Eric Bizimana
 Licence en droit (University of Burundi), LLM (University of Pretoria)
 Member of Bujumbura Bar Association; Senior Legal Officer at the Institute for Human Rights and Development in Africa (IHRDA). Les points de vue exprimés dans cette contribution sont ceux de l’auteur et ne sauraient aucunement pas être attribués à IHRDA
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https://orcid.org/0000-0002-2278-6679


 Edition: AHRY Volume 4
  Pages: 395 - 414
 Citation: E Bizimana ‘Responsabilité étatique en matière de disparitions forcées à l’aune de l’affaire Collectif des familles de disparu(e)s c. Algérie’ (2020) 4 Annuaire africain des droits de l’homme 395-414
 http://doi.org/10.29053/2523-1367/2020/v4a19
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RÉSUMÉ:

L’Afrique n’est pas encore dotée d’un cadre juridique spécifique au phénomène des disparitions forcées. Un tel cadre est indispensable pour établir les obligations des États et offrir des recours appropriés aux victimes. La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ne régit pas expressément la question. La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples répond aux disparitions forcées en appliquant les dispositions de la Charte garantissant des droits dont la violation est consubstantielle à la disparition forcée et en s’inspirant d’autres instruments relatifs aux droits humains aux termes des articles 60 et 61 de cette même Charte. Cet article examine comment la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples examine les communications alléguant des disparitions forcées en l’absence d’un texte juridique régissant la matière. Suivant une approche comparative, l’article démontre que le cadre juridique africain existant est insuffisant et que la jurisprudence de la Commission sur la question est fluctuante et demeure peu développée. L’article propose l’adoption d’un traité et des lignes directrices établissant les obligations des États en matière de disparitions forcées, l’élaboration des lignes directrices à l’effet d’harmoniser la jurisprudence de la Commission en matière de réparations, et la prise en compte du contexte prévalant dans l’État défendeur dans la détermination du quantum et du délai de mise en œuvre des réparations.

TITLE AND ABSTRACT IN ENGLISH:

State responsibility for enforced disappearances in the light of the Collectif des familles de disparu(e)s v Algeria case

Abstract:

Africa does not yet have a specific legal framework on the issue of enforced disappearances. Such a framework is essential to establish the obligations of states and provide appropriate remedies to victims. The African Charter on Human and Peoples’ Rights does not expressly address the issue. As it stands, the African Commission on Human and Peoples’ Rights responds to enforced disappearances by applying the provisions of the Charter that guarantee rights which are consubstantial with enforced disappearance and by drawing inspiration from other human rights instruments in accordance with articles 60 and 61 of the same Charter. This article examines how the African Commission on Human and Peoples’ Rights decides on communications alleging enforced disappearances in the absence of a specific normative framework. Using a comparative approach, the article demonstrates that the existing African legal framework is inadequate, and the Commission’s jurisprudence on the issue fluctuates and remains underdeveloped. The article proposes the adoption of a treaty and guidelines defining states’ obligations with regard to enforced disappearances, the drafting of guidelines for the purpose of harmonising the Commission’s case law on reparations, and the consideration of the context prevailing in the respondent states in determining the quantum and timeline for the implementation of reparations.

MOTS CLÉS: disparition forcée, responsabilité étatique, Algérie, Benidir, victime, proche du disparu, charte africaine, Commission africaine, Cour interaméricaine, réparation, jurisprudence, affaire, communication

 

SOMMAIRE:

1 Introduction

2 La disparition forcée en droit international

3 La prévalence des disparitions forcées en Afrique

4 Aperçu sur l’attention de la Commission vis-à-vis des disparitions forcées

5 Évaluation de l’affaire Benidir

5.1 Résumé des faits et positions de la Commission africaine

5.2 L’inadaptation des obligations découlant de l’article 1 de la Charte aux disparitions forcées  

5.3 La disparition forcée constitue une atteinte au droit à la vie 

5.4 La disparition forcée: une atteinte à l’intégrité physique et morale

5.5 La disparition forcée comme atteinte au droit à la reconnaissance juridique 

5.6 L’enquête judiciaire en matière de disparition forcée 

5.7 Réparations en matière de disparition forcée 

6 Conclusion et recommandations

1 INTRODUCTION

Les disparitions forcées est un phénomène qui porte gravement atteinte aux droits aussi bien de la victime directe que ceux des victimes indirectes. La personne disparue a été décrite comme un «non-citoyen»1 ou «non-person»,2 car placée en dehors de toute protection juridique. Les familles des victimes sont, à leur tour, plongées dans l’incertitude permanente quant au sort du disparu et dans la peur de subir des abus lorsqu’elles cherchent la vérité sur les disparitions. La volonté des auteurs à dissimuler la vérité et la peur des familles rendent difficile la mise en mouvement de l’action publique devant les juridictions nationales. Examiner la responsabilité étatique en matière de disparitions forcées revêt une grande importance en ce sens que, d’une part, la question n’est pas régie par un traité spécifique en Afrique et que, d’autre part, la jurisprudence africaine sur la question demeure fluctuante et incohérente.

La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ainsi que le Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant n’ont pas encore traité la question. La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (Commission ou Commission africaine) a déjà traité plusieurs affaires invoquant la disparition forcée de personnes depuis 1992.3 Mais, rares sont les affaires où la question de disparitions forcées a été explorée en profondeur.4 D’autres affaires n’ont pas franchi l’étape de recevabilité.5 Lorsqu’elle est saisie de plaintes relatives aux disparitions forcées, la Commission est confrontée à l’absence d’un traité spécifique et comble plus ou moins ce vide juridique en faisant recours aux autres instruments internationaux en vertu des articles 60 et 61 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (Charte). La Communication 348/07 introduite par le Collectif des familles de disparu(e)s au nom de la famille Benidir contre l’Algérie (affaire Benidir) est de loin l’affaire dans laquelle la Commission a exploré la disparition forcée dans plusieurs de ses aspects. L’affaire Benidir sera, pour cela, au centre de cette étude. Elle touche sur certaines obligations incombant aux États mais laisse inexplorées bien d’autres. En raison de sa richesse sur la question de disparitions forcées, la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (la Cour interaméricaine) sera souvent invoquée dans cet article pour étayer l’étendue des obligations des États.6

Cet article examine comment la Commission répond au phénomène de disparitions forcées en Afrique en l’absence de cadre normatif spécifique. Après un aperçu sur le cadre juridique international sur les disparitions forcées, l’article examine brièvement la prévalence du phénomène de disparitions forcées en Afrique avant de s’appesantir sur l’attention de la Commission sur la question. Ensuite, l’article résume la décision Benidir avant d’examiner le raisonnement qui la sous-tend. Enfin, une conclusion et des recommandations sont formulées.

