Rafaâ Ben Achour
Professeur émérite à l’Université de Carthage, Juge à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples
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 Edition: AHRY Volume 3
  Pages: 344 - 354
 Citation: R Ben Achour ‘Le droit à l’autodétermination en tant que droit fondamental de l’homme et des peuples à la lumière de l’avis de la Cour internationale de Justice sur l’archipel des Chagos’ (2019) 3 Annuaire africain des droits de l’homme 344-354 http://doi.org/10.29053/2523-1367/2019/v3a17
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RÉSUMÉ:

Dans son avis consultatif, rendu le 28 février 2019, à la demande de l’Assemblée générale des Nations unies, sur « les effets juridiques de la séparation de l’Archipel des Chagos de Maurice en 1965 », la Cour internationale de Justice a apporté une nouvelle contribution de taille à la définition, à la nature et à la portée du droit à l’autodétermination. Après avoir rappelé l’évolution de ce doit, la Haute juridiction internationale a affirmé que le droit à l’autodétermination a un champ d’application étendu en tant que « droit humain fondamental ». Elle a par ailleurs, précisé les modalités d’exercice de ce droit qui doit manifester la « volonté libre et authentique du peuple concerné ». Il en ressort, en confirmation de la position connue en droit international public, que tout détachement d’une partie d’un territoire autonome, est incompatible avec le droit à l’autodétermination.

TITLE AND ABSTRACT IN ENGLISH:

The right to self-determination as fundamental human rights in light of the Advisory Opinion of the International Court of Justice on the Chagos Archipelago

ABSTRACT:

In its advisory opinion, issued on 28 February 2019, at the request of the United Nations General Assembly, on the ‘Legal Effects of the Separation of the Chagos Archipelago of Mauritius in 1965’, the International Court of Justice contributed significantly to the definition, the nature and the scope of the right to self-determination. After recalling the evolution of this right, the ICJ has held that the right to self-determination has a wide scope of application as a ‘fundamental human right’. Besides, it has specified the procedures for exercising this right, which must demonstrate the ‘free and genuine will of the people concerned’. It comes out, in confirmation of the position established in public international law, that any detachment of part of an autonomous territory is incompatible with the right to self-determination.

MOTS CLÉS: droit à l’auto-détermination, archipel des Chagos, Cour internationale de Justice, avis consultatif

 

SOMMAIRE:

1 Introduction

2 Le droit à l’autodétermination a un champ d’application étendu en tant que « droit humain fondamental »

2.1 Le droit à l’autodétermination en tant que droit humain

2.2 Le droit à l’autodétermination en tant que droit humain fondamental

3 Les modalités d’exercice du droit humain à l’autodétermination

4 Conclusion

1 INTRODUCTION

Le droit à l’autodétermination, ou droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, est un « principe politique d’inspiration démocratique »1 qui a pour objectif de permettre à chaque population de « disposer d’elle-même », c’est-à-dire, de déterminer son propre statut politique, économique, social et culturel en toute liberté et en toute indépendance selon son libre choix.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes apparaît de ce point de vue comme un droit fondamental de l’homme et des peuples, selon l’heureuse expression choisie pour l’intitulé de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981.

Il s’agit d’un principe de consécration relativement récente en droit international. Il a surtout servi de base au mouvement d’émancipation des peuples assujettis à la domination coloniale. Dans son arrêt de 30 juin 1995, (Affaire du Timor oriental), la Cour internationale de justice l’a considéré comme l’un « [d]es principes essentiels du droit international contemporain [...] opposable erga omnes ».

Ce droit trouve son origine dans un principe apparu au milieu du 19e siècle : Le principe des nationalités2 même si ses racines historiques remontent à la Déclaration d’indépendance américaine de 1776 et à la Déclaration française de 1789.3 D’après le principe des nationalités, chaque nation a le droit de se constituer en État indépendant. Cependant, ce même principe a parfois servi de fondement à certaines politiques impérialistes et expansionnistes comme le pangermanisme, c’est-à-dire, droit pour l’Allemagne de grouper dans un État grand-allemand toutes les populations de langue allemande.

