Lison Guignard
 Doctorante, Institut des Sciences sociales du Politique, École Normale Supérieure Paris Saclay
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 Edition: AHRY Volume 1
  Pages: 107-124
 Citation: L Guignard ‘Le rôle des acteurs non-gouvernementaux dans la mobilisation juridique en faveur du Protocole deL Guignard ‘Le rôle des acteurs non-gouvernementaux dans la mobilisation juridique en faveur du Protocole deMaputo’ (2017) 1 Annuaire Africain des Droits de l’Homme 107-124 http://doi.org/10.29053/2523-1367/2017/v1n1a6
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RÉSUMÉ

Cet article étudie le rôle des acteurs non-gouvernementaux dans l’adoption, la ratification, la domestication et la mise en œuvre du Protocole additionnel à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes (Protocole africain relatif aux droits des femmes), adopté en 2003 par l’Union africaine. Si cet ensemble normatif coercitif est au premier regard une ‘cause sans mouvement’ - les initiateurs et les rédacteurs du Protocole africain relatif aux droits des femmes sont en grande majorité issus des professions juridiques et se distinguent par une expertise reconnue sur les questions d’égalité entre hommes et femmes - ce texte fait rapidement l’objet d’une intense campagne de mobilisation. Cette campagne est qualifiée de ‘mobilisation juridique’ car les acteurs qui y prennent part recourent au ‘langage du droit’ pour construire et publiciser leurs revendications.

TITLE AND ABSTRACT IN ENGLISH:

The role of non-state actors to legally mobilise in favour of the African Women’s Rights Protocol

ABSTRACT:

This article examines the role of non-state actors in the adoption, ratification, domestication and implementation of the Protocol to the African Charter on Human and Peoples’ Rights on the Rights of Women in Africa (African Women’s Rights Protocol), which the African Union adopted in 2003. If this binding normative framework is, at first sight, an advocacy initiative without any social movement supporting it, the initiators and drafters of the Women’s Rights Protocol mostly have a legal background and distinguish themselves through expertise on the issues of gender equality. This campaign is called ‘legal mobilisation’ because the actors involved take advantage of the ‘language of the law’ to build and publicise their demands.

MOTS CLÉS: Protocole additionnel à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes ; Protocole de Maputo, mobilisation juridique, acteurs non-gouvernementaux, coalition de cause, usages du droit

SOMMAIRE:

1 Introduction  

2 Mise à l’agenda de la question des droits des femmes dans l’espace régional africain (1995-2003) 

2.1 La conception et l’élaboration du Protocole, une affaire de spécialistes 

2.2 Quand se rencontrent droit et militantisme  

3 Le Protocole de Maputo: une cause transnationale mobilisatrice (2003-2005) (2003-2005)  

3.1 La constitution d’une coalition de la cause pour l’entrée en vigueur du Protocole de Maputo  

3.2 Garantir l’entrée en vigueur ‘coûte que coûte’: le rôle catalyseur des associations 

4 Usages du droit pour l’égalité dans l’espace transnational africain (2005 à aujourd’hui) 

4.1 Le droit, une ressource du jeu politique  

4.2 Le droit, une ressource instrumentalisée pour la cause de l’égalité entre les sexes  

5 Conclustion  

1 INTRODUCTION

Le Protocole additionnel à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes (Protocole africain relatif aux droits des femmes ou Protocole de Maputo), adopté à Maputo au Mozambique en 2003 lors de la deuxième conférence des chefs d’ État et de gouvernement de l’Union africaine (UA), est entré en vigueur le 25 novembre 2005, après la ratification de quinze États . L oin d’être le simple produit de décisions étatiques, il reflète également la prise de participation d’acteurs non étatiques mise en évidence par la perspective constructiviste. L’enjeu de la mise en œuvre du Protocole de Maputo rompt ainsi avec le schéma westphalien traditionnel dans lequel les États sont les seuls acteurs des relations internationales.1 C’est la raison pour laquelle nous utiliserons le terme ‘transnational’ pour signifier que, sans dénier l’importance accordée à l’ État, nous privilégierons dans cette analyse les effets de solidarité entre réseaux et communautés d’acteurs non étatiques. Nous souhaitons ainsi dépasser le cadre des spécificités nationales pour mieux montrer les ‘configurations d’interactions transnationales’,2 en soulignant les connexions d’acteurs associatifs au-delà des champs nationaux afin de porter la cause du Protocole.