2 LA DISPARITION FORCÉE EN DROIT INTERNATIONAL

La disparition forcée est condamnée par plusieurs instruments internationaux relatifs aux droits humains dont la Déclaration de 1992 sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées,7 la Convention interaméricaine de 1994 sur la disparition forcée des personnes,8 le Statut de Rome de la Cour pénale internationale de 1998 qui érige les disparitions forcées en crime contre l’humanité,9 et la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées du 20 décembre 2006.10 Sur le plan normatif africain, la disparition forcée est expressément prohibée par la Convention sur la protection et l’assistance aux personnes déplacées en Afrique (2009) et le Protocole relatif aux amendements au Protocole sur le Statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme (2014) qui n’est pas encore en vigueur. Au niveau sous régional, le Protocole sur la prévention et la suppression des violences sexuelles contre les femmes et les enfants de la Conférence internationale des Grands Lacs (2006) établit pour les Etats l’obligation de criminaliser la disparition forcée. Cependant aucun de ces textes ne rentre dans la compétence contentieuse de la Commission.11 Pour traiter des violations non spécifiquement régies par la Charte, la Commission recourt aux autres instruments en vertu des articles 60 et 61 de la Charte.

Dans l’affaire Benidir, la Commission endosse la définition fournie par l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées qui dispose:12

Aux fins de la présente Convention, on entend par «disparition forcée» l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi.

La disparition forcée est une violation autonome et continue qui commence par une privation de liberté et cesse au moment où l’Etat reconnaît la détention ou fournit l’information sur le sort de la personne disparue en identifiant les restes mortels.13 La Commission ne traite pas la disparition forcée comme violation autonome mais traite ses éléments constitutifs comme des violations distinctes: privation du droit à la vie, privation arbitraire de liberté et atteinte à la liberté de mouvement.14 Aussi, en présumant la mort du disparu, la Commission nie-t-elle à la disparition forcée le caractère continu.15

La disparition forcée est aussi une violation multiple. On relève dans la jurisprudence de la Commission que la disparition forcée peut entraîner la violation des droits consacrés par les articles 1, 4, 5, 6, 7, 10, 12 de la Charte.16 Dans l’affaire objet d’analyse, la Commission juge que toutes les disparitions forcées violent un large éventail des droits de l’homme, notamment le droit à la sécurité et à la dignité de la personne, le droit de ne pas être soumis à la torture ou à tout autre peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant, le droit à des conditions humaines de détention, le droit à une personnalité juridique, le droit à un procès équitable, le droit à une vie de famille et, quand la personne disparue a été tuée, le droit à la vie.17

La Cour interaméricaine abonde dans le même sens en jugeant qu’en cas de disparition forcée de personnes, la victime est placée dans une situation d’insécurité juridique qui empêche, entrave ou élimine la possibilité pour l’individu d’avoir droit ou d’exercer effectivement ses droits en général.18

Le droit international affirme progressivement la prohibition absolue de disparitions forcées. Ainsi, les disparitions forcées sont érigées en crime contre l’humanité par le Statut de Rome. Aussi, la Cour interaméricaine a jugé, dans bien d’espèces, que la prohibition de la pratique de disparitions forcées a atteint le statut de jus cogens.19 L’article 1 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées abonde dans le même sens en disposant qu’aucune circonstance exceptionnelle ne peut être invoquée pour justifier la disparition forcée. Pour sa part, la Commission soutient que la Charte «consacre l’interdiction absolue de la privation arbitraire de la vie»20 mais ne se prononce pas expressément sur l’étendue de la prohibition des disparitions forcées même si le phénomène n’en est pas moins présent en Afrique.

Il résulte de cette analyse qu’en droit international la disparition constitue une violation autonome, multiple et continue portant atteinte aux droits des victimes directes et des victimes indirectes dont la prohibition est bien établie en droit international. L’on peut toutefois relever qu’en présumant la mort du disparu, la Commission ôte en quelque sorte aux disparitions forcées le caractère continu. Bien plus, contrairement à la Cour interaméricaine, la Commission ne juge pas que l’interdiction de la disparition forcée a atteint le statut de jus cogens. Qui plus est, la Commission ne traite pas la disparition forcée comme une violation autonome.

3 LA PRÉVALENCE DES DISPARITIONS FORCÉES EN AFRIQUE

L’étendue de la pratique de disparitions forcées en Afrique n’a pas encore fait l’objet d’étude approfondie. Les illustrations ci-après établissent que la disparition forcée prévaut en Afrique dans diverses circonstances et pour diverses raisons.

Les disparitions forcées sont utilisées pendant les conflits armés pour affaiblir l’ennemi. Ainsi, durant la guerre contre le terrorisme des années 1990, l’Algérie a fait recours aux disparitions forcées à l’encontre des islamistes ou leurs partisans réels ou supposés.21 En 2009, le Ministère de l’intérieur algérien avait recensé 8 023 déclarations de disparitions forcées commises entre 1993 et 1998.22 Aussi, de nombreux cas de disparitions forcées ont été commis dans l’extrême nord du Cameroun en 201423 où l’armée camerounaise combat Boko Haram, et par les forces gouvernementales et les milices en Centrafrique en 2013.24 En 2014, la Commission d’enquête de l’Union africaine sur le Soudan du Sud a conclu à l’existence des disparitions forcées.25 En 2017, le Conseil des droits de l’homme faisait état des disparitions forcées perpétrées délibérément par des forces gouvernementales contre des membres de l’ethnie Nuer.26 Les disparitions forcées imputables aux forces gouvernementales sud-soudanaises sont également relevées dans les rapports de 201827 et de 2019.28

