Yannick Miteo Ngombo
Assistant à la faculté de droit de l’Université de Kinshasa, Avocat près la Cour d’appel de Kinshasa Gombe. L’auteur est aussi énarque de formation (Ecole nationale d’administration de la RDC) et détenteur d’un Master de spécialisation en droits de l’homme des Universités Catholique de Louvain, Namur et Saint- Louis
https://orcid.org/0000-0002-6827-3895
Grâce Muzinga Manzanza
Juriste et Chercheure au Centre de recherches et d’études sur l’Etat de droit en Afrique (CREEDA) et au Centre d’Etudes sur le Règlement des différends internationaux en Afrique (CERDIA)
https://orcid.org/0000-0002-0862-6740
Edition: AHRY Volume 4
Pages: 457 - 475
Citation: YM Ngombo & GM Manzanza ‘L’arrêt Association pour le Progrès et la Défense des Droits des Femmes Maliennes et Institute for Human Rights and Development in Africa c. Mali en procès’ (2020) 4 Annuaire africain des droits de l’homme 457-475
http://doi.org/10.29053/2523-1367/2020/v4a22
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RÉSUMÉ:
Sans remettre substantiellement en cause la décision de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, le présent article évalue la motivation de ladite juridiction ainsi que les réparations qu’elle ordonne à l’État malien dans l’arrêt Association pour le Progrès et la Défense des Droits des Femmes Maliennes et Institute for Human Rights and Development in Africa c. Mali. La contribution revient non seulement sur les «grands silences de l’arrêt» en ce qu’il reste muet sur la portée du droit des peuples à se doter de lois qu’ils estiment appropriées pour leur développement, sur l’étendue de l’exercice de la liberté de religion mais aussi sur la nature même des droits en cause dont l’inobservance est due à un problème structurel longtemps ancré dans la société malienne tout comme dans plusieurs sociétés à travers le monde. La nature des droits en cause aurait dû conduire la Cour à adopter un raisonnement et une solution différents concernant la réparation. Les droits au mariage, à la succession, à la non-discrimination étant intimement liés à la société, la Cour se devait d’analyser leur mise en œuvre progressive par l’État malien en ce que leur éradication ne pourra passer que par l’éducation des masses et la répression adéquate des crimes liés au genre. Par des arguments comparés ainsi que par la nature des droits en cause, la contribution adopte une approche argumentative différente de celle de la Cour. Cette approche suggère qu’il aurait dû être conclu à une violation directe des droits des femmes par le Mali par le fait de sa législation et indirecte par le fait de son inaction dans la mise en œuvre des politiques capables d’éradiquer les coutumes négatives entravant le plein épanouissement des femmes.
TITLE AND ABSTRACT IN ENGLISH:
Reflecting on the Association pour le Progrès et la Défense des Droits des Femmes Maliennes and Institute for Human Rights and Development in Africa v Mali judgment
Abstract:
Without substantially calling into question the decision of the African Court on Human and Peoples’ Rights, this case discussion interrogates the reasoning and measures ordered by the Court on reparation in its judgment in the matter of Association pour le Progrès et la Défense des Droits des Femmes Maliennes and Institute for Human Rights and Development in Africa v Mali. The case note not only revisits the ‘main silences of the judgment’ namely on the scope of the right of the people to adopt laws that they consider good for their development, on the extent of the exercise of freedom of religion but also on the very nature of the rights in question, the disrespect of which is due to a structural problem long anchored in Malian society as well as in several societies around the world. The nature of the rights involved should have led the Court to adopt a different reasoning and solution. As the rights to marriage, to inheritance, to non-discrimination are intimately linked to society, the Court should have examined their progressive implementation by the Malian state in that their eradication can only be achieved through education of the masses and adequate sanction of gender-related offences. In a comparative perspective and due to the nature of the rights involved, the authors take a different argumentative approach than that of the Court. Such approach suggests that the Court should have found a direct violation of the rights of women by Mali due to its legislation and an indirect violation owing to its inaction in the implementation of policies that are able to eradicate harmful customs hindering the full development of women.
MOTS CLÉS: non-discrimination, droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, coutumes négatives, liberté de religion, droit au mariage
2.1 De la compétence de la Cour
2.2 De la recevabilité de la requête
3.1 Limites aux droits des peuples à disposer d’eux-mêmes
3.2 Définition des critères objectifs d’une coutume positive
3.3 Religion et droits humains
4 Protection et réparation adéquates
1 INTRODUCTION
«Le fragile édifice de la souveraineté populaire qui fonde la non moins fragile démocratie: Ne risque-t-il pas d’être ébranlé par la mondialisation du droit?» s’interrogeait Antoine Spire.1 Cette question est cruciale et fonde la problématique des temps présents. La mondialisation appelle à une certaine unification du droit, au respect d’un standard minimal commun de protection des droits humains désormais critère d’un Etat de droit. Cependant les vestiges anciens basés sur des pratiques traditionnelles et religieuses sont souvent aux antipodes de ces droits. Les peuples organisés pendant des siècles en fonction de ces vestiges ancestraux, ne sont toujours pas prêts de s’en défaire au bénéfice du droit régional ou international.
C’est ce à quoi a été confronté l’État malien en 2009 lorsque révisant la loi No 2011-087 portant Code de la famille (CF), il fit face à la grogne populaire. Une partie de la population désirait conserver ses coutumes pourtant manifestement contraires à certaines dispositions de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (Charte africaine) et d’autres instruments relatifs aux droits de l’homme ratifiés par le gouvernement malien.2 Le Mali finit par adopter en décembre 2011 un nouveau CF maintenant les vieilles coutumes maliennes, pourtant liberticides comme il sera démontré par la suite.
La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (Cour africaine) saisie de l’affaire sur requête de deux organisations non gouvernementales de défense des droits humains, l’Association pour le progrès et la défense des droits des femmes maliennes (APDF) et Institute for Human Rights and Development in Africa (IHRDA), condamne le Mali pour violation de ses obligations internationales en rapport essentiellement à l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes et à la protection et la défense du bien-être de l’enfant.3 Sans remettre en cause la décision de la Cour, qui selon nous reste conforme au droit, il est tout de même à déplorer le manque de rigueur dont a fait montre la Cour dans la motivation de son verdict.