Le principe des nationalités a reçu une consécration politique dans les XIV points du Président Américain Wilson développés lors de l’implication des États-Unis dans la première guerre mondiale. En vertu du point 5:4

[U]n ajustement libre, ouvert, absolument impartial de tous les territoires coloniaux, se basant sur le principe qu’en déterminant toutes les questions au sujet de la souveraineté, les intérêts des populations concernées soient autant pris en compte que les revendications équitables du gouvernement dont le titre est à déterminer.

Le principe des nationalités a engendré au lendemain de la deuxième guerre mondiale le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. C’est sur proposition de l’URSS, que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été inséré comme l’un des buts de l’ONU, malgré la réticence de certains Etats, dont la Belgique.5

Ce sont les articles 1(2) et 55 de la Charte de l’ONU qui le mentionnent. En effet, au titre des buts et principes énoncés par la Charte, nous trouvons celui de « [d]évelopper entre les Nations des relations amicales fondées sur le principe de l’égalité de droits des peuples et leur droit à disposer d’eux- mêmes ». Dans sa résolution 545(VI) du 5 février 1952, l’Assemblée générale, insistait sur l’importance de garantir ce droit fondamental de l’homme dont la violation avait « [p]rovoqué dans le passé des effusions de sang et des guerres ». Dans cette même résolution, l’Assemblée générale « Décid[ait] de faire figurer dans le Pacte ou les Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme un article sur le droit de tous les peuples et nations à disposer d’eux-mêmes, et de réaffirmer ainsi le principe énoncé dans la Charte des Nations Unies.» Dans le même sens et dans sa résolution 637(VII) du 16 décembre 1952, l’Assemblée générale a affirmé que le « [d]roit des peuples et des nations à disposer d’eux-mêmes [était] une condition préalable de la jouissance de tous les droits fondamentaux de l’homme». Par la suite, plusieurs autres résolutions allaient réaffirmer cette position de l’Assemblée.6

Depuis, plusieurs autres textes internationaux, notamment de droits de l’homme, ont repris et affermi le principe. On peut citer:

    • la résolution fondatrice de l’Assemblée générale de l’ONU n° 1514(XV) du 14/12/1960 intitulée « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux» . Aux termes de cette résolution: « [T]ous les peuples ont le droit de libre détermination, en vertu de ce droit ils déterminent librement leur statut politique et poursuivent librement leur développement économique, social et culturel ».
    • les deux Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme adoptés le 16 décembre 1966 et entrés en vigueur en 1976. L’article 1er commun aux deux Pactes relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques sociaux et culturels opère la transformation de ce droit politique en véritable droit de l’homme et surtout en droit des peuples opposable à tous: « [T]ous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel ».
    • la résolution 2621(XXV) du 12/10/70 de l’Assemblée générale de l’ONU qui établit un programme d’action pour l’application intégrale de la résolution 1514.
    • la résolution N° 2625(XXV) du 24/10/1970 de l’Assemblée générale de l’ONU qui érige le droit à l’auto-détermination en principe de droit international relatif aux relations amicales et à la coopération entre Etats conformément à la Charte des Nations Unies.
    • La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981 qui dispose en son article 20(1) que:

Tout peuple a droit à l’existence. Tout peuple a un droit imprescriptible et er inaliénable à l’autodétermination. ll détermine librement son statut politique et assure son développement économique et social selon la voie qu’il a librement choisie

De son côté, la CIJ a confirmé le caractère de règle de droit international coutumier du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans sa jurisprudence aussi bien en matière contentieuse qu’en matière consultative. Elle l’a fait notamment dans les décisions suivantes:

