermination des peuples».64 En prenant ainsi l’homosexualité comme le résultat du «façonnement international d’une cause sexuelle» à travers des luttes collectives transnationales, l’on renouvelle le questionnement sur la circulation des normes sexuelles et leur transfert d’une société à une autre, dans une logique de législation.

En tout état de cause, la résistance des nombreux États africains à la légalisation de l’homosexualité démontre que la «démocratie sexuelle» n’est pas universelle, et que ses appropriations africaines ne sont pas qu’une affaire de droit, mais davantage de culture et de civilisation.65 D’ailleurs, l’ancien président zimbabwéen, Robert Mugabe avait opportunément utilisé la tribune onusienne pour réitérer qu’il condamne:66

... les tentatives d’ajouter de nouveaux droits qui sont contraires à nos normes, nos croyances, nos valeurs et nos traditions. Nous ne sommes pas gays! [...] Nous avons besoin de perpétuer notre race, et cela vient de la femme, et non de l’homosexualité.

À son image, d’autres dirigeants africains comme l’ancien président gambien, Yaya Djameh, les présidents ougandais (Yoweri Museveni), sénégalais (Macky Sall) et camerounais (Paul Biya) ont réussi à se positionner comme des défenseurs des valeurs traditionnelles, coutumières et religieuses africaines, en affichant leur opposition ferme à la légalisation de l’homosexualité. D’où leur recours constant à un lexique aussi erratique qu’imprécis pour nommer l’homosexualité: «rapports charnels contre nature», «cette chose-là», «malédiction», «folie».

3.2 Les aspects religieux de réfutation de l’homosexualité en Afrique

Le deuxième axe de résistance à la légalisation de l’homosexualité en Afrique est d’ordre religieux.67 Il se fonde sur le mythe d’une Afrique traditionnellement incompatible avec les pratiques homosexuelles, en raison précisément du substrat religieux de l’ensemble de ses communautés. Or, bien que de nombreuses études démontrent que la pratique homosexuelle est très ancienne en Afrique, l’«effervescence religieuse»68 que l’on y vit favorise la popularisation du discours homophobe et accélère «la croisade contre l’homosexualité».69

En effet, de nombreux pays africains tels que le Maroc, l’Égypte, la Somalie, le Soudan, la Zambie, l’Angola, la Côte d’Ivoire, la Mauritanie, le Tchad, érigent la religion et les livres religieux comme des fondements de leur droit positif ou les repères de la ventilation institutionnelle de leurs services publics. Ils s’y réfèrent pour justifier leur opposition à l’homosexualité, en relevant notamment sa prohibition à la fois dans la «bible chrétienne»70 et le coran musulman.

Cette stigmatisation du fait homosexuel en Afrique par le référent religieux est aussi le produit d’une affiliation très variable des Africains aux religions dites «traditionnelles». Ici, autant que dans les religions importées que sont l’Islam et le christianisme, l’homosexualité est présentée comme une dérive, un acte de mécréance et parfois même de «malédiction».71 Étant donné que le droit positif est aussi inspiré par les modes de vie des communautés, il devient difficile de faire prospérer l’idée d’une légalisation de l’homosexualité dans des contextes où les lois, la vie institutionnelle et les «valeurs ancestrales» sont influencées et irriguées par les livres (coran et bible) et rituels religieux. Ce type de repères finit par détruire le principe de laïcité, et accentue les postures d’intolérance à l’égard des personnes homosexuelles.