En effet, la Cour africaine exerce un simple contrôle de conventionalité sans prendre en compte les questions pertinentes soulevées par le contexte même de l’affaire, en examinant la conformité au droit régional et international du CF du Mali, la Cour était aussi appelée à se prononcer sur les limites au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, sur le rapport entre droit et religion ainsi que sur les critères objectifs d’une coutume positive. Ainsi cette étude met en procès le présent arrêt, en faisant une lecture tant sur le fond que la forme afin de revenir sur les non-dits de la Cour.
La présente réflexion se distingue des précédentes en ce qu’elle n’aborde pas la nature des réparations accordées par la Cour aux victimes4 et encore moins la question de la force majeure évoquée par l’État malien en ce que sa législation devrait nécessairement être calquée sur les réalités sociales, quitte à violer les droits humains en la matière.5 Il est question dans les lignes qui suivent d’analyser ce qu’aurait été l’arrêt de la Cour si elle prenait en compte la nature des droits en cause ainsi que le problème structurel sous-tendant la discrimination à l’égard de la femme.
2 LECTURE SUR LA FORME
La Cour s’est déclarée compétente sans en dire plus, les motifs évoqués par elle notamment pour établir la recevabilité de la requête éclipsent d’autres justifications majeures qui devraient pourtant être mises en surface. Quels sont ces non-dits de la Cour sur la question de compétence (2.1) et sur celle de la recevabilité de la requête (2.2).
2.1 De la compétence de la Cour
La Cour était ici appelée à exercer un véritable contrôle de conventionalité de la loi malienne portant CF, une compétence qui serait l’apanage d’une juridiction interne dans le cadre du contrôle de constitutionnalité.6 En effet, au nom du monisme juridique reconnu par l’État malien, les conventions internationales sont ratifiées, en principe, après mise en conformité ou contrôle de conformité du texte constitutionnel à la convention à ratifier.7 Qu’est-ce qui justifie ainsi, l’exercice d’une telle compétence par la Cour africaine?
L’article 3(1) portant protocole de la Charte africaine dispose que «[l]a Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme ratifié par les Etats concernés». Il ressort de cette disposition qu’il doit y avoir un différend et que celui-ci doit porter sur l’interprétation ou l’application d’un droit de l’homme porté aussi bien dans les textes régionaux qu’internationaux ratifiés par l’Etat.
Contrairement à ce qu’a allégué l’Etat malien,8 la requête des organisations non gouvernementales (ONGs) était non sans intérêt ni en désaccord aux prescrit de l’article précité pour la simple et bonne raison que les questions d’harmonisation des lois internes à la Charte et à tout autre instrument relatif aux droits de l’homme ratifié par les Etats ont un rapport étroit à l’application de ceux-ci. C’est ce que la Cour aurait dû souligner.
Rappelons que l’article 1 de la Charte africaine dispose que: «[l]es États membres de l’Organisation de l’Unité Africaine, parties à la présente Charte, reconnaissent les droits, devoirs et libertés énoncés dans cette Charte et s’engagent à adopter des mesures législatives ou autres pour les appliquer». La ratification d’un traité en matière de droits de l’homme par un État a en effet deux implications majeures: d’une part l’adoption de normes positives, et d’autre part, l’abrogation de normes et pratiques qui violent les droits reconnus par celui-ci.9
Le Mali a soutenu que sa loi portant CF n’était pas d’application puisque, d’après sa Constitution, les conventions dûment ratifiées ont force supérieure aux lois.10 Ce à quoi la Cour aurait dû répondre en affirmant qu’elles ne protègent pas des droits théoriques et proclamés mais plutôt des droits concrets et effectifs.11 Les droits humains ne constituent point des vœux pieux. Leur intérêt réside dans leur effectivité. Les États et la communauté internationale doivent veiller à leur plein respect. A ce titre, la Cour ne doit pas se borner à analyser la simple organisation juridique interne du Mali. Elle doit aussi analyser la mise en œuvre de ces droits humains par ce dernier
En ce qui concerne la notion de différend,12 l’action des ONGs semblait inopportune dans la mesure où aucun intérêt n’était (encore) manifestement mis en cause, la requête introduite ne tend qu’à demander à la Cour d’obtenir des réformes législatives et non une réparation intégrale suite à une violation d’un droit. La CF nouvellement promulguée n’avait fait aucune victime, de quoi s’interroger sur le fondement même du différend; la Cour s’est pourtant déclarée compétente sans argumenter là-dessus.
Il importe de faire remarquer que dans le cas d’espèce, c’est la simple existence d’une loi qui viole les droits humains. La Cour devrait se fonder, par conséquent, sur l’existence des victimes potentielles du simple fait de la présence dans l’ordre juridique de la loi liberticide portant CF.
Parlant de «victime», la Cour européenne des droits de l’homme (Cour européenne) note que ce critère de «victime» ne devrait pas être «appliqué de façon rigide, mécanique et inflexible».13 C’est ainsi que dans l’affaire Marckx c. Belgique, la Cour européenne souligne que les individus peuvent «soutenir qu’une loi viole leurs droits par elle-même, en l’absence d’acte individuel d’exécution, s’ils risquent d’en subir directement les effets».14 Madame Marckx se plaignait des discriminations contenues dans le code civil belge en matière de succession des enfants nés hors mariage.15 Elle avait un enfant né hors mariage et puisqu’encore vivante, les règles de succession à la faveur de son enfant n’avaient pas encore été appliquées. La Cour s’est reconnue compétente du fait de la forte probabilité d’application de cette législation discriminatoire.16
De ce qui précède, la Cour africaine avait de quoi renchérir son argumentaire dans l’établissement de sa compétence. Dans le même ordre d’idées d’autres moyens pertinents pouvaient être évoqués pour justifier la recevabilité de la requête dans le cas sous examen.
2.2 De la recevabilité de la requête
Se fondant encore sur la suprématie de sa Constitution qui prévoit la supériorité des normes internationales sur les normes internes, le Mali soutient que les requérants auraient dû épuiser les voies de recours internes en saisissant la Cour constitutionnelle.17 Argument rejeté par la Cour africaine au motif que les ONGs n’ont pas accès à la juri- diction constitutionnelle du Mali.18 Ce faisant, elles n’avaient guère le choix que de recourir aux juridictions internationales. La Cour ellipse pratiquement le fait qu’il s’agit des droits applicables aux individus, personnes physiques et non des droits dont peuvent se prévaloir les ONGs. Elle devrait donc s’interroger sur les causes de l’inexistence de recours introduit par les individus devant la juridiction constitution-nelle malienne.19 C’est ici que la notion de «pratique administrative»20 développée par la Cour européenne interviendrait: «la règle de l’épuisement ne s’applique pas lorsqu’il est prouvée l’existence d’une pratique administrative, à savoir la répétition d’actes interdits par la Convention avec la tolérance officielle de l’Etat, de sorte que toute procédure serait vaine ou ineffective».21 De ce qui précède, on peut retenir que lorsque des violations revêtent un caractère structurel, l’Etat est censé en avoir eu connaissance et s’est abstenu d’intervenir pour y remédier. Il manque de ce fait à son obligation de protection, fut-ce horizontale,22 des droits humains. Vu sous cet angle, l’obligation d’épuisement des voies de recours internes tombe d’office.