Les disparitions forcées sont également utilisées pour neutraliser les opposants politiques. Le régime de Yahya Jammeh en Gambie (1994-2016) y recourait pour réprimer des voix critiques.29 En 2018, la police faisait des investigations sur 35 cas de disparitions forcées.30 En juillet 2020, la Commission vérité, réconciliation et réparations (Truth, Reconciliation and Reparations Commission) n’avait exhumé que sept corps en raison notamment de manque de moyens.31 La Commission d’enquête sur le Burundi a recensé de nombreuses disparitions forcées pendant trois années consécutives. En 2017, il faisait état de nombreuses personnes disparues depuis avril 2015, «souvent suite à une arrestation arbitraire par les forces de sécurité, notamment la police et le service national de renseignement».32 Le modus operandi consistait en «des arrestations par des forces de défense et de sécurité à bord des véhicules souvent sans plaque d’immatriculation»33 et des imbonerakure.34 Les détentions ne sont consignées dans aucun registre de détention35 et les autorités publiques nient l’existence de ces arrestations.36 Le même constat a été fait dans les rapports de la Commission d’enquête sur le Burundi de 201837et 2019.38

Les disparitions forcées sont en outre utilisées pour le maintien de l’ordre. Par exemple, en République démocratique du Congo, la police a fait disparaitre 32 personnes entre le 15 novembre 2013 et le 15 février 2014 pour lutter contre la délinquance dans la capitale Kinshasa.39

Les disparitions forcées sont aussi perpétrées contre les réfugiés. En République du Congo, des disparitions forcées ont été perpétrées contre les réfugiés soupçonnés d’appartenir à la milice des «Ninjas» à leur arrivée au Port fluvial de Brazzaville en mai 1999.40 La Tanzanie est aussi accusée de disparitions forcées à l’encontre de 170 réfugiés burundais entre juin 2019 et mars 2020.41

De cet aperçu l’on peut observer que les disparitions forcées sont un outil que les États peuvent utiliser à diverses fins toutes irrespectueuses des droits humains. Quoique les statistiques soient moins abondantes, il est indéniable que le phénomène des disparitions forcées est une triste réalité sur le continent africain qui devrait interpeller davantage l’Union africaine et ses organes chargés de promouvoir et protéger les droits de l’homme. Cependant, il semble que la Commission n’a pas encore accordé l’attention méritée à ce phénomène.

4 APERÇU SUR L’ATTENTION DE LA COMMISSION VIS-À-VIS DES DISPARITIONS FORCÉES

Un survol de la jurisprudence de la Commission permet de constater que certains aspects des disparitions forcées n’ont pas encore fait l’objet d’adjudication. Malheureusement, l’inaccessibilité à l’information détaillée sur certaines affaires complique la tâche d’évaluer dans quelle mesure le phénomène de disparitions forcées a été traité.

La Commission a été saisie de deux premières affaires alléguant des disparitions forcées en 1992, à savoir Achuthan42 et Commission nationale des droits de l’homme et des libertés.43 Dans ces deux affaires tranchées en 1995, les disparitions forcées étaient survenues dans un contexte de violations massives. L’information disponible dans Achuthan est trop résumée qu’il est impossible d’examiner l’approche suivie par la Commission.44 Dans Commission nationale des droits de l’homme et des libertés, la Commission conclut aux violations des articles 4, 5, 6, 7 et 10 de la Charte mais l’information disponible est aussi très succincte pour comprendre tout le raisonnement suivi par la Commission. Il y a cependant lieu de souligner que la Commission a rejeté l’argument de l’État tendant à se mettre à l’abri de la responsabilité en invoquant une situation de guerre qui prévalait à l’époque des violations. Selon la Commission, la Charte n’admet pas de dérogation aux droits qui y sont consacrés.45 La Commission a tenu le Tchad pour responsable des violations en raison de ses manquements d’assurer la sécurité et de faire respecter la liberté de ses citoyens, et de mener des enquêtes.46

Dans Rights International, la question de disparitions forcées a été examinée sous l’angle d’atteinte à la liberté de mouvement et de résidence consacré par l’article 12 de la Charte.47 Dans cette affaire, la victime avait été, préalablement à son enlèvement, objet d’actes de torture, détention arbitraire, et privé du droit à un procès équitable. Sa disparition forcée s’inscrivait dans une campagne de persécution orchestrée par le gouvernement nigérian à son encontre.

Dans Mouvement Burkinabè des droits de l’homme et des peuples, la Commission a invoqué pour la première fois un texte spécifique aux disparitions forcées à savoir la Déclaration de 1992 sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.48 A la même occasion, la Commission a recommandé d’identifier et de poursuivre en justice les responsables des violations constatées, de faire diligence pour les affaires judiciaires encore pendantes devant les tribunaux nationaux, et de procéder aux réparations dues aux victimes. L’affaire invoquait, en plus des disparitions forcées, plusieurs autres violations dont des assassinats.

En 2006, la Communication Anuak Justice Council qui alléguait des violations graves des droits de l’homme dont les disparitions forcées, a été déclarée irrecevable pour non épuisement des recours internes. L’exception de violations massives a été rejetée au motif que la plainte «ne porte que sur un seul incident ayant eu lieu sur une brève période» du 13 au 15 décembre 2003.49 En 2011, l’affaire Zitha alléguant l’enlèvement de deux personnes par des militaires a été déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes.50 Il s’agissait de deux incidents qui ne pouvaient pas être qualifiés de violations massives.

En 2016, la Commission a, dans IHRDA et autres, traité les disparitions forcées comme des atteintes aux droits à la vie du fait que les victimes n’étaient pas revenues dans leurs familles près de cinq ans après les événements.51 Curieusement, la Commission n’a fait référence à aucun instrument international spécifique aux disparitions forcées. En termes de réparations, la Commission innove beaucoup et recommande, entre autres, de diligenter une enquête afin d’établir les responsabilités et punir les auteurs, une sépulture digne aux corps enterrés dans des fosses communes, la construction d’un monument en mémoire des victimes, des excuses publiques, et des réparations monétaires. En 2018, la décision Benidir a été adoptée. Dans l’examen au fond, la Commission invoque la Convention sur les disparitions forcées de 2006. Mais, les réparations formulées sont moins étendues que dans IHRDA et autres.

En 2018, la Commission a également élargi le mandat du Groupe de travail sur la peine de mort, les exécutions extrajudiciaires, sommaires et arbitraires pour y inclure les disparitions forcées dans le but de remédier au phénomène ‘nouveau’ de disparitions forcées en Afrique.52 Il ressort des rapports d’intersession que jusqu’en septembre 2020, le Groupe de travail avait exécuté trois activités sur le phénomène de disparitions forcée à savoir: un panel animé lors de la 65ème session ordinaire de la Commission dans lequel le Groupe de travail notait que le phénomène de disparitions forcées prévalait dans plusieurs États parties en situations de conflits53 sans pour autant fournir de détails, un appel urgent adressé au Mozambique concernant la disparition forcée d’un journaliste54 et un communiqué de presse à l’occasion de la journée internationale dédiée aux victimes de disparition forcée.55 En 2020, la Commission a adopté la Résolution ACHPR/Res. 448 (LXVI) 2020 sur la rédaction de directives pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées en Afrique lors de sa 66ème session ordinaire tenue du 13 juillet au 7 août 2020.