À titre d’exemple, lors de la 51ème Assemblée générale de l’Église presbytérienne du Cameroun (EPC) du 10 au 17 décembre 2007, les pasteurs et les anciens d’église avaient, dans un communiqué final, dénoncé «l’apostasie et l’hérésie qui ébranlent la foi des fidèles, l’homosexualité et les déviances comme la pédophilie et autres pratiques qui constituent un blocage à la procréation». Bien avant eux, l’Archevêque métropolitain de Yaoundé, Monseigneur Victor Tonye Bakot, dans une homélie en 2005, martelait que «l’homosexualité reste un complot contre la famille et le mariage, [...] une infamie [qui] mérite d’être condamnée».72 Cette même tendance est relevée au Sénégal, où l’on note qu’en août 2008, la justice sénégalaise condamnait, à deux ans de prison ferme, un Belge et un Sénégalais, accusés de «mariage homosexuel et actes contre-nature».73 Et plus tard en janvier 2009, neuf autres «homosexuels» avaient écopé de huit ans de prison ferme pour «acte impudique, contre-nature et association de malfaiteurs». Dans cette dernière affaire, le juge d’appel de Dakar avait prononcé l’annulation de la procédure judiciaire en avril 2009, et demandé la libération des personnes concernées, au point de provoquer la création d’un Front islamique pour la défense des valeurs éthiques et religieuses par un cercle de dignitaires musulmans, frustrés par une telle «tolérance» de la justice étatique.74 On peut prolonger la liste avec les dénonciations récurrentes de l’homosexualité par les mouvements pentecôtistes de Côte d’Ivoire, celles des dignitaires religieux au Bénin ou encore en Gambie et en Ouganda.

Ce rejet de l’homosexualité, sur des fondements religieux, prend davantage de l’importance lorsque l’on réussit à agrémenter sa dénonciation par le rattachement de l’homosexualité aux cercles ésotériques comme la Rose-Croix et la Franc-maçonnerie dans lesquels le rituel homosexuel semble être l’une des phases initiatiques.75 Seulement, cet argumentaire religieux pour limiter la légalisation de l’homosexualité en Afrique rentre en contradiction avec de nombreux textes internationaux, en particulier les articles 2 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui établissent la non-discrimination et le respect de la vie privée; et les articles 2, 3 et 28 de la Charte africaine qui traitent des mêmes droits.

3.3 La dimension anthropo-culturelle de la marginalisation de l’homosexualité en Afrique

Le troisième registre de réprobation de l’homosexualité en Afrique est d’ordre anthropologique et culturel. Ce registre est largement exploité par les théories sociologiques d’explication de l’homophobie en Afrique.76 Celles-ci commencent par coïncider l’homosexualité avec l’arrivée des «Blancs» en Afrique. L’idée est de démontrer que l’homosexualité est une affaire de «civilisation», et s’avère être le «propre des cultures très civilisées et très policées des peuples blancs»,77 lesquels ont usé de l’œuvre coloniale pour apprendre cela aux colonisés.78 Ensuite, ces thèses mettent l’homosexualité dans un duel avec l’hétérosexualité, et la présente comme une menace pour la «norme hétérosexiste»79 durablement établie, et garante des identités individuelle et collective en Afrique.

Dans cette perspective, l’on met en lumière la valeur stabilisatrice de l’hétérosexualité qui, par son mécanisme de hiérarchisation sociale des sexes, promeut une hégémonie stabilisatrice de l’homme sur la femme. En établissant la confusion de genre dans les unions sexuelles, l’homosexualité tombe sous le coup de la résistance au changement dans les habitudes sexuelles en Afrique.80 En même temps, elle semble trahir la fonction sociale de l’acte sexuel qui est, non seulement de procurer du plaisir jouissif, mais aussi de favoriser la pérennisation de l’espèce humaine à travers la procréation. L’on défend par là le «dogmatisme hétérosexiste» africain qui suppose que «l’hétéro-sexualité est l’unique forme de sexualité légitime».81 D’ailleurs, de nombreux activistes de la société civile, tels que les militants des Urgences panafricaines du franco-béninois Kemi Seba, n’ont cessé de présenter la propagande homosexuelle comme une arme occidentale pour limiter la démographie africaine, sous l’effet d’une crainte de voir sa population s’accroitre davantage et devenir une «charge» pour un Occident en perte de vitesse économique et démographique.