Le Mali a aussi opposé aux requérants la tardiveté de leur requête en justice au motif que la loi fut promulguée le 31 décembre 2011 et qu’elles n’ont saisi la Cour africaine qu’en date du 26 juillet 2016, approximativement cinq ans après.23 La requête devrait donc être déclarée irrecevable, d’après le défendeur.
Se fondant sur l’arrêt de la Cour européenne,24 la Cour note qu’en cas d’absence de recours effectif, le délai commence à courir à dater de la prise de connaissance des mesures contestées. Dans le cas d’espèce, il s’agit de savoir si ce délai de presque cinq ans est raisonnable. Pour ce faire et comme il est de pratique sur la question, elle adoptera une approche casuistique.25 Elle conclut qu’eu égard au climat de terreur qui régnait dans le pays, les requérants avaient besoin de temps pour procéder à l’analyse de la conformité du CF malien aux engagements internationaux souscrits par ce dernier.26 Argument que nous trouvons aussi léger qu’insuffisant. L’Institute for Human Rights and Development in Africa, l’un des requérants, a son siège en Gambie. Il échappe de ce fait à toute forme de pression insurmontable pouvant provenir de l’Etat malien. Aussi, en cas de menaces, les requérants pouvaient demander à la Cour le secret de leur identité en comparant par devant elle sous anonymat.27 Le dernier argument pourfendeur de la thèse avancée par la Cour est qu’à l’ère des nouvelles technologies de l’informations et de la communication, il est aisé d’avoir accès aux informations nécessaires sans beaucoup d’efforts. Aussi de nos jours, il existe toute une panoplie des rapports internationaux sur les violations des droits des femmes et enfants au Mali auxquels se référer.28
La Cour aurait dû recourir à la théorie de la protection effective29 des droits humains au Mali et aussi à la théorie de la «violation continue»30 des droits des femmes et jeunes filles du à l’existence de cette loi liberticide pour écarter l’argument de la tardiveté de la requête. On parle de violation continue quand on est devant une situation contraire aux droits humains et contre laquelle il n’existe pas de recours effectifs.31 En effet, en matière de violation continue, le délai pour saisir la Cour recommence à courir tous les jours, jusqu’à cessation de la violation alléguée.32 Dans le cas d’espèce, le CF est encore en vigueur au moment de la saisine de la Cour. Aussi, dans les faits, les violations demeurent bien présentes.
3 Lecture sur le fond
Il sera ici question partant du contexte de l’affaire sous examen, d’aborder la problématique des limites aux droits des peuples à disposer d’eux-mêmes (3.1), du rapport entre droits humains et religion (3.2) et de la définition des critères objectifs de coutume positive (3.3).
3.1 Limites aux droits des peuples à disposer d’eux-mêmes
Au nom de la libre disposition des peuples, ceux-ci ont droit de s’attribuer les lois nécessaires devant présidées au destin de leur nation.33 Sur cette base, le Mali prétend avoir fait marche arrière en adoptant à rebours et suite aux pressions populaires qui étaient de nature à mettre à mal la paix et la sécurité intérieures du Mali.34
Pourtant, sous sa nouvelle configuration, le CF malien viole plusieurs obligations internationales souscrites par le Mali.35 Il ressort donc de ce fait que plusieurs instruments internationaux de droits humains souscrits par le Mali sont en inadéquation avec le vécu social des habitants.36 Ces derniers aspirent avoir des règles en parfaite adéquation avec leur quotidien et surtout à titre de la libre disposition des peuples. Aussi, pour se rendre compte de l’amplitude du phénomène, il y a lieu d’insister que ces violations, au-delà d’être des pratiques administratives et sociales sont portées dans une loi qui par définition a un caractère général et impersonnel, et est le fait de l’Etat lui-même.
Ce droit de disposer librement est-il absolu du fait de la souveraineté de chaque peuple? L’État malien a mis en exergue cet argument en invoquant la force majeure suite aux manifestations violentes qui ont secoué le pays et au fait que ça ne servirait pas à grand-chose d’adopter des lois qui n’ont pas d’assises populaires puisqu’elles seront frappées d’une ineffectivité congénitale.37
De façon très sommaire, la Cour répondra au Mali en affirmant qu’au regard des textes internationaux portant protection de la femme38 et des enfants,39 il lui incombe d’éliminer toutes coutume et pratique négatives.40 Pire, il se fonde sur la force majeure sans réellement examiner sa véracité, pour affirmer que l’État malien reconnaîtrait par là même sa violation de ses obligations internationales.41
Nous estimons pour notre part que la Cour aurait dû et au nom des exigences du droit à procès équitable qui oblige la juridiction à motiver suffisamment sa décision,42 écarter l’argument de la force majeure étant donné que le peuple voulait se donner une règlementation qui rencontre ses pratiques sociales voire religieuses.
Pour se trouver devant un cas de force majeure, il faut que celui-ci soit insurmontable et imprévisible.43 L’insurmontable peut être prouvée par le fait que les événements étaient de nature à troubler la paix sociale et la paix en République du Mali. Cependant, le caractère imprévisible quant à lui fait cruellement défaut. En effet, les instruments juridiques44 ratifiés par le Mali mettent une véritable obligation de réaliser les droits des femmes et de protéger femmes et enfants de toutes pratiques et coutumes négatives.