Il ressort de cet aperçu que la plupart des disparitions forcées se produisent dans des périodes de conflits et/ou pour réprimer les opposants ou intimider les voix critiques au régime en place.56 Il apparaît également que certaines affaires n’ont pas franchi l’étape de recevabilité pour non-épuisement des recours internes. Au regard du rôle actif des États dans les disparitions forcées,57 il peut être illogique de demander aux victimes persécutées par les autorités publiques de chercher justice auprès de ces dernières. Dans ce genre d’affaires, la Commission devrait accepter avec plus de souplesse les exceptions à la règle de l’épuisement des recours internes. Il apparaît aussi que la Commission n’a pas encore développé une jurisprudence harmonisée dans l’adjudication au fond des cas relatifs aux disparitions forcées. Tantôt, elle recourt à la technique de l’emprunt en vertu des articles 60 et 61 de la Charte tantôt elle ne le fait pas. Aussi, la Commission ne traite pas la disparition forcée comme une violation autonome. Les dispositions au titre desquelles le phénomène est examiné varient-elles largement, ce qui implique que les disparitions forcées entraînent la violation de plusieurs droits consacrés par la Charte. Il sied également de relever l’attention croissante de la Commission face au phénomène depuis 2018.

Les lacunes relevées dans cet aperçu apparaissent également dans Benidir qu’il convient de résumer avant d’être examinée profondément.

5 ÉVALUATION DE L’AFFAIRE BENIDIR

5.1 Résumé des faits et positions de la Commission africaine

L’affaire Benidir a été initiée devant la Commission en octobre 2007 au nom d’Ali Benidir (victime directe) et ses parents (victimes indirectes). Benidir a été arrêté pour la première fois le 17 avril 1995 par des militaires puis torturé et interrogé sur ses liens supposés avec le Front islamique du salut durant sa garde à vue de 10 jours à la brigade de gendarmerie d’Aïn Naadja. Le 29 août 1996, Benidir a de nouveau été arrêté, cette fois par la milice progouvernementale du quartier d’Aïn Naadja, connue sous le nom de «patriotes». Benidir, a été conduit, avec d’autres personnes arrêtées, au quartier général des «patriotes» sis au parking de la Mairie d’Aïn Naadja d’où il a ensuite été récupéré par des militaires de la caserne d’Aïn Naadja et transféré à cette caserne. Benidir et ses codétenus ont été interrogés pendant plus de 48 heures avant d’être transférés dans un centre de détention secret du Département du Renseignement et de la Sécurité. Depuis ce transfert, la famille Benidir est restée sans nouvelle de Benidir.58

La Commission conclut à la violation des articles 1, 4, 5, 6 et 7(1) de la Charte et recommande l’enquête sur les faits, la punition des auteurs, la poursuite de l’indemnisation mensuelle payée à la mère de Benidir et un soutien médical et psychologique à cette dernière. Elle recommande également l’amendement des articles 45 et 46 de l’Ordonnance No 06-01 et la mise en place d’une Commission chargée de faire la lumière sur les événements survenus pendant la période de la tragédie nationale.

Le raisonnement suivi par la Commission sera décortiquée dans la section suivante.

5.2 L’inadaptation des obligations découlant de l’article 1 de la Charte aux disparitions forcées

La Commission maintient sa jurisprudence constante selon laquelle la violation de n’importe quel droit de la Charte entraîne ipso facto la violation de l’article 1,59 et se limite à constater la violation de l’article 1 à partir des violations des droits substantiels déjà constatées. Etant donné que l’article 1 de la Charte énonce des obligations générales, la Commission aurait dû les adapter à la situation des disparitions forcées dont elle était saisie. Telle a été l’approche dans Velásquez-Rodríguez, où la Cour interaméricaine a adapté les obligations générales stipulées à l’article 1 de la Convention interaméricaine des droits de l’homme aux situations de disparitions forcées. La Cour interaméricaine a d’abord fait constater que les disparitions forcées sont caractérisées par des efforts de supprimer les informations relatives à l’arrestation et la situation de la victime.60 La Cour interaméricaine a ensuite jugé que les États ont l’obligation de mener d’office des enquêtes sérieuses et effectives sur les disparitions forcées, sans attendre une plainte de la victime ou sa famille.61 La Cour interaméricaine a enfin soutenu que l’obligation d’enquêter subsiste aussi longtemps que le sort de la personne disparue ou ses restes mortels ne sont pas fournis à la famille.62

5.3 La disparition forcée constitue une atteinte au droit à la vie

La Commission présume la mort du disparu au bout d’un certain temps d’absence de la victime. Ainsi, la Commission a conclu à la violation du droit à la vie cinq ans après la disparition des victimes.63 Aussi, dans Benidir, la Commission se base, entre autres, sur le délai de 20 ans écoulé après la disparition, pour conclure que Bénédir était décédé.64 Dans les deux affaires, la Commission n’indique pas quand prend fin la disparition forcée.

L’approche de la Commission diffère de celle d’autres mécanismes des droits de l’homme. Pendant longtemps, la Cour européenne s’est abstenue de conclure à la mort des personnes disparues en l’absence de preuve matérielle de la mort.65 Bouzenoune souligne que la Cour européenne n’a pu conclure à la privation du droit à la vie par la Turquie qu’après avoir reconnu l’existence d’une pratique institutionnalisée de disparitions forcées.66 L’existence d’une pratique officielle est aussi un facteur déterminant dans le système interaméricain des droits de l’homme. Selon la Cour interaméricaine, la preuve de la violation du droit à la vie découle non pas des éléments factuels d’un cas isolé, mais de la mise en relation des faits de la cause avec l’existence, ou non, d’une pratique officielle de disparitions forcées.67

En l’absence d’examen sur l’existence ou non d’une pratique de disparitions forcées en Algérie à l’époque des faits, la décision de la Commission est très critiquable en ce qu’elle n’offre pas de critères permettant de conclure qu’une personne disparue est privée du droit à la vie.