En outre, il n’est pas rare de voir qu’en Afrique l’on «assimile d’emblée l’homosexualité à la sorcellerie»,82 avec le rejet qu’une telle allusion peut susciter et la relégation sociale qui en découle. Ainsi, Lucien Toulou,83 à travers un parallèle avec le mythe de Sodome et Gomorrhe, insiste sur le «lien physique et spirituel» qui caractérise la pratique homosexuelle, avant de fustiger le fait que l’homosexualité en Afrique soit souvent un véritable «pacte néo-traditionnel de soumission» entre une élite politique prédatrice et des jeunes de la classe moyenne, souvent attirés par la gloire et le prestige social.

Cette perspective permet de considérer l’homosexualité en Afrique, non pas comme un «état», mais davantage comme un «rôle historiquement et culturellement situé», à l’instar de ce qu’elle était dans la société britannique des années 1960, tel qu’il ressort des travaux de Mary McIntouch.84 À ce titre, l’argumentaire tend à expliquer qu’il est inutile de s’engager dans la voie de la légalisation de l’homosexualité car ceux qui y recourent n’ont véritablement pas besoin d’une reconnaissance légale, puisque leur engagement homosexuel parait plutôt dicté par des calculs rentiers que par une réelle disposition naturelle à l’homosexualité. Cette posture, plus caricaturale que réaliste, non seulement comporte un risque de banalisation du rôle protecteur des règles de droit en faveur des minorités, mais aussi est susceptible de laisser prospérer des abus multiformes en raison du vide juridique qu’il promeut.

4 PROPOS CONCLUSIFS

La protection des droits de l’homme est l’une des pierres angulaires de toutes les civilisations modernes qui ont, par rapport aux siècles passés, la particularité de puiser, dans un fond commun, une sorte de «patrimoine normatif commun», consacrant les droits fondamentaux.85 Ainsi, et selon Kamto, le débat sur l’opposition entre l’universalisme et les particularismes nous paraît dès lors vain, parce que stérile. L’Afrique a montré, sur le plan normatif, qu’il est possible de partager des valeurs communes universelles tout en les enrichissant de ses valeurs propres.86 Par contre, à la lecture des régimes juridiques actuellement applicables à l’homosexualité sur le continent africain, on comprend aisément que dans la conception de la grande majorité d’Africains, les relations intimes entre personnes de même sexe ne sont pas un droit naturel.87 Ce droit naturel, conçu en termes de jus naturale, renverrait à la liberté qu’a chacun d’user de son pouvoir pour préserver sa propre nature ou sa propre vie et, en conséquence, de faire tout ce qu’il considérera, selon son jugement et sa raison, comme le moyen le mieux adapté à cette fin. Il s’agirait dès lors d’un programme génétique à retrouver et à actualiser en soi, pour chaque individu, et qui vaut, non seulement à l’échelle d’une communauté humaine, mais aussi à celle universelle, et qui vise la sociabilité.88

Autant le dire, la libéralisation de l’homosexualité à l’échelle africaine dépend(ra) du rythme de socialisation des peuples à cette sexualité «nouvelle». Elle ne saurait être le seul fait d’une démarche décrétale ou législative, mais davantage d’un élan collectif des sociétés africaines, lentement sensibilisées, non pas forcément à l’approbation unanimitaire de l’homosexualité, mais davantage à la tolérance et au traitement humain de ceux qui s’y engagent. La crainte est de voir que les postures hégémoniques et moralisatrices qui accompagnent la diffusion de la cause homosexuelle en Afrique ne conduisent les peuples à la radicalisation et à un repli identitaire, motivé davantage par le rejet de «tout ce qui vient de l’extérieur» que par un réel mépris des homosexuels. Il appartient alors aux États, aux organisations de la société civile et aux partenaires internationaux de procéder par une pédagogie sur la dignité humaine, sans mettre en péril les équilibres culturels des peuples d’Afrique. C’est certainement ce que défend l’Union africaine lorsqu’elle établit dans la Charte africaine des droits de l’homme que «[l]a promotion et la protection de la morale et des valeurs traditionnelles reconnues par la Communauté constituent un devoir de l’État dans le cadre de la sauvegarde des droits de l’homme».89


1. Cependant, le contenu du droit positif est, parfois, imposé ou dicté par des acteurs étrangers: il en est ainsi quand le droit positif est issu d’une occupation ou d’une colonisation.