Ces différents instruments mettent à la charge de l’État une obligation progressive de réalisation des droits visant la protection de la femme et des enfants. C’est ainsi que pour fonder ses allégations, les requérants ont avancé des données statistiques45 visant à établir que le Mali était un État au sein duquel les pratiques nocives envers les femmes et enfants - jeunes filles - étaient courantes. La Cour africaine aurait dû profiter pour procéder à un contrôle de réalisation progressive en se fondant sur les statistiques et les rapports annuels fournis par l’Etat du Mali et les institutions agréées de statistiques en la matière, à l’instar du Programme des Nations Unies pour le développement(PNUD).46 Ainsi, s’agissant de l’interprétation authentique du droit «au meilleur état de santé susceptible d’être atteint», le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CESCR) recommande «d’adopter et de mettre en œuvre au niveau national, une stratégie et un plan d’action en matière de santé publique reposant sur des données épidémiologiques ... Cette stratégie et ce plan d’action seront mis au point et examiné périodiquement dans le cadre d’un processus participatif et transparent; ils comprendront des méthodes (telles que le droit à des indicateurs et des critères de santé) permettant de surveiller de près les progrès accomplis».47
Ce même raisonnement est systématiquement suivi depuis lors par plusieurs juridictions nationales.48 La Cour africaine a donc manqué de délicatesse en ne contrôlant pas l’existence d’une politique d’enseignement et d’éducation des masses, d’analyser les fonds budgétaires alloués à la promotion et la protection des droits des femmes et des jeunes filles. Ce que nous trouvons désolant d’autant plus qu’elle a la compétence pour le faire.
A ce jour donc, eu égard aux non-dits de la Cour, nous pouvons soutenir que la liberté de disposer de soi-même à travers ses lois ne peut emporter l’obligation supra constitutionnelle et législative de respecter les droits humains, en particulier ceux dont la violation présente un intérêt pour la société internationale prise dans son ensemble.49 Nous sommes donc véritablement dans l’ère de l’État de droit des droits de l’homme. Un État dont la législation est assise sur le respect des droits humains substantiels.
3.2 Définition des critères objectifs d’une coutume positive
Le Mali a manqué à son obligation d’éradiquer les coutumes dites négatives, affirme la Cour. En même temps, elle ellipse le fait que la Charte africaine50 ainsi que la Charte de la renaissance culturelle africaine51 promeuvent respectivement les coutumes et valeurs africaines afin de mettre le continent berceau de l’humanité à l’abri de la mondialisation écrasante.
Qu’est-ce donc une coutume négative? La Cour passe sous silence cet élément crucial au dénouement de la présente affaire mais aussi et surtout des affaires à venir. Pour ne pas être arbitraire les règles juridiques doivent non seulement être accessibles mais aussi être d’une fine précision.52
De la lecture combinée de ces deux chartes ci-avant mentionnées53 et de l’avis de la Cour, le droit à la promotion et la protection de la morale et des valeurs traditionnelles africaines «garantit la participation des individus à la vie culturelle de leur communauté et oblige l’État à promouvoir et protéger les valeurs traditionnelles».54 C’est une obligation stricte renchérit la Cour. Elle poursuit en affirmant que la culture recouvre «le mode de vie d’un groupe particulier dans son ensemble, notamment ses langues, ses symboles comme les modes vestimentaires et de construction d’abris, les activités économiques qu’il mène, la production des moyens de subsistance, les rituels tels que la manière particulière dont le groupe règle les problèmes et pratique les cérémonies spirituelles, son identification à ses propres héros ou modèles et les valeurs communes à ses membres...».55 Cette protection devrait être renforcée en ce qui concerne la protection des minorités étant donné qu’elles risquent l’assimilation aux peuples majoritaires et donc l’extinction de sa culture.
Tout en nous apportant plus de clarté, ces éclaircissements textuels et jurisprudentiels ne nous renseignent pas sur ce qu’il faut entendre par coutume négative. De l’esprit de l’arrêt sous examen, nous pouvons dire que relève d’une coutume négative, toutes les pratiques et traditions qui violent les droits humains et ne permettent pas le plein épanouissement. Ainsi, toutes pratiques ou traditions consistant à exciser les jeunes filles, les donner en mariage avant l’âge nubile, reconnaitre moins de droits aux enfants nés hors mariage qu’à ceux nés dans le mariage, les pratiques de superstitions violant l’intégrité physique des humains devraient être considérées comme négatives. La Cour sans le dire explicitement, le reconnait en affirmant que «[elle] relève que le droit musulman actuellement applicable dans le territoire de l’État défendeur en matière de succession ainsi que les pratiques coutumières ne sont pas conformes aux instruments ratifiés par ce dernier».56 La raison étant simple: la violation des droits indérogeables tels que l’interdiction de la torture, de l’esclavage, du droit à ne pas être privé arbitrairement de la vie, etc. Nous établirons un lien plus concret entre ces pratiques et la violation des droits humains dans notre dernier point. Qu’en est-il de l’argument selon lequel ces pratiques se fondent sur la religion?
3.3 Religion et droits humains
Le Mali soutient que les organisations musulmanes sont allées en guerre contre les innovations amélioratives apportées au CF.57 D’après une frange de la doctrine, la Charia qui repose sur la vie du prophète Mahomet, ne s’oppose pas au mariage des enfants: le prophète s’étant lui-même marié à une fille mineure.58 Pour mieux mettre en lumière ce fait, nous reprenons mot pour mot les propos de ses représentants:59
En ce qui concerne l’allégation de violation de l’âge minimum de mariage, l’État défendeur soutient que les règles que l’on édicte ne doivent pas occulter les réalités sociales, culturelles et religieuses; que la distinction consacrée par l’article 281 du Code de la famille ne doit pas être considérée comme un abaissement de l’âge du mariage ou une discrimination vis-à-vis de la fille, mais comme une disposition plus conforme aux réalités maliennes; qu’il ne sert à rien d’adopter une législation qui ne sera jamais appliquée ou tout au moins difficilement; que la loi doit être en harmonie avec les réalités socio culturelles; qu’il ne sert à rien de créer un fossé entre les deux surtout que, selon toujours l’État défendeur, à l’âge de 15 ans, les conditions biologiques et psychologiques du mariage sont réunies et cela en toute objectivité, sans aucune sympathie pour les propos tenus par certains milieux islamistes.