5.4 La disparition forcée: une atteinte à l’intégrité physique et morale

Le plaignant alléguait des actes de tortures infligés à Benidir durant sa détention en 1995,68 des actes de torture morale sous forme d’angoisse et de détresse subis par les proches de Benidir dont son épouse et sa mère depuis sa disparition en 1996,69 et la violation du droit à la reconnaissance de la personnalité juridique de Benidir.70

En ce qui concerne les allégations de torture sur Benidir en avril 1995, le raisonnement de la Commission est logique et ne soulève aucune observation particulière. Dans la mesure où l’Etat défendeur n’avait pas nié les allégations du plaignant, il était logique pour la Commission de qualifier de tortures «le supplice du chiffon, le matraquage, le fait d’attacher son sexe avec un fil de fer pour l’empêcher d’uriner, la détention dans une cellule dénuée de tout, inondée d’eau, où il a dû dormir à même le sol, nu et sans couverture»71 infligés à Benidir durant sa détention à la gendarmerie d’Aïn Naadja en avril 1995.72 La Commission examine en outre les allégations de tortures subis par Benidir après son «arrestation par les patriotes en août 1996, notamment l’arrestation arbitraire, la détention au secret sans lui permettre aucun contact avec sa famille ainsi que la disparition forcée qui s’en est suivie».73 En paraphrasant l’article 1 de la Convention contre la torture qui indique que les souffrances doivent être «infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite», la Commission omet que l’auteur peut agir avec le consentement exprès ou tacite des autorités publiques.74 Ce faisant, après avoir affirmé que les patriotes opéraient dans des endroits publics et sous l’autorisation du pouvoir public, la Commission conclut, à tort, qu’ils n’avaient pas la qualité indispensable à la qualification de torture à savoir «la qualité officielle d’agents publics».75

Répondant aux allégations de torture morale subie par les proches de Benidir, la Commission rappelle sa propre jurisprudence et la jurisprudence internationale en ce qui concerne les effets de la disparition forcée sur les proches de la victime directe et conclut que la détention et la disparition de Benidir ont causé de l’angoisse et de la détresse à ses proches.76 Etant donné que la décision ne fournit pas d’information sur cette souffrance morale, l’on peut en déduire que la disparition forcée crée, aux yeux de la Commission, une présomption réfragable d’atteinte à l’intégrité morale des parents et proches du disparu. La Cour interaméricaine abonde dans le même sens en jugeant qu’ «il existe une présomption de victimes pour les membres directs des familles des disparus qu’il appartient à l’Etat de renverser».77

En ce qui concerne les bénéficiaires de cette présomption, la Commission l’accorde aux «proches du disparu». Il semble que la Commission emploie les termes «proches du disparu» pour désigner les familles des disparus. En effet, ne rappelle-t-elle pas que «la disparition forcée cause des souffrances à la victime elle-même et à sa famille» et que «détenir des personnes sans leur permettre aucun contact avec leurs familles et refuser d’informer les familles du fait et du lieu de la détention de ces personnes constituent un traitement inhumain aussi bien pour le détenu que pour sa famille».78

Les termes «famille du disparu» utilisés par la Commission sont plus larges que les termes «membres directs de la famille du disparu» employés par la Cour interaméricaine. La Cour interaméricaine emploie les termes «membres directs de la famille», pour désigner les mères, pères, fils, filles, épouses, et compagnes des personnes disparues.79 L’approche de la Commission est donc moins précise en ce sens qu’elle ne fournit pas de critériologie pour identifier les bénéficiaires.

Aux fins de reconnaître la qualité de victimes aux personnes autres que les membres directs de la famille, la Cour interaméricaine exige la preuve de dommage qui peut se déduire du lien avec la personne disparue ou leur implication dans la recherche de la justice ou s’ils ont une souffrance personnelle résultant des faits de l’affaire.80 La Cour africaine suit la même approche en accordant le statut de victimes aux personnes pouvant justifier d’un préjudice du fait des violations dont elle est saisi.81 Dans la décision objet de la présente étude, la Commission ne traite pas ce point et n’avait pas à s’y prononcer parce que toutes les victimes étaient membres de la famille Benidir.

5.5 La disparition forcée comme atteinte au droit à la reconnaissance juridique

Le droit à la reconnaissance juridique est indispensable à la jouissance des droits humains. Il a été décrit comme le droit d’avoir des droits et comme tel l’article 5 de la Charte l’associe au droit à la dignité.82 Le refus de reconnaissance juridique place la victime dans une précarité juridique et compromet son existence même.83 Après plusieurs années de réticence, la Cour interaméricaine a, en 2009, reconnu que la disparition forcée entrainait une violation de fait du droit à la personnalité juridique. A la même occasion, la Cour interaméricaine a jugé que la disparition forcée n’est pas seulement l’une des formes les plus graves de placer la personne hors de la protection de la loi, mais elle nie également l’existence de cette personne et la place dans une situation juridique incertaine devant la société, l’État et même la communauté internationale.84

Dans la décision, objet de la présente analyse, la Commission n’explique pas le contenu de ce droit et se limite à rappeler que «toutes les disparitions forcées violent un large éventail des droits de l’homme, notamment (...) le droit à une personnalité juridique».85 La Commission ne décortique pas la situation particulière du disparu avant de conclure qu’«en toute logique, la disparition forcée viole également la dignité humaine et la reconnaissance de la personnalité juridique».86 Ce faisant, la Commission consacre une présomption de violation du droit du disparu à la reconnaissance de sa personnalité juridique. La conséquence logique de cette présomption est que la personne disparue ne peut plus de fait jouir d’aucun droit. Par exemple, la personne disparue est de facto privée de son domicile, et ses ayants droit ne peuvent céder une partie de son patrimoine tant que la personne disparue ne réapparait ou soit déclarée morte.87

5.6 L’enquête judiciaire en matière de disparition forcée

La décision de la Commission apporte des précisions sur certains aspects de l’enquête en matière de disparitions forcées mais reste silencieuse sur bien d’autres. En ce qui concerne la conduite de l’enquête, la Commission précise que la procédure suivie doit permettre un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête88 et prévoir la possibilité pour les membres de la famille d’être entendus et d’agir dans les procédures d’élucidation des faits, de sanction des responsables, et dans la recherche d’une réparation appropriée.89 L’enquête doit en outre conduire à l’identification des auteurs et à leur traduction en justice,90 ainsi qu’à mettre la lumière sur le sort du disparu91 et d’établir la vérité.92 A cet égard, la Cour interaméricaine a jugé que le droit des familles d’avoir les restes mortels des disparus et de leur donner une sépulture créé chez l’État un devoir corrélatif de satisfaire à cette attente.93 La Cour interaméricaine a également jugé que le droit des familles des victimes à connaître la vérité est une composante du droit d’accès à la justice.94 La Commission pouvait s’inspirer de cette jurisprudence pour juger que la restitution des restes mortels faisait partie du droit à la justice.