2. A Pellet ‘Constitutionnalisation du droit des Nations Unies ou triomphe du dualisme?’ (2009) Revue du marché commun et de l’Union européenne 415; voir aussi AA Cançado Trindade ‘Quelques réflexions sur l’humanité comme sujet du droit international’ in D Alland et autres (dir) Unité et diversité du droit international/Unity and diversity of international law (2014) 157-173; O De Frouville ‘Qu’est-ce que le cosmopolitisme juridique?’ in O De Frouville (dir) Le cosmopolitisme juridique (2015) 51.

3. Au-delà de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, il y a la bisexualité (relations sexuelles aussi bien avec des hommes que des femmes) et l’asexualité (désintérêt pour la sexualité ou absence d’attirance ou de désir ou sexuels).

4. M Selim ‘Des droits sexuels? Polysémie d’une libération fluide’ (2018) 206 L’homme et la société 97: ‘Érigés au statut de droits humains, les droits sexuels ont, en effet, peu à peu envahi tout l’espace occupé antérieurement par ces derniers dans leur diversité au point de se présenter comme une clef quasi unique de lecture des antagonismes’.

5. L Condorelli ‘L’évolution du champ d’application de la protection diplomatique’ dans J-F Flauss (dir) La protection diplomatique. Mutations contemporaines et pratiques nationales (2003) 21.

6. J-F Flauss ‘Vers un aggiornamento des conditions d’exercice de la protection diplomatique’ in Flauss (n 5) 48.

7. J Balthazar La biologie de l’homosexualité. On naît homosexuel, on ne choisit pas de l’être (2010) 9-10.

8. Un droit naturel est un droit originaire et inhérent à tout être humain.

10. AMM Menyengue ‘Discours religieux et homosexualité au Cameroun’ (2016) Journal des anthropologues 67.

11. Gueboguo (n 9).

12. L Ladǒ ‘L’homophobie populaire au Cameroun’ (2011) Cahiers d’études africaines 921.

13. Lado (n 12) 921.

14. C Broqua ‘L’émergence des minorités sexuelles dans l’espace public en Afrique’ (2012) 126 Politique africaine 5-23.

15. Broqua (n 14) 16.

16. C Vézina ‘La vulnérabilité au VIH des homosexuels en Afrique: une analyse basée sur le droit à la santé’ (2009) 40 Revue de droit de l’Université de Sherbrooke 133.

17. Amnesty International ‘Quand aimer devient un crime: la criminalisation des relations entre les personnes de même sexe’ (2013) Rapport Afrique 17.

18. En effet, le Parlement gabonais a voté une dépénalisation des relations sexuelles entre personnes de même sexe, mettant ainsi fin à la loi pénale antérieure qui considérait l’homosexualité comme une ‘atteinte aux mœurs’, passible de six mois de prison et d’une amende de cinq millions de Fcfa.

19. L’article 3 de la Constitution djiboutienne du 4 septembre 1992 dispose à cet effet que: ‘[l]a République de Djibouti est composée de l’ensemble des personnes qu’elle reconnaît comme membres et qui en acceptent les devoirs sans distinction de langue, de race, de sexe, ou de religion’.

20. Dans certaines sociétés africaines, la stérilité d’une femme est mal perçue et peut être cause de divorce, a fortiori un couple homosexuel incapable de procréer.

22. EN Mouelle De la médiocrité à l’excellence: essai sur la signification humaine du développement (1970) 44.

23. C Broqua ‘La socialisation du désir homosexuel masculin à Bamako’ (2010) Civilisations 39.

24. Gueboguo (n 9).

25. Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adoptée en juin 1981, art 18(1).

26. Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adoptée en juin 1981, art 18(3)-(4).

27. F Viljoen ‘L’application de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples par les autorités nationales en Afrique australe et orientale’ in J-F Flauss & E Lambert-Abdelgawad (dir) L’application nationale de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (2004) 82.