Ayant à l’esprit les discriminations sociales dues au fait de la religion, l’État malien a subtilement organisé son droit afin de ne pas permettre un contrôle rigoureux des mariages célébrés par le ministre du culte. En effet, on n’exige pas à ceux-ci de vérifier le consentement des deux époux avant de célébrer le mariage.60 Cette même condition est pourtant rigoureusement exigée à l’officier de l’état civil.61 A l’article 750 du CF querellé, compétence est donnée à la loi islamique à travers ses ministres de culte afin de célébrer les mariages sans contrôle préalable de consentement.62
Aussi, en matière de succession, le CF va plus loin en prévoyant qu’il ne s’appliquera que si «la religion ou la coutume n’est pas établie par écrit, par témoignage, par le vécu ou la commune renommée ou si, de son vivant, le défunt n’a pas manifesté par écrit ou par devant témoins sa volonté de voir son héritage dévolu autrement».63 Or, le droit islamique, «le droit islamique donne à la femme la moitié de ce que reçoit l’homme».64 En ce qui concerne les enfants, «bien que le nouveau Code de la famille prévoit le partage égal entre l’enfant légitime et l’enfant naturel lors de la succession lorsque celle-ci est régie par les dispositions du Code de la famille, ce droit est rendu illusoire par l’application du régime coutumier ou religieux comme droit applicable à défaut d’un testament contraire».65
La question qu’il faut se poser ici et que la Cour a passé sous silence, est celle de la justiciabilité des pratiques religieuses. Etant un domaine délicat et relevant d’une conviction suffisante et profonde,66 les juges s’abstiennent en principe de les soumettre à un contrôle judiciaire. Il s’agit ici du fort intérieur. Le fort extérieur qui lui est la pratique des hommes de foi ou des religieux, est soumis à un contrôle de conformité afin qu’elles ne troublent point l’ordre public.67
Ainsi, le Code légalise les discriminations de fait qui permettent de maintenir les coutumes négatives et permettent d’appliquer le droit musulman qui est, sans conteste, «discriminatoire»68 et «moyenâgeux».69 C’est de bon droit que la Cour constate et condamne cette discrimination sous couvert des lois. Tout en reconnaissant être devant un droit musulman, la Cour se limite symptomatiquement à dire de celui-ci qu’«il n’est pas conforme aux instruments ratifiés par [l’Etat malien]».
Au-delà de trancher un litige actuel, la décision de justice, en particulier celle des juridictions suprêmes ou internationales, doit constituer un enseignement pédagogique aux juristes. Elle doit éclairer au mieux les engagements des États et les obligations auxquelles ils sont soumis. Il y va de la sécurité juridique.
La Cour aurait dû évoquer le fait que la religion, dans ses manifestations externes, ne peut porter atteinte à l’ordre public tant national qu’international. Or, cet ordre juridique est fait des normes dont la violation dans le chef d’un individu entraînerait la violation dans le chef de tous les individus, personnes humaines. C’est dans ce registre qu’au nom des droits de générations futures, nous classons l’intérêt supérieur de l’enfant ici mis à mal par l’État malien.
L’intérêt supérieur de l’enfant70 consiste à mettre à balance tous ses droits et retenir celui ou ceux qui est (sont) le(s) plus favorable(s) à l’enfant. C’est un principe qui rend le texte de la convention sur les droits de l’enfant indivisible. Ainsi, relève de l’intérêt supérieur de l’enfant ce que la convention encourage. Ne relève donc pas de l’intérêt supérieur de l’enfant, ce qu’elle proscrit.71
Aussi, discriminer les femmes et enfants aussi bien par le mariage précoce que par les droits de successions, conduit à bien d’abus, à l’instar du mauvais épanouissement physique et social de l’enfant, des atteintes à la vie et à la santé des jeunes filles du fait de la précocité de la maternité, etc. Tous ces faits sont réprimés aussi bien par le Protocole de Maputo,72 la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes,73 la Charte africaine sur le droit et le bien-être de l’enfant74 que par la Convention sur les droits de
l’enfant.75 Violer ces droits, c’est violer les droits de l’humanité toute entière.
Du reste, en la matière, la Cour européenne rappelle que «la liberté de religion n’astreint pas les États contractants à créer un cadre juridique déterminé pour accorder aux communautés religieuses un statut spécial impliquant des privilèges particuliers. Néanmoins, un État qui a créé un tel statut doit veiller à ce que les critères pour que ce groupe bénéficie de ce statut soient appliqués d’une manière non discriminatoire»; «Les convictions religieuses d’une personne ne peuvent valoir renonciation à certains droits si pareille renonciation se heurte à un intérêt public important».76 Quelles solutions pour des problèmes enkystés dans le vécu quotidien des maliens ?
4 PROTECTION ET RÉPARATION ADÉQUATES
Telles que présentées par les requérants et par certaines institutions internationales,77 les discriminations à l’égard des femmes et jeunes filles au Mali revêtent un caractère structurel. Le droit au mariage est un droit hybride. Tout en étant un droit de nature civile, il revêt un caractère fortement social et culturel. A ce titre, il figure respectivement dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC).78 Cette brève distinction sera déterminante dans le constat de violation que devrait faire la Cour. En effet, les articles deux aux pactes internationaux ci-avant cités renseignent que l’Etat doit veiller et assurer le respect des droits civils et politiques en adoptant toutes les mesures nécessaires et en organisant des recours effectifs.79 Pour les droits économiques sociaux et culturels, il doit le faire au maximum de ses ressources économiques et recourir au besoin à la coopération internationale pour ce faire.80
La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique explicite mieux les origines de violations portées aux droits des femmes et de jeunes filles aussi bien dans l’héritage que dans et face au mariage. Elle note à cet effet que:81
La violence à l’égard des femmes est une manifestation des rapports de force historiquement inégaux entre les femmes et les hommes ayant conduit à la domination et à la discrimination des femmes par les hommes, privant ainsi les femmes de leur pleine émancipation; la nature structurelle de la violence à l’égard des femmes est fondée sur le genre, et que la violence à l’égard des femmes est un des mécanismes sociaux cruciaux par lesquels les femmes sont maintenues dans une position de subordination par rapport aux hommes ...