La décision indique que «l’adoption de mesures alternatives subséquemment à la violation ne peut constituer un facteur d’absolution pour l’Etat».95 Mais la Commission semble accepter les amnisties conditionnelles négociées96 à condition de prévoir un autre mécanisme alternatif pour établir la vérité et réparer la souffrance infligée aux victimes.97 La Commission ne cherche cependant pas à établir si la Charte de la réconciliation nationale était négociée avec les victimes. Selon Dersso, les amnisties conditionnelles portent sur les conséquences pénales mais n’absolvent pas les auteurs d’autres formes de responsabilité tels que le devoir de dire la vérité et d’accepter la responsabilité.98

La décision est silencieuse sur le devoir de l’État d’initier l’enquête alors qu’il s’agit d’un aspect important en matière de disparition forcée. En effet, les disparitions forcées sont généralement commises dans les périodes de conflit armé, de violations massives, ou de persécution. Dans ces circonstances, les familles des victimes ne sont pas toujours en mesure de porter plainte par peur de représailles et par manque d’information. La Cour interaméricaine a de façon constante jugé que les Etats ont le devoir d’initier ex officio les enquêtes sur les cas de disparitions forcées,99 indépendamment de la plainte100 et qu’un tel devoir subsiste aussi longtemps que le sort de la personne disparue n’est pas déterminé avec certitude.101

5.7 Réparations en matière de disparition forcée

Quoique la Charte et le Règlement intérieur de la Commission de 2010 n’énoncent pas explicitement le droit à la réparation, l’autorité à recommander des réparations est inhérente au mandat de protection des droits de l’homme dont la Commission est investie en vertu de la Charte notamment en ses articles 30 et 45(2). La Commission a, à maintes reprises, jugé que la violation des droits protégés par la Charte ouvre droit à réparation, y compris une réparation monétaire.102 Dans la présente affaire, la Commission statue sur base de la même règle.103 Le Règlement intérieur de 2020 confirme, en son article 121, la compétence de la Commission à recommander des réparations. Aucun de ces textes ne fournit ni la typologie des réparations que la Commission peut recommander ni la critériologie pour fixer leur quantum. Dans la présente affaire, la Commission octroie des réparations individuelles et des réparations collectives.

En termes de réparations individuelles, le plaignant obtient une décision favorable déclarant l’Algérie responsable de la violation des articles 1, 4, 5, 6 et 7(1) (a) de la Charte, ce qui est en soi une forme de réparation. La Commission recommande de diligenter une enquête approfondie, rigoureuse et indépendante sur les faits afin de déterminer les différentes responsabilités et fournir à la famille du disparu des informations détaillées quant aux résultats des enquêtes; et d’appliquer de manière effective, contre les présumés coupables, les peines prévues par la loi. Telle qu’elle est formulée, cette recommandation omet des principes importants pourtant contenus dans le corps de la décision, en l’occurrence l’accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête, la possibilité des membres de la famille d’être entendus et d’agir dans les procédures d’élucidation des faits, de sanction des responsables, et dans la recherche d’une réparation appropriée, mettre la lumière sur le sort du disparu et établir la vérité. La Commission recommande également de poursuivre le paiement de l’indemnisation accordée à la mère de Benidir en guise de réparation pour le préjudice moral subi mais reste silencieuse à l’égard du préjudice matériel subi par elle et à l’égard des dommages subis par Benidir, son père, son épouse et sa fille. Dans la jurisprudence, le quantum du dommage est déterminé suivant les principes d’équité,104de proportion et d’adaptabilité.105 Ces principes ne sont pas dûment pris en considération dans cette affaire. La Commission ne s’inspire pas non plus de sa jurisprudence en matière de disparition forcée.106 La Commission juge comme juste l’indemnisation déjà accordée à la mère de Benidir par l’Algérie pour trois raisons à savoir le nombre important de victimes concernées par la tragédie nationale, l’adhésion volontaire à l’indemnisation offerte en vertu de la charte pour la paix et la réconciliation nationale, et la perception mensuelle de cette indemnisation.107 Certes, des programmes nationaux de réparation sont les mieux adaptés à répondre efficacement aux cas de violations massives des droits humains,108 mais la Commission n’avait été saisie que d’un seul cas de disparition forcée. En plus, la Commission n’examine pas comment cette indemnisation a été fixée et si effectivement la mère de Benidir y a adhéré de gré. La Commission recommande en outre un soutien médical et psychologique à la mère de Benidir si elle en fait la demande. La Commission présume ainsi un dommage subi par la mère de Benidir mais n’en discute pas le contenu. Elle n’indique pas non plus la durée du traitement, les structures disponibles pour l’offrir, leur accessibilité, et le délai endéans lequel une telle demande peut être effectuée.

Pour ce qui est des réparations collectives, la Commission recommande l’amendement des articles 45 et 46 de l’Ordonnance No 06-01 qui empêchent aux familles des disparu(es) de s’exprimer sur le sort de leurs proches et de saisir les juridictions nationales. La Commission recommande aussi la mise en place d’une Commission indépendante chargée de faire la lumière sur les événements survenus pendant la période de la tragédie nationale afin de répondre à la quête de la vérité que recherchent les victimes. Cette recommandation prouve implicitement que les mécanismes en place en Algérie ne permettent pas de répondre adéquatement à la situation des victimes dans cette affaire. Cependant, la Commission n’examine pas les lacunes que recèlent les mécanismes existants en Algérie et n’indique pas les principes clés devant gouverner la mise en place de la commission recommandée. Par conséquent, elle consacre une recommandation non motivée.

Le délai de 180 jours accordé à l’Algérie pour se conformer à la décision semble irréaliste en ce qu’il ne tient pas compte de la finalité des recommandations et des facteurs pouvant affecter leur exécution. Par exemple, la mise en place d’une commission indépendante chargée de faire la lumière sur les événements survenus pendant la période de la tragédie nationale exige des consultations préalables et éventuellement un référendum109 et il est difficilement concevable que de telles activités puissent être organisées en six mois. L’opérationnalisation d’un tel mécanisme exige encore de temps. Aussi, la durée d’un bon soutien médical et psychologique dépend de nombreux facteurs dont le degré de souffrance du patient et la disponibilité des soins appropriés. Faute d’examiner ces points cruciaux, la Commission était de fait dans l’impossibilité de prédire la durée du traitement nécessaire.