28. Viljoen (n 27) 83.

30. Terminologie de l’article 1(g) du Protocole de Maputo sur les droits des femmes en Afrique de juillet 2003.

31. C Broqua, O Fillieule & MR Escoda ‘Sur le façonnement international des causes liées à la sexualité’ (2016) Critique internationale 16.

32. Amnesty International ‘Quand aimer devient un crime: la criminalisation des relations entre les personnes de même sexe’ (2013) 9.

33. Loi No 042/2018 du 05 juillet 2019 portant Code pénal de la République Gabonaise, modifiée le 23 juin 2020.

34. Voir l’article 347 du Code pénal camerounais du 12 juin 1967.

35. Ladǒ (n 12) 931.

36. C Vézina ‘La vulnérabilité au VIH des homosexuels en Afrique: une analyse basée sur le droit à la santé’ (2009) 40 Revue de droit de Université de Sherbrooke 142.

37. Au Sénégal, c’est l’article 319(3) du Code pénal du 21 juin 1965 qui criminalise les rapports homosexuels.

38. Ladǒ (n 12) 931.

40. Vézina (n 36) 177.

41. Articles 333 et 338 du code pénal algérien du 8 juin 1966.

42. En mai 2001, 52 hommes accusés de débauche furent arrêtés dans le Queen Boat ou ‘Cairo 52’ (bateau aménagé en boîte de nuit au Caire). Cette affaire bénéficia d’une couverture médiatique considérable tout au long du procès et provoqua la réaction de nombreux acteurs internationaux, dont des membres de gouvernements européens et des artistes de renom. Le musicien Jean-Michel Jarre, connu en Égypte pour avoir donné un concert devant les Pyramides, avait initié une pétition signée par des milliers de personnes, dont des personnalités telles que Catherine Deneuve, avant que d’autres célébrités en Angleterre en lancent une à leur tour en 2002. Voir C Broqua ‘L’émergence des minorités sexuelles dans le débat public africain en Afrique’ (2013) Politique africaine 9.

43. L’article 489 du code de procédure pénale marocain punit ‘[l]es actes licencieux ou contre-nature avec un individu du même sexe’.

44. Ibid.

45. C’est la loi No 1/05 du 22 avril 2009 portant révision du code pénal. Elle dispose en son article 567 que ‘quiconque fait des relations sexuelles avec la personne de même sexe est puni d’une servitude pénale de trois mois à deux ans et d’une amende de cinquante mille francs à cent mille francs ou de l’une de ces peines seulement’.

46. Amnesty International ‘Quand aimer devient un crime: la criminalisation des relations entre les personnes de même sexe’ (2013) 21.

47. Amnesty International (n 46) 16.

48. Amnesty International (n 46) 16.

49. Par contre, la sodomie, qu’elle soit pratiquée dans des rapports hétérosexuels ou homosexuels est interdite. Voir la section 250 du code pénal de 1838.

50. Amnesty International (n 46) 16.

51. Amnesty International (n 46) 17.

52. Selon les études effectuées sur l’homosexualité en Afrique, le désir homosexuel se trouve enchâssé dès son émergence dans des relations de pouvoir. Le plus souvent, les premiers rapports homosexuels procèdent d’une initiative extérieure. Le rôle de la contrainte apparaît dans les entretiens de manière récurrente. Les auteurs de l’enquête sénégalaise indiquent que 43% des hommes (homosexuels) interrogés disent avoir été violés au moins une fois ‘hors du foyer familial’. Ce qui, dans les deux cas, suggère une fréquence tacitement reconnue du phénomène. Au Cameroun, les résultats d’une enquête plus récente montrent eux aussi la place importante de la contrainte lors du premier rapport sexuel, confirmant les observations antérieures de Charles Gueboguo. Voir Broqua (n 23) 37-57.