Mais bien que formulé et réaffirmé à plusieurs reprises, l’acceptation du droit à l’autodétermination n’est pas dépourvue de toute ambiguïté quant à son contenu et sa mise en œuvre pratique n’a fait l’unanimité qu’en matière de décolonisation. La multiplicité des proclamations du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes contraste avec sa réalisation. La jouissance du droit dans la pratique se heurte, surtout dans le cas des États déjà formés, au principe de l’intégrité territoriale.7 Les États se montrent très réticents à l’égard de ce principe et adoptent une pratique qui tend constamment à le canaliser. Ceux d’entre eux qui se trouvent confrontés à des problèmes de minorités en rejettent purement et simplement l’acception retenue par la doctrine et la jurisprudence.8 Pour ces États, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne saurait servir de fondement à la sécession, étant entendu que reconnaître un tel droit aux minorités serait une porte ouverte à la déstabilisation de l’État et à son démembrement. L’ONU elle-même s’en est occupée de manière bien timide.9

Dans cette contribution, il s’agit pour nous de revisiter ce droit en tant que droit fondamental de l’homme à la lumière de l’avis de la CIJ sur l’Archipel des Chagos. Dans cet avis, rendu le 28 février 2019, à la demande de l’Assemblée générale des Nations unies, la CIJ apporte une nouvelle contribution de taille à la définition, à la nature et à la portée du droit à l’autodétermination. Comme le relève le juge Cançado Trindade dans son opinion individuelle, cet avis consultatif « [p]eut être considéré s’inscrire, [...], dans les efforts consentis de longue date par l’Assemblée générale elle-même pour appuyer sans réserve le droit des peuples et des nations à l’autodétermination ».10

Après avoir rappelé l’évolution de ce doit, la haute juridiction internationale affirme que le droit à l’autodétermination a un champ d’application étendu en tant que « droit humain fondamental » (2). Elle précise ensuite, les modalités d’exercice de ce droit qui doit manifester la « volonté libre et authentique du peuple concerné » dont la méconnaissance constitue un acte international illicite (3).

2 LE DROIT A L’AUTODETERMINATION A UN CHAMP D’APPLICATION ETENDU EN TANT QUE « DROIT HUMAIN FONDAMENTAL »

Dans sa demande d’avis consultatif du 22 juin 2017, l’Assemblée générale des Nations unies (ci-après l’AG) pose à la Cour les deux questions suivantes:

a) Le processus de décolonisation a-t-il été validement mené à bien lorsque Maurice a obtenu son indépendance en 1968, à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos de son territoire et au regard du droit international, notamment des obligations évoquées dans les résolutions de l’Assemblée générale 1514 (XV) du 14 décembre 1960, 2066 (XX) du 16 décembre 1965, 2232 (XXI) du 20 décembre 1966 et 2357 (XXII) du 19 décembre 1967?;

b) Quelles sont les conséquences en droit international, y compris au regard des obligations évoquées dans les résolutions susmentionnées, du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, notamment en ce qui concerne l’impossibilité dans laquelle se trouve Maurice d’y mener un programme de réinstallation pour ses nationaux, en particulier ceux d’origine chagossienne?

Dans la détermination du droit applicable au processus de décolonisation de Maurice, la Cour affirme qu’elle « [e]st consciente que le droit à l’autodétermination, en tant que droit humain fondamental, a un champ d’application étendu ».11 Il s’agit là d’une affirmation d’importance dans la mesure où pour la CIJ, le droit à l’autodétermination est non seulement un droit humain, c’est-à-dire un droit attaché à la personne humaine (2.1), mais également un droit humain fondamental (2.2).