6 CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS

Il résulte de cette analyse que malgré le recours aux articles 60 et 61 de la Charte, la Commission manque de base légale solide pour répondre efficacement aux disparitions forcées en Afrique. Ces dispositions ne permettent pas à la Commission de conclure par exemple à une violation autonome de disparition forcée, ce qui l’amène à traiter ses éléments constitutifs comme des violations distinctes. En présumant la mort du disparu, la décision semble remettre en cause le caractère continu des disparitions forcées, ce qui a une incidence sur la prescription de l’action publique. La décision reste aussi silencieuse sur l’étendue de la prohibition. Cette dernière détermine si une infraction est amnistiable ou si l’auteur peut bénéficier d’une immunité.

La décision Benidir contient des précisions importantes quant à la responsabilité de l’État en matière de disparitions forcées. La décision confirme le caractère multiple des violations consubstantielles à la disparition forcée. Aussi, la décision soutient-elle que la disparition forcée crée une présomption réfragable de victimes indirectes d’atteinte à l’intégrité morale pour les parents et proches du disparu. Il ressort également de la décision, que l’État a le devoir d’impliquer la famille du disparu dans les procédures d’enquête, de sanction des auteurs et d’octroi des réparations, et d’établissement de la vérité sur le sort du disparu.

Faute d’examiner le contexte entourant les violations alléguées et les mécanismes existant en Algérie, la Commission fait des recommandations imprécises notamment en ce qui concerne la commission d’enquête, et le soutien médical et psychologique à la mère de Benidir. Dans des cas comme celui-ci, la Commission devrait recourir aux audiences contradictoires ou enquêter elle-même sur les faits, quitte à mieux comprendre le dispositif d’indemnisation en vigueur et rendre des décisions bien motivées. La Commission pourrait en outre améliorer la clarté des recommandations en renvoyant, le cas échéant, aux paragraphes pertinents.

En ce qui concerne les réparations, la Commission balance l’intérêt individuel et l’intérêt collectif et ne suit pas sa jurisprudence dans IHRDA et autres110 sans en fournir une justification. Pour éviter les divergences jurisprudentielles injustifiées, la Commission devrait élaborer des lignes directrices sur les réparations incluant le traitement séparé du préjudice matériel et du préjudice immatériel, et l’évaluation du préjudice par équité, proportion et adaptabilité en tenant compte des cas similaires dans la jurisprudence.

Pour mieux répondre aux situations de disparitions forcées, l’Afrique devrait se doter d’un traité spécifique sur le phénomène. Pour sa part, la Commission devrait harmoniser sa jurisprudence et élaborer des lignes directrices sur la responsabilité étatique en matière de disparition forcée, et son Groupe de travail sur les disparitions forcées devrait étudier davantage la prévalence du phénomène en Afrique et proposer une réponse y appropriée.

Enfin, l’analyse a révélé que le délai de 180 jours imparti aux États pour mettre en œuvre les recommandations peut s’avérer irréaliste pour des recommandations qui ne peuvent être mises en œuvre que par voie législative ou dont une bonne mise en œuvre requiert des consultations préalables comme l’établissement d’un mécanisme de transition. La Charte n’étant pas spécifique sur le délai d’exécution, la Commission devrait adapter ce dernier à la nature de chaque recommandation.

 


1. Anzwualdo Castro c. Peru IACHR (22 septembre 2009). Opinion concurrente du juge García Ramírez, 2.

2. Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, Observation générale sur le droit à la reconnaissance juridique dans le contexte de disparitions forcées, para 2. https://www.ohchr.org/Documents/Issues/Disappearances/GCRecognition.pdf (consulté le 16 octobre 2020).

3. Achuthan c. Malawi (2000) AHRLR 143 (ACHPR 1994); Commission nationale des droits de l’homme et des libertés c. Tchad (2000) AHRLR 66 (ACHPR 1995).

4. Mouvement Burkinabè des droits de l’homme et des peuples c. Burkina Faso (2001) AHRLR 51 (ACHPR 2001) 44; Collectif des familles de disparu(e)s (représentant la famille Benidir) c. Algérie, Communication 348/17, Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, 45ème rapport annuel d’activités (2019) (Benidir).

5. Anuak Justice Council c. Ethiopie (2006) AHRLR 97 (ACHPR 2006) 59 & 2; Zitha c. Mozambique (2011) AHRLR 138 (ACHPR 2011).

6. Voir par exemples les arrêts Velásquez-Rodríguez c. Honduras IACHR (22 juillet 1988), para 131; Heliodoro-Portugal c. Panama IACHR (12 août 2008), para 104; Radilla-Pacheco c. Mexique IACHR (23 novembre 2009), paras 161-162; Gomes Lund c. Brésil IACHR (24 novembre 2010), para 256.

7. Adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 47/133 du 18 décembre 1992.

8. Adoptée par l’Assemblée générale de l’Organisation des Etats Américains le 9 juin 1994, à Belém do Pará, au Brésil.

9. Adopté lors de la Conférence diplomatique des plénipotentiaires des Nations unies, le 17 juillet 1998 à Rome, en Italie.

10. Adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 61/177 du 20 décembre 2006.

11. Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, art 45(2).

12. La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, art 2.

14. Voir par exemple Commission nationale des droits de l’homme et des libertés (n 3) para 37; Rights International c. Nigéria (2000) AHRLR 254 (CADHP 1999), para 30.

15. IHRDA & Autres c. RDC, Communication 393/10, CADHP, 41ème rapport d’activités (2016) para 106; Benidir (n 4) paras 187-188.

16. Commission nationale des droits de l’homme et des libertés (n 3) para 37; Rights International c. Nigéria (n 14) para 30.

17. Benidir (n 4) para 176.

18. Heliodoro-Portugal (n 6) para 101.

19. Voir par exemple Heliodoro-Portugal (n 6) para 199; Gomes Lund (n 6) para 256; Radilla-Pacheco (n 6) para 13.

20. Résolution Cadhp/rés. 408 (lxii) 2018.

21. Voir par exemples Fatima Mehalli c. Algérie, Communication 1900/2009, UNHR Committee (10-28 mars 2014), para 2.2; Benidir (n 4) para 3.