Et, les instruments régionaux africains relatifs aux droits humains reconnaissent, tout en condamnant toute violation des droits des femmes, que le meilleur moyen d’y remédier et de les prévenir passe par une obligation de réalisation qui consiste pour l’État de sensibiliser, d’éduquer ses populations, afin de changer les mentalités moyenâgeuses des peuples.82 Cette obligation de réaliser passe par des mesures de mise en œuvre comme nous l’avons ci-avant souligné. Pour contrôler ces mesures, les juges ont innové en recourant au contrôle des politiques publiques, des allocations budgétaires et analyse la progression de réalisation de ces droits au travers des statistiques.83
La Cour a le bénéfice d’être la dernière à être mise en place, longtemps après ses consœurs européennes et américaines. Reconnaissant humblement l’importance du dialogue des juges, les Etats africains ont doté celle-ci de la compétence expresse de se référer à d’autres conventions internationales autres que celles régionales.84
Triste est de constater que la Cour, après avoir fait référence à certains arrêts de la Cour européenne, n’a pas pris exemple sur celle-ci en ce qui concerne le traitement des affaires portant sur des violations de nature structurelle. En effet, elle a développé le mécanisme des arrêts pilotes qui consiste à analyser une affaire représentative de toutes les autres portant sur le même problème et y apporter une satisfaction équitable en recommandant à l’Etat de prendre des mesures de nature globale afin de réparer et prévenir toutes les violations présentes et futures.85
En matière de réparation, la Cour a la compétence d’ordonner toutes les mesures nécessaires afin de mettre fin à toute violation des DH.86 Aussi, dispose-t-elle de la compétence de faire un suivi de l’exécution de son arrêt et au besoin recourir à la conférence des chefs d’Etat et de gouvernement pour obtenir l’exécution forcée de ses arrêts contre un Etat qui refuse de s’y conformer.87
Après avoir constaté les différentes violations aux droits des femmes et de la jeune fille aussi bien en matière de mariage que de succession, la Cour ordonne sommairement
...à l’État défendeur de modifier la loi contestée en l’harmonisant avec les instruments internationaux et de prendre les dispositions utiles afin de mettre fin aux violations constatées ; que la constatation des violations ci-dessus constitue en soi une forme de réparation pour les requérants ; à l’État défendeur de se conformer à ses engagements en vertu de l’article 25 de la Charte, concernant l’information, l’enseignement, l’éducation et la sensibilisation des populations...88
De premier abord, le malaise transparaît cruellement quand elle affirme que les constatations des violations constituent une forme de réparation pour les requérants. Il s’agit et nous le rappelons des ONGs de droits de l’homme. Elles n’ont pas saisi la Cour pour violation d’un droit lié à leur ONG mais plutôt des droits des individus qui sont violés dans le vécu quotidien et que la loi portant CF a érigé en règle juridique. La satisfaction équitable devrait être une mesure visant à replacer les citoyens, victimes effectives et potentielles de cette loi, dans leur situation originelle. La Cour aurait donc déjà dû, à titre provisoire,89 ordonner la suspension des articles querellés du CF jusqu’au prononcé de son verdict afin d’éviter que les personnes qui recourront à ces pratiques échappent définitivement à la justice, au motif qu’ils l’ont fait sous couvert de la loi. Là, résiderait la première satisfaction équitable des femmes maliennes.
Les instruments internationaux auxquels est partie le Mali mettent l’accent sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes et de la jeune fille par l’éducation des peuples, étant donné qu’il s’agit le plus souvent d’éradiquer des années de traditions discriminantes. Or, cette obligation d’éduquer les peuples est mise en œuvre en fonction du développement de chaque Etat.90 La Cour se devait donc d’examiner la capacité budgétaire du Mali et les politiques mises en place afin d’éradiquer les coutumes négatives porteuses des pratiques discriminantes. Il ya lieu, en effet, de s’interroger sur la non mise en œuvre, plus de dix ans après ratification, des obligations découlant du Protocole de Maputo et de la Charte africaine sur les droits et le bien-être de l’enfant! C’est ainsi que dans l’affaire Grootboom, la Cour constitutionnelle sud-africaine astreignait l’Etat a lui présenter un plan d’action en matière de réalisation du droit au logement suite à l’expulsion de madame Grootboom et plusiers autres
familles du terrain d’autrui qu’ils occupaient.91 Devant le comité des droits économiques, sociaux et culturels, dans l’affaire Ben Jazzia et Belili contre Espagne, le comité a condamné l’Espagne pour violation du droit au logement des requérants dû à l’inexistence des politiques effectives en matière de logement. La quasi-totalité de logis était la propriété des personnes privées. Les moins nantis ne pouvant s’en procurer. Il se dégage à ce jour une justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels à travers leur plan de mise en œuvre.92 L’État doit démontrer qu’il fait tout ce qui est en son pouvoir pour réaliser les droits économiques, sociaux et culturels.
Un des moyens sûrs pour contrôler la réalisation progressive des droits sociaux, économiques et culturels est l’analyse des données statistiques. Celles-ci nous renseignent par exemple que le taux de mariage des enfants dépasse les 70% au Mali, les taux de fécondité et de mortalité maternelle des adolescentes y sont également élevés.93 Selon l’UNICEF, au Mali, le mariage des enfants toucherait 72 % de la population(75 % des femmes sont mariées avant 18 ans), avec un léger fléchissement du taux de mariages d’enfants depuis 1987 (80 % des femmes cette année-là se mariaient alors qu’elles avaient moins de 18 ans).94 Là nous sommes en 2009.
La situation reste de toute apparence inchangée. En effet, l’indice de développement humain classe le Mali 175ème sur 187 et l’indice des inégalités 143ème sur 146ème État au monde. Le coefficient d’inégalité pour le Mali est égal à 33,7%. Le Mali occupe la 50e place sur les 52 pays du continent en terme de parité.95 Il ne faudrait pas perdre de vue que derrière ces chiffres se cachent un chiffre noir constitué de celles qui ont peur des représailles et de la vindicte populaire si elles se manifestaient.96
5 CONCLUSION
La situation qu’a connue le Mali dans le contexte de cette affaire et qui lui a valu une condamnation est loin d’être un cas isolé. La controverse entre droit positif et pratiques coutumières et religieuses a toujours existée, ceci se révèle non seulement eu égard à l’interaction au droit international mais même en interne.
Mais alors, il est tout de même plus possible pour les États africains et du monde en général, de faire prévaloir les coutumes et traditions en lieu et place des normes internationales lors qu’elles s’y opposent. Et même face à la montée des mouvements religieux extrémistes à l’instar des partisans de l’État islamique, l’islam radical, des violations structurelles et systématiques des droits de l’homme ne peuvent plus être tolérées aux prétextes religieux. Nous avons en effet atteint un stade de non-retour. Avec la mondialisation du droit, dont le socle reste la protection des droits humains, les gouvernements sont tenus de promouvoir le respect de ces droits, ils sont appelés disons contraints de revoir les règles internes contraires à cet idéal, au risque de voir être engagée leur responsabilité internationale.