2.1 Le droit à l’autodétermination en tant que droit humain

Les droits humains sont généralement définis en tant que droits inaliénables intrinsèques à la qualité humaine des individus ou des groupes. De ce point de vue, le droit à l’autodétermination est certainement un droit humain dans la mesure où il vise à libérer un groupe humain de l’avilissement et de la sujétion à une domination exercée au nom d’une supériorité de civilisation. Le droit à l’autodétermination permet à un peuple de déterminer, selon son libre arbitre, son statut politique, économique social et culturel. C’est ce qui ressort de la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale de l’ONU en date du 14 décembre 1960, portant Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux.12

Déjà, dans le préambule de la Déclaration, l’AG de l’ONU, avait établi une certaine corrélation entre le droit à la décolonisation et les droits humains.13 En effet, l’auguste Assemblée se déclare « [C]onsciente de ce que les peuples du monde se sont, dans la Charte des Nations Unies, déclarés résolus à proclamer à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites, et à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ». Mieux, l’article 1er de la Déclaration est on ne peut plus clair puisqu’il proclame que « La sujétion des peuples à une subjugation, à une domination et à une exploitation étrangères constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme ». L’article 1er commun aux deux Pactes de 1966 a donné à cette proclamation de principe une valeur conventionnelle.

Reconnu en tant que droit humain, le droit à l’autodétermination rejoint ainsi les droits de l’homme classiques tels que proclamés par les textes nationaux fondateurs, notamment, la Déclaration des droits de l’Etat de Virginie du 12 juin 1776 et la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen du 3 novembre 1789.

Dans l’avis consultatif sur l’Archipel des Chagos, la CIJ constate et confirme cette valeur juridique, mais étant donné que la question qui lui est posée ne concerne que le statut territorial de Chagos, la Haute juridiction passe très vite sur cet aspect de droit humain. Ceci n’a pas empêché la CIJ à ’affirmer qu’il s’agit par ailleurs d’un droit humain fondamental.

2.2 Le droit à l’autodétermination en tant que droit humain fondamental

La notion de droit fondamental de l’homme trouve son origine dans la Charte des NU.14 En effet, il est affirmé dans le paragraphe 2 du Préambule que les peuples des NU sont résolus « à proclamer à nouveau [leur] foi dans les droits fondamentaux de l’homme ».

Dans le sillage de la Charte, la Déclaration des Nations unies dur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux affirme haut et fort que: « La sujétion des peuples à une subjugation, à une domination et à une exploitation étrangères constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme ». Expression récurrente dans plusieurs résolutions des Nations unis dont la résolution 2625 du 24 octobre 1970, l’expression a revêtu une signification juridique particulière.

Désormais, on fait la distinction entre droits humains d’une part, et droits humains fondamentaux, d’autre part. Ces derniers seraient les droits bénéficiant d’une garantie renforcée. Ils sont définis comme étant « les droits essentiels [...] pour assurer un ordre international de liberté, de justice et de paix ». La notion prête en réalité à confusion notamment avec une notion voisine, celles de droits de l’homme indérogeables,15 introduite par la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales16 et reprise par le PIDCP.17 Ces droits dits indérogeables sont définis comme étant des « droits de l’homme de caractère impératif auxquels il n’est pas permis de déroger en aucune circonstance pas même en cas de crise ou de menace de guerre ou de danger public exceptionnel, de proclamation d’un état d’exception ».18

Même si le droit à l’autodétermination n’est mentionné dans aucun instrument international des droits de l’homme comme étant un droit indérogeable, il n’est pas incongru de le considérer ainsi, dans la mesure où il est, au niveau de tout un peuple, la condition d’existence de ce dernier, sa condition d’accès à la personnalité juridique internationale. L’article 20 de la Charte africaine dispose dans ce sens que « [t]ous les peuples ont droit à l’existence ». Pour sa part, l’article 1(3) du PIDC le laisse d’ailleurs entendre quand il stipule que « [L]es Etats parties au présent Pacte, y compris ceux qui ont la responsabilité d’administrer des territoires non autonomes et des territoires sous tutelle, sont tenus de faciliter la réalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et de respecter ce droit, conformément aux dispositions de la Charte des Nations Unies ». La CIJ est allée dans ce sens dans son arrêt du 30 juin 1965, Timor oriental, dans lequel elle affirme « [q]u’il n’y a rien à redire à l’affirmation du Portugal selon laquelle le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, tel qu’il s’est développé à partir de la Charte et de la pratique de l’Organisation des Nations Unies est un droit opposable erga omnes ».19 Dans l’avis qui nous intéresse, la Cour confirme la même position en ces termes: « Le respect du droit à l’autodétermination étant une obligation erga omnes, tous les Etats ont un intérêt juridique à ce que ce droit soit protégé ».