53. M Selim ‘Des droits sexuels? Polysémie d’une libération fluide’ (2018) 206 L’homme et la société 98.

54. Selim (n 53) 100.

55. J Commaille ‘Les vertus politiques du droit. Mythes et réalités’ (2010) 76 Droit et Sociétés 695-713.

56. B Latour La fabrique du droit. Une ethnographie du conseil d’État (2002).

57. D Borillo ‘Droit et homosexualités: une réconciliation fragile’ (2008) 56(2) Droit et cultures-Revue internationale interdisciplinaire 35.

58. Expression utilisée par le président Paul Biya du Cameroun pour désigner l’homosexualité, au sortir d’une audience avec le président français, François Hollande le 30 janvier 2013.

59. Broqua (n 23) 38.

60. Sur cette politisation de l’homosexualité, voir N Hoad African intimacies. Race, homosexuality, and globalization (2007) XIV.

61. C’est l’exemple au Cameroun à l’occasion de l’élection présidentielle de 2018 où les principaux candidats de l’opposition, Cabral Libii du PCRN et Maurice Kamto du MRC, étaient régulièrement interpelés par les journalistes sur la question homosexuelle au Cameroun.

62. Hoad (n 60) XI et ss.

63. Expression utilisée par le président Paul Biya du Cameroun pour désigner l’homosexualité.

65. E Fassin ‘La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations’ (2006) 26 Multitudes 123-131.

66. Extrait du discours du président zimbabwéen devant l’Assemblée générale des Nations unies le 28 septembre 2015.

67. Voir S Greenberg Wrestling with God and men. Homosexuality in the Jewish tradition (2004) 3.

68. G Séraphin L’effervescence religieuse en Afrique (2004).

69. AMM Menyengue ‘Discours religieux et homosexualité au Cameroun’ (2016) Journal des anthropologues disponible sur https://journals.openedition.org/jda/6494 (consulté le 2 novembre 2020) 74.

70. WM Swartley Homosexuality. Biblical interpretation and moral discernment (2003) 18-19.

71. Swartley (n 70) 18-19.

72. Extrait de l’homélie de Monseigneur Victor Tonye Bakot, Archevêque métropolitain de Yaoundé, le 25 décembre 2005.

73. Ladǒ (n 12) 932.

75. Voir J Tonda La guérison divine en Afrique centrale (Congo, Gabon) (2002) 51; T Edzoa Méditations de prison (2012) 67.

76. C’est l’exemple de D Borillo L’homophobie (2001).

77. T Kouoh-Moukoury Les couples dominos. Aimer dans la différence (1983) 89.

78. Kouoh-Moukoury (n 77) 89.

79. N Hoad ‘Introduction’ in African intimacies: race, homosexuality, and globalization (1966) XI-XXXIII.

80. D McGhee Homosexuality, law and resistance (2001) 62-63.

81. P-A Ngomo ‘L’hétérosexisme comme moralisme: défense de l’autonomie sexuelle’ (2007) 1-2 Terroirs 45-54.

82. S-C Abega Contes d’initiation sexuelle (1995) 104.

83. L Toulou ‘Des Scènes dignes de Sodome et Gomorrhe?’ (2007) 1-2 Terroirs 89.

84. M McIntosh ‘The homosexual role’ (1968) 16 Social Problems 182-192.

85. M Kamto ‘Charte africaine, instruments internationaux de protection des droits de l’homme, constitutions nationales: articulations respectives’ in J-F Flauss & E Lambert-Abdelgawad (dirs) L’application nationale de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (2004) 46.

86. Kamto (n 85) 46.

87. La Charte africaine ainsi que les autres instruments internationaux de protection des droits de l’homme ne consacrent pas l’homosexualité comme étant un droit de l’homme, en ce sens que, si ces instruments juridiques avaient intégré l’homosexualité, les 86 États au monde (dont 38 en Afrique) qui incriminent l’homosexualité, ne les ratifieraient pas.

88. V Laurand ‘Le cosmopolitisme cynique et stoïcien’ in O De Frouville (dir) Le cosmopolitisme juridique (2015) 61.

89. Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981, art 17.