Les coutumes et traditions, aussi vielles soient elles, passent désormais au crible des droits de l’hommes, la définition des critères objectifs des coutumes positives s’avère dès lors nécessaire et incontournable. Surtout au sein des pays africains où les pratiques coutumières sont ancrées dans le vécu quotidien. L’arrêt de la Cour africaine dans l’affaire opposant les Mali aux ONGs des droits de l’homme, serait une jurisprudence emblématique, une sentence phare, apportant des réponses aux problématiques cruciales relevant du rapport entre droit et religion, mais aussi aux problématiques liées à l’exercice du droit à l’autodétermination des peuples; hélas, la Cour a fait preuve de passivité.
Car, face à un État tenu à harmoniser sa législation interne en vue de conformer celle-ci aux textes internationaux ratifiés en même temps que confronté à la grogne populaire, le peuple malien désireux de conserver les pratiques coutumières et religieuses manifestement contraires aux droits des femmes et au bien-être de l’enfant, le rôle de la Cour ne pouvait se limiter à un simple contrôle de conventionalité. La Cour devrait creuser les problèmes juridiques posés. En effet, œuvrant dans une région à démocratie au stade embryonnaire, la jurisprudence de l’instance régionale doit constituer une véritable source de droit éclairant les politiques.
2. En l’occurrence de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ratifié le 21 octobre 1986, le Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique ratifié le 25 novembre 2005 et la Charte africaine sur les droits et le bien-être de l’enfant ratifié le 29 novembre 1999.
3. Association pour le progrès et la Défense des Droits des Femmes Maliennes et Institute for Human Rights and Development in Africa c. Mali, Cour africaine (fond 2018), para 135.
4. SH Adjolohoun & S Oré ‘Entre imperium illimité et decidendi timoré: la réparation devant la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples’ (2019) 3 Annuaire africain des droits de l’homme 318-343.
5. BK Kombo ‘Silences that speak volumes: the significance of the African Court decision in APDF and IHRDA v Mali for women’s human rights on the continent’ (2019) 3 African Human Rights Yearbook 389-413.
6. Constitution de la République du Mali, 1992 (telle que promulguée par Décret No 92-073/P-CTSP du 27 Février 1992) article 86: ‘la Cour constitution-nelle statue obligatoirement sur la constitutionnalité des lois organiques et des lois avant leur promulgation’.
9. L Maillard ‘L’arrêt Castañeda Gutman c/ Etats Unis du Mexique rendu par la Cour IDH en date du 8 août 2008: analyse comparée du droit à la protection judiciaire effective’ (2012) https://blogs.parisnanterre.fr (consulté le 10 juin 2020).
13. Micallef c. Malte, CrEDH (fond, 15 octobre 2009), para 45; Karner c. Autriche, CrEDH (fond, 23 juillet 2003), para 25.
19. De la lecture combinée des articles 87, 88 et 90 de la Constitution malienne, il apparaît clairement que les individus (particuliers) ne sont pas cités parmi les personnes compétentes à saisir la Cour constitutionnelle.
20. Akdivar c. Turquie, CrEDH (fond, 16 septembre 1996), paras 66-67; Grèce c. Royaume-Un, Com. EDH (rapport, 29 septembre 1958), para 182; Norvège, Suède, Danemark et les Pays-Bas c. Grèce, Com. EDH (rapport, 5 novembre 1969), para 690.
25. Affaire Zongo et autres c. Burkina Faso, Cour africaine (exceptions préliminaires 21 juin 2013), para 121; Alex Thomas c. la République-Unie de Tanzanie, Cour africaine (20 novembre 2015), para 73; Abubakari c. la République-Unie de Tanzanie, Cour africaine (arrêt du 3 juin 2016) para 91.
27. Art 10(1) du protocole portant création de la Cour africaine. Aussi, art 43(2) du règlement intérieur de la Cour.
28. A titre d’exemple, citons: ‘Les effets des pratiques religieuses et traditionnelles liées au mariage des enfants sur le développement socio-économique de l’Afrique, un examen de la recherche, des rapports et des boites à outils tirés de l’Afrique’, Union africaine (rapport, octobre 2015); ‘Analyse Situationnelle des Droits à la Protection des Enfants à Bamako et Ségou - Mali’, Educo, avril 2017. ’Stratégie Genre et Plan d’Action, 2018 - 2020. Fond des Nations Unies pour la population, Sous Cluster Violence basée sur le genre’, PNUD-Mali, Bulletin d’information No 2, janvier 2017.
29. Mamatkoulov et Askarov c. Turquie, CrEDH, (grande chambre, fond, 4 février 2005), paras 110-128.
30. Varnava et autres c. Turquie, CrEDH (18 septembre 2009), para 59. Lire aussi, Rev. Christopher Mtikila c. République- Unie de Tanzanie, Cour africaine (arrêt sur le fond du 14 juin 2013).
33. Art 2 commun aux deux pactes internationaux relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDCP et PIDESC, en sigles), du 16 décembre 1966.
35. Violation de l’âge minimal du mariage pour les filles (article 6(b) du Protocole de Maputo et articles 1(3), 2 et 21 de la Charte africaine sur les droits et le bien-être de l’enfant (CADBEE); Violation du droit de consentir au mariage (article 6(a) du Protocole de Maputo et article 16(a) et (b) de la Convention sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF); Violation du droit à la succession (articles 21(2) du Protocole de Maputo ainsi que les article 3 et 4 de la CADBEE); Violation de l’obligation d’éliminer les pratiques ou attitudes traditionnelles qui nuisent aux droits de la femme et de l’enfant (articles 2(2) du Protocole de Maputo, 5(a) de la CEDEF et 1(3) de la CADBEE).
36. L’article 116 de la Constitution malienne prévoit que les traités dûment ratifiés ont force supérieure aux lois. Malgré cela, le CF malien a pu être adopté sans faire broncher la Cour constitutionnelle malienne.
38. Il s’agit du protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, relatif aux droits de la femme en Afrique (Protocole de Maputo) adopté par la 2ème session ordinaire de la Conférence de l’Union africaine, Maputo, le 11 juillet 2003 et de la Convention sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF), adoptée le 18 décembre 1979 par l’Assemblée générale des Nations Unies et entrée en vigueur le 3 septembre 1981.
39. La Charte africaine sur les droits et le bien-être de l’enfant, Adoptée par la vingt-sixième Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement de l’OUA, Addis-Abeba (Ethiopie), juillet 1990.
42. M-A Beernaert & F Krenc Le droit à un procès équitable dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (2019) 147-149.