Certains auteurs, vont même jusqu’à considérer que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes constitue une règle de droit général impératif (jus cogens), dans la mesure où ce droit figure sur la liste d’exemples des règles impératives établie par la Commission de droit international dans son rapport sur le droit des traités.20

Dans ce même avis sur l’Archipel des Chagos, la CIJ confirme sa jurisprudence constante en la matière en se déclarant « consciente que le droit à l’autodétermination, en tant que droit humain fondamental, a un champ d’application étendu ». Compte tenu du libellé des questions qui lui étaient posées, la Cour ne pouvait pas aller au-delà de cette reconnaissance et admet que « cependant, afin de répondre à la question posée par l’Assemblée générale, elle se limitera, dans le cadre du présent avis consultatif, à l’analyse du droit à l’autodétermination dans le contexte de la décolonisation ». Cela montre que le droit à l’autodétermination, non seulement, englobe le droit à la décolonisation mais le dépasse en incluant l’autodétermination du statut politique, économique social et culturel.

3 LES MODALITES D’EXERCICE DU DROIT HUMAIN A L’AUTODETERMINATION

Les modalités d’exercice des droits de l’homme sont multiples. Si au plan interne, l’exercice de certains droits et libertés obéit soit à un régime préventif, soit à un régime répressif, et passe par le respect et l’accomplissement de certaines procédures administratives (déclaration préalable, autorisation, etc.) et judiciaires,21 notamment en cas de violation, les modalités d’exercice du droit à l’autodétermination sont spécifiques et s’exercent désormais sous le contrôle de l’Assemblée générale des Nations unies surtout après la désuétude du régime international de tutelle.22

Dans sa résolution 2621 (XXV) du 12 octobre 1966, intitulée « Programme d’action pour l’application intégrale de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays coloniaux », l’Assemblée générale affirme « [l]e droit inhérent des peuples coloniaux de lutter par tous les moyens nécessaires contre les puissances coloniales qui répriment leur aspiration à la liberté et à l’indépendance ». Cette reconnaissance du droit à la résistance sera confortée par l’article 1(4) du premier Protocole additionnel de Genève du 8 juin1977, aux termes duquel, parmi les conflits armés internationaux, figurent

[l]es conflits armés dans lesquels les peuples luttent contre la domination coloniale et l’occupation étrangère et contre les régimes racistes dans l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, consacré dans la Charte des Nations Unies et dans la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies.

Dans son avis du 25 février 2019, la Cour rappelle les modalités de mise en, œuvre du droit à l’autodétermination, telles qu’elles ont été posées par le principe VI de la Déclaration 1541 (XV) du 15 décembre 1966.23 D’après cette résolution « on peut dire qu’un territoire non autonome a atteint la pleine souveraineté:

a) Quand il est devenu un Etat indépendant;

b) Quand il est librement associé à un Etat indépendant; ou

c) Quand il est intégré à un Etat indépendant.

La Cour « [r]appelle que, si l’exercice de l’autodétermination peut se réaliser au travers de l’une des options prévues par la résolution 1541 (XV), il doit être l’expression de la volonté libre et authentique du peuple concerné ».

L’expression de la volonté libre et authentique du peuple concerné n’obéit pas à un mode unique et déterminé par avance pour tous les cas, mais la consultation du peuple soumis au joug colonial demeure un mécanisme obligatoire, avec cependant la possibilité d’exceptions imposées par les circonstances particulières si elles existent.24 La Cour cite à cet effet le paragraphe 59 de son avis sur le Sahara occidental qui déclare que:

[L]a validité du principe d’autodétermination, défini comme répondant à la nécessité de respecter la volonté librement exprimée des peuples, n’est pas diminuée par le fait que dans certains cas l’Assemblée générale n’a pas cru devoir exiger la consultation des habitants de tel ou tel territoire. Ces exceptions s’expliquent soit par la considération qu’une certaine population ne constituait pas un «peuple» pouvant prétendre à disposer de lui-même, soit par la conviction qu’une consultation eût été sans nécessité aucune, en raison de circonstances spéciales.