22. Fatima Mehalli (n 21) paras 4.1 & 4.4.

24. Amnesty international, ‘République centrafricaine. Il est temps de rendre des comptes’, pages 18 & 27.

25. Rapport de la Commission d’enquête de l’Union africaine sur le Soudan du Sud, paras 381 & 823.

29. Témoignages de 14 membres des familles de personnes disparues (recueillis en 2019).

31. Truth, Reconciliation and Reparations Commission ‘Interim Report 2018-2019’, para 78.

32. A/HRC/CRP.1/REV.1, paras 38-39 https://documents-dds-ny.un.org/doc/UN DOC/GEN/G17/237/47/PDF/G1723747.pdf?OpenElement (consulté 28 sep-tembre 2020).

33. n 32, para 318.

34. Les imbonerakure, dont le nom signifie en Kirundi ‘ceux qui voient loin’, forment la ligue des jeunes du Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie, parti au pouvoir au Burundi depuis 2005 (A/HRC/36/CRP.1/Rev.1, para 182).

35. n 34.

36. n 32, para 319.

38. A/HRC/42/49, paras 32-33 https://undocs.org/en/A/HRC/42/49 (consulté 28 septembre 2020).

42. Achuthan (n 3).

43. Commission nationale des droits de l’homme et des libertés (n 3).

44. Les communications alléguaient plusieurs violations des droits humains dont l’enlèvement d’Orton et Vera Chirwa de la Zambie où ils vivaient en exil. La Commission a déclaré le Malawi coupable de la violation des articles 4, 5, 6 & 7 de la Charte.

45. Commission nationale des droits de l’homme et des libertés (n 3) para 36.

46. Commission nationale des droits de l’homme et des libertés (n 3) para 37.

47. Rights International (n 14) para 30.

48. Mouvement Burkinabè des droits de l’homme et des peuples (n 4) para 44.

49. Anuak Justice Council (n 5) paras 59 & 2.

50. Zitha (n 5).

51. IHRDA & autres (n 15) para 106.

52. n 20.

53. Rapport d’intersession (mai-octobre 2019), paras 18-19.

54. Rapport d’intersession (novembre 2019-juin 2020), paras 9-10.

56. Achuthan (n 3) para 2; Anuak Justice Council (n 5) para 6; Benidir (n 4) para 4; Zitha (n 5) para 4; Rights International (n 14) para 7.

57. Achuthan (n 3) paras 2 & 3; Anuak Justice Council (n 5) para 2; Zitha (n 5) paras 4-6; Rights International (n 14) para 30; Benidir (n 4) paras 152-155.

58. Benidir (n 4) paras 2-5.

59. Jawara c. Gambie (2000) AHRLR 107 (CADHP 2000), para 46.

60. Velásquez-Rodríguez (n 6) para 131.

61. Velásquez-Rodríguez (n 6) para 177.

62. Velásquez-Rodríguez (n 6) para 181.

63. IHRDA & Autres (n 15) para 106.

64. Benidir (n 4) paras 162-163 & 197.

65. T Bouzenoune ‘Ni mort ni vivant: les éléments constitutifs du crime de disparition forcée de personnes devant la Cour européenne des droits de l’homme’ (2004) 17 L’Observateur des Nations Unies 60.

66. Bouzenoune (n 65) 60.

67. J Benzimra-Hazan ‘Disparitions forcées de personnes et protection du droit à l’intégrité: la méthodologie de la Cour interaméricaine des droits de l’homme’ (2001) 47 Revue trimestrielle des droits de l’homme 778-780.

68. Benidir (n 4) para 108.

69. para 109.

70. paras 112-113.

71. para 108.

72. para 171.

73. para 172.

75. Benidir (n 4) para 174.

76. para 181.

77. Gomes Lund (n 6) paras 234-238; Radilla-Pacheco (n 6) paras 161-162.

78. Benidir (n 4) para 180.

79. Valle Jaramillo c. Colombie IACHR (27 novembre 2008), para 119; Kawas Fernández c. Honduras IACHR (03 avril 2009), para 128.

80. Gomes Lund (n 6) paras 234-238.

81. SH Adjolohoun & S Oré ‘Entre impérium illimité et decidendi timoré: la réparation devant la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples’ (2019) 3 Annuaire africain des droits de l’homme 329-331.

82. Open Society Justice Initiative c. Côte d’Ivoire, Communication 318/06, para 140, Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, 38ème rapport annuel d’activités (2015).

83. Open Society Justice Initiative (n 82) para 141.

84. Heliodoro-Portugal (n 6) para 90.

85. Benidir (n 4) para 176.

86. para 178.

87. n 2.

88. Benidir (n 4) para 195.

89. para 201.

90. para 193.

91. para 197.

92. Benidir (n 4) para 212.

93. Valle Jaramillo (n 79) para 261.

94. Anzwualdo Castro (n 1) paras 118,119 & 124.

95. Benidir (n 4) para 196.

96. para 210.

97. paras 212-213.

98. SA Dersso ‘Interrogating the status of amnesty provisions in situations of transition under the Banjul Charter: review of the recent jurisprudence of the African Commission on Human and Peoples’ Rights’ (2019) 3 Annuaire africain des droits de l’homme 386.

99. Ibsen Cárdenas c. Bolivie IACHR (1 septembre 2010), para 166; Anzwualdo Castro (n 1) para 65; Velásquez-Rodríguez (n 6) para 115.

100. Radilla-Pacheco (n 6) para 143.

101. Velásquez-Rodríguez (n 6) para 181.

102. Embga Mekongo c. Cameroun (2000) AHRLR 56 (CADHP 1995), para 2; Good c. Botswana (2010) AHRLR 43 (CADHP 2010), para 245.

103. Benidir (n 4) para 231.

104. Heliodoro-Portugal (n 6) para 239.

105. Adjolohoun & Oré (n 81) 336.

106. IHRDA & Autres (n 15) para 154.

107. Benidir (n 4) para 234.

108. C Sandoval ‘Two steps forward, one step back: reflections on the jurisprudential turn of the Inter-American Court of Human Rights on domestic reparation programmes’ (2017) International Journal of Human Rights 2.

109. Cette possibilité est fondée sur le fait que le règlement des violations commises durant la période de la tragédie nationale a déjà fait l’objet de deux référendums: celui de 1999 concernant la loi sur la concorde civile et celui de 2006 sur la charte pour la paix et la réconciliation nationale.

110. IHRDA & autres (n 15) para 154.