43. J Van Zuylen ʻLa force majeure en matière contractuelle: un concept unifié? Réflexions à partir des droits belge, français et hollandais’ (2013) 8 Revue générale de droit civil belge 406-421.
45. n 3, para 61: ‘Les requérants soulignent que selon un sondage réalisé par la Banque mondiale au Mali entre 2012 et 2013, 59,9% des femmes âgées de 18-22 ans se sont mariées avant 18 ans, 13,6% à l’âge de 15 ans et 3,4% avant d’atteindre 12 ans’.
46. Ce dernier a publié son dernier rapport sur le Mali en 2018. PNUD-Mali: Stratégie Genre et Plan d’Action, 2018 - 2020.
47. Comité DESC, Observation générale No 14 portant sur ‘le meilleur état de santé susceptible d’être atteint, article 12 du PIDESC’ (2000), para 43.
48. Government of the Republic of South Africa and others v Grootboom and Others 11/00, 2000 (CC) (note 2000); Ben Jazzia et Belili c. Espagne10/15 (CC) (2017); Kenneth George and others v Minister of Environmental Affairs & Tourism (CC) (2007).
49. Nous faisons allusion aux obligations erga omnes et aussi aux droits humains indérogeables comme l’interdiction de la privation arbitraire de la vie, l’interdiction de la torture, de l’esclavage, des travaux forcés etc.
50. Arts 17(2) & (3) de la Convention africaine des droits de l’homme et des peuples, adoptée par la dix-huitième Conférence des Chefs d’État et de Gouvernement, Juin 1981.
53. Il s’agit de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et de la Charte de la renaissance culturelle africaine.
54. Commission africaine des droits de l’homme et des peuples c. Kenya, Cour africaine (26 mai 2017), 177-180.
55. Préambule, paragraphe 9 et articles 3, 5 & 8(a) de la Charte culturelle de l’Afrique, OUA du 5 juillet 1976.
56. n 3, para 114. Lire aussi Molla Sali c. Grèce, CrEDH (9 décembre 2018). L Burgorgue-Larsen et G-F Ntwari ‘Chronique de jurisprudence de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (2018) Revue trimestrielle des droits de l’homme, 30ème année, n 120, 1 octobre 2019, p 883.
58. Le prophète Mohammed a épousé une fille âgée de 9 ans et a donné sa propre fille âgée de 10 ans en mariage. Il est également de notoriété publique que le Prophète a également prescrit que les jeunes filles soient instruites, et que le mariage ne se fasse jamais au détriment de l’instruction. Dans les deux cas, les filles âgées de neuf et 10 ans - bien que mariées, ont un droit à l’instruction, et le mariage [du prophète lui-même] ne fut consommé que lorsque sa femme a atteint ses 18 ans, et sa propre fille 19 ans. ‘Les effets des pratiques religieuses et traditionnelles liées au mariage des enfants sur le développement socio-économique de l’Afrique un examen de la recherche, des rapports et des boites à outils tirés de l’Afrique’, n 20, paras 17-18.
66. On parle de conviction quand on fait face à ‘des vues atteignant un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance’; Folgero et autres c. Norvège, CrEDH (arrêt 29 juin 2007), para 84; Campbell et Cosans contre Royaume-Uni, CrEDH (1982).
67. Lire avec intérêt Jehovah’s Witnesses of Moscow and others c. Russie, CrEDH (10 juin 2010). Accepter des pratiques liberticides au nom de l’exercice d’un quelconque droit de l’homme revient à abuser dudit droit, ni plus, ni moins.
69. L Burgorgue-Larsen G-F Ntwari ʻChronique de jurisprudence de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples’ (2019) Chronique de jurisprudence de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples 882.
71. T Hammarberg ʻLe principe de l’intérêt supérieur de l’enfant: ce qu’il signifie et ce qu’il implique pour les adultes, Association jeunesse et droit’ (2011) 303(3) Journal du droit des jeunes 10-16.
73. Arts 1 à 16 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes, 3 septembre 1981.
74. Arts 3, 4, 10, 11, 14, 16, 19 & 21 de la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant, juillet 1990.
81. Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, 12 avril 2011, Préambule,10-11.
82. Art 21 de la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant, article 2(f) de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes, article 2(2) de la Convention de Maputo.
85. Lire Résolution 2004/3 sur les arrêts qui révèlent un problème structurel sous-jacent, adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 12 mai 2004, lors de sa 114è session.
86. Art 27(1) du protocole relatif à la charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une cour africaine des droits de l’homme et des peuples dispose que ‘Lorsqu’elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l’homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l’octroi d’une réparation’.
89. La tentation d’affirmer que les demanderesses n’ont pas introduite de demande en réparation est grande et que de ce fait la Cour n’a pas le pouvoir de les ordonner unilatéralement. Cependant, l’article 27(2) du Protocole portant création de la Cour africaine dispose que ‘dans les cas d’extrême gravité ou d’urgence et lorsqu’il s’avère nécessaire d’éviter des dommages irréparables à des personnes, la Cour ordonne les mesures provisoires qu’elle juge pertinentes’. C’est ainsi que la commission africaine des droits de l’homme et des peuples demanda au Président du Cameroun de veiller à ce que le matériel de la radio Freedom FM ne soit pas endommagé, Communication 290/04, Open Society Justice Initiative c. Cameroun, 39e Session ordinaire, http://caselaw.ihrda.org/fr/doc/290.04. Dans l’affaire des Ogiek, la Cour a ordonné au Kenya de remettre en vigueur les interdictions sur les transactions foncières dans la forêt de Mau afin de protéger les droits de la minorité Ogiek, Cour africaine, Ordonnance, 15 mars 2015.
90. Ces instruments de protection des droits des femmes et enfants mettent à la charge des Etats des véritables obligations de réalisation progressive afin d’éradiquer les coutumes et pratiques négatives enkystées dans le vécu des peuples.
91. Constitutional Court of South Africa, Case CCT 11/00, Government of the Republic of South Africa and others v Grootboom and Others (judgment of 4 October 2000).
92. Commission internationale de juristes, Les tribunaux et l’application des droits économiques, sociaux et culturels, étude comparative d’expériences en matière de justiciabilité, Rapport, série droits de l’homme et Etat de droit (2008).
93. UA, Rapport sur ’Les effets des pratiques religieuses et traditionnelles liées au mariage des enfants sur le développement socio-économique de l’Afrique, un examen de la recherche, des rapports et des boites à outils tires de l’Afrique’, Octobre 2015, p.88.