Appliquant ces principes à l’Archipel des Chagos détaché par la puissance coloniale britannique de Maurice au moment de l’accession de cet Etat à l’indépendance en 1968, contrairement au droit des populations soumises à une domination coloniale à leur intégrité territoriale, la Cour déclare de manière ferme que

[l]es peuples des territoires non autonomes sont habilités à exercer leur droit à l’autodétermination sur l’ensemble de leur territoire, dont l’intégrité doit être respectée par la puissance administrante. Il en découle que tout détachement par la puissance administrante d’une partie d’un territoire non autonome, à moins d’être fondé sur la volonté librement exprimée et authentique du peuple du territoire concerné, est contraire au droit à l’autodétermination ». Il en résulte de manière claire que tout détachement d’un territoire constitue un acte international illicite qui engage la responsabilité de la puissance coloniale administrante.25 Le Royaume-Uni est donc dans l’obligation « [d]e mettre fin à son administration de l’archipel des Chagos, ce qui permettra à Maurice d’achever la décolonisation de son territoire dans le respect du droit des peuples à l’autodétermination.

4 CONCLUSION

A la veille de la célébration du soixantième anniversaire de l’adoption de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, des deux Pactes sur les droits de l’homme, il est curieux de voir persister des situations anachroniques avec l’évolution de la société internationale et surtout avec la consécration du respect des droits de l’homme comme norme de droit international. Des puissances coloniales continuent, non seulement à occuper illicitement des territoires détachés d’Etats dont l’indépendance a été reconnue et universellement acceptée, mais également à dénier à des populations leur droit fondamental de s’autodéterminer.

En 2019 encore, des puissances comme le Royaume-Uni et les Etats Unis, ont pu soutenir l’insoutenable dans le prétoire de la CIJ à La Haye et prétendre que le droit fondamental à l’autodétermination des peuples ne s’applique pas obligatoirement aux territoires non autonomes.

Par ce nouvel avis consultatif sur les effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, la CIJ n’a fait que réaffirmer des principes et des normes impératives de droit international connus et très largement admis. Même s’il n’innove pas, l’avis a le mérite de rappeler ces principes et ces normes et d’affirmer que le déni du droit fondamental à l’autodétermination constitue un déni des droits humains et donc un acte internationalement illicite.

 

 


1. J Salmon (dir) Dictionnaire de droit international (2001) 379.

2. R Redslob ‘Le principe des nationalités’ (1931) 37 Recueil des Cours de l’Académie de Droit International de la Haye.

3. Voir J-F Dobelle ‘Commentaire de l’article 1 paragraphe 2’ in J-P COT et al (dir) La Charte des Nations Unies: commentaire article par article 3ed (2005) 337-356.

4. Formulés par le président Wilson (1913-1921), dans un discours prononcé devant le Congrès, les Quatorze Points (8 janvier 1918) récapitulent les buts de guerre poursuivis par les États-Unis, neuf mois après leur entrée en guerre contre l’Allemagne (6 avril 1917). https://langloishg.fr/2018/01/02/les-quatorze-points-du-president-wilson-8-janvier-1918/ (consulté le 5 novembre 2019).

5. Dobelle (n 3) 337-356.

6. C’est le cas notamment des résolutions 738 (VIII) du 28 novembre 1953 et 1188 (XII) du 11 décembre 1957.

7. P Chrestila Le principe d’intégrité territoriale: d’un pouvoir discrétionnaire à une compétence liée (2002) 499.

8. Y Ben Achour ‘Souveraineté étatique et protection internationale des minorités’ (1994) 245 Recueil des Cours de l’Académie de Droit International de la Haye 321-461.