L’objectif de cet article est ainsi d’ étudier le rôle des acteurs non-gouvernementaux dans l’adoption, la ratification et la mise en œuvre du Protocole de Maputo. Même si celui-ci semble, au premier regard, une ‘cause sans mouvement’3 (ses initiateurs et rédacteurs sont en grande majorité issus des professions juridiques et se distinguent par une expertise reconnue sur les questions d’égalité hommes/femmes), il fait rapidement l’objet d’une intense campagne de mobilisation. Nous qualifions cette campagne de ‘mobilisation juridique’4 car les acteurs qui y prennent part recourent au ‘langage du droit’5 pour construire et publiciser leurs revendications.

Plusieurs études, portant notamment sur les mobilisations féminines et/ou féministes, ont abordé le droit sous l’angle de la reproduction/subversion des rapports de pouvoir.6 Cependant, loin de n’être que l’expression d’un rapport de force, le droit peut constituer une contrainte aussi bien qu’une ressource. De même, notre étude de cas permettra de voir les usages collectifs et militants7 qui découlent de la production d’un texte sur l’égalité hommes/femmes au niveau régional: nous évaluerons ainsi dans quelle mesure ce processus génère une mobilisation juridique d’acteurs associatifs et, supposément, reconfigure les répertoires d’action utilisés.

Sur le plan méthodologique, cet article combine archives et entretiens8 avec les acteurs mobilisés en faveur de ce Protocole.9 Ces informations ont été recueillies à l’occasion de trois enquêtes de terrain: à Banjul aux sièges de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (Commission africaine)10 et du Centre africain pour la démocratie et les études sur les droits de l’homme en mars 2014; à Addis-Abeba au siège de la Commission de l’UA en janvier 2015 et à Nairobi, aux sièges de ‘Solidarité pour les droits des femmes africaines’ (SOAWR) et d’autres organisations, membres de la coalition, telles que ‘le réseau des femmes africaines dans le développement et la communication’ (FEMNET) et ‘ Égalité maintenant’ en février 2015.

Cette ‘ enquête multi-située’11 nous permet d’étudier dans un même continuum le processus de production du Protocole et sa mise en œuvre. En effet, les représentations que les différents acteurs s’en font évoluent en même temps qu’elles altèrent la portée des normes juridiques qu’il contient, et plus précisément, leurs interprétations, les mobilisations et le contentieux éventuel relatif aux normes en jeu, et partant, son inscription dans le quotidien. Nous nous distinguons ainsi de la ‘mise en œuvre’ entendue dans l’approche de politiques publiques comme un processus comprenant une phase d’évaluation durant laquelle sont mesurés les effets produits concrètement sur le terrain. Il ne s’agit pas ici d’évaluer le Protocole en étudiant son impact sur la réalité sociale, et en particulier sur l’évolution du statut des femmes dans les sociétés concernées. Le parti pris de cet article est de concevoir la mise en œuvre comme faisant pleinement partie du cheminement de la construction de ce texte. Dans cette perspective, le Protocole de Maputo, loin d’être une entité distincte qui dominerait la société et tenterait de la réguler depuis l’extérieur, ne peut exister que si des individus s’en saisissent et l’utilisent. D’où la nécessité de l’étudier à partir de ses conditions de production aussi bien que des mobilisations qu’il génère.

À l’issue de cette étude empirique, il est apparu indispensable de distinguer trois séquences qui engagent trois types d’acteurs différents. Durant la première séquence, qui correspond à la période allant du vote de la résolution en 1995 à la présentation du texte à la Conférence des chefs d’ État s et de gouvernement de l’UA en 2003, plusieurs organisations de promotion des droits des femmes suivent la procédure institutionnelle de son adoption. Cette séquence engage surtout des professionnels du droit, des experts nationaux et des représentants d’organisations internationales (partie 1). La deuxième séquence, qui va de son adoption en 2003 jusqu’à son entrée en vigueur en 2005, se caractérise par la mise en place de SOAWR - coalition ad hoc de la cause du Protocole de Maputo conçue initialement pour promouvoir l’entrée en vigueur et la ratification du Protocole par les État s membres (partie 2). La troisième séquence, de 2005 à aujourd’hui, témoigne des usages militants qui découlent de l’entrée en vigueur de ce texte. Dans cette perspective, le droit est appréhendé à travers son potentiel contestataire en tant que ressource pour les mobilisations en faveur de l’égalité entre les sexes, y compris dans un contexte transnational (partie 3).

2 MISE À L’AGENDA DE LA QUESTION DES DROITS DES FEMMES DANS L’ESPACE12 RÉGIONAL AFRICAIN (1995-2003)

L es acteurs associatifs, s’étant intéressés tardivement au Protocole de Maputo, ont davantage servi de relais plus que d’initiateurs. C’est ainsi que les dynamiques de mise à l’agenda du Protocole se distinguent du modèle déroulé dans la notice du Dictionnaire Genre