9. L’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques énonce de manière bien timide: ‘Dans les États où existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre religion, et d’employer leur propre langue’.

10. Opinion individuelle, para 6.

11. para 144 de l’avis.

12. Dans l’esprit des fondateurs de l’ONU, le droit de peuples à disposer d’eux-mêmes n’impliquait pas automatiquement l’indépendance des pays et peuples coloniaux.

13. Voir dans le même sens: CIJ Arrêt du 27 juin 2001, LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis) para 89: ‘La Cour a déjà établi que le paragraphe 1 de l’article 36 crée des droits individuels pour les personnes détenues, en sus des droits accordés à l’Etat d’envoi, et que, par voie de conséquence, les “droits” visés au paragraphe 2 désignent non seulement les droits de l’Etat d’envoi, mais aussi ceux des personnes détenues’ (nous soulignons).

14. J-Y Morin Libertés et droits fondamentaux (1999); J-Y Morin Défis des droits fondamentaux (2000).

15. D-O Hayim ‘Le concept d’indérogeabilité en droit international: Une analyse fonctionnelle’, Thèse présentée à l’Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement pour l’obtention du grade de Docteur en Etudes internationales Spécialisation en droit international, Genève 2012 https://www.peacepalace library.nl/ebooks/files/383349435.pdf (consulté le 5 novembre 2019).

16. Article 15: ‘En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international. 2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation à l’article 2, sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre, et aux articles 3, 4 (paragraphe 1) et 7.’

17. Article 4(2): ‘La disposition précédente n’autorise aucune dérogation aux articles 6, 7, 8(1); 8(2), 11, 15, 16 et 18 [du Pacte]’.

18. Salmon (n 1) 398.

19. para 20 de l’arrêt, Rec 1995, 102.

20. En ce sens, P Daillier et al Droit international public 8ed (2009) 578.

21. J Robert & J Duffar Droits de l’homme et libertés fondamentales 8ed (2009).

22. En 1945, la Charte des Nations Unies a institué un régime international de tutelle par son chapitre XII en vue de surveiller certains territoires qui ont fait l’objet d’accords particuliers de tutelle avec leurs puissances administrantes. Le régime de tutelle avait pour fin de favoriser le progrès politique, économique et social des territoires ainsi que leur évolution vers la capacité à s’administrer eux-mêmes ou vers l’indépendance. Il avait aussi pour objectif d’encourager le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de développer le sentiment de l’interdépendance des peuples du monde. Au cours des premières années d’existence de l’ONU, 11 territoires ont été placés sous régime de tutelle. Depuis, ils ont tous accédé à l’indépendance ou ont conclu un accord de libre association avec un autre État. Le dernier territoire à l’avoir fait est le Territoire sous tutelle des Îles du Pacifique (Palaos), administré par les États-Unis. En 1994, le Conseil de sécurité a mis un terme à l’Accord de tutelle régissant ce territoire, après que la population se fut prononcée pour la libre association avec les États-Unis lors du plébiscite de 1993. Les îles Palaos ont accédé à l’indépendance en 1994 et ont adhéré à l’ONU la même année, devenant le 185e État Membre. Plus aucun territoire n’étant placé sous tutelle, le Conseil de tutelle a achevé sa mission historique, https://www.un.org/fr/decolonization/its.shtml (consulté le 5 novembre 2019).

23. Intitulée: ‘Principes qui doivent qui doivent guider les Etats membres pour déterminer si l’obligation de communiquer des renseignements, prévue à l’alinéa e de l’article 73 de la Charte des Nations Unies, leur est applicable ou non’.

24. Par exemple, Hong Kong en 1997, et Macao en 1999, ont été cédés à la Chine en l’absence de toute consultation de populations concernées en vertu respectivement des accords sino-britanniques du 19 décembre 1984 et sino-portugais du 13 avril 1987.

25. Voir para 177 de l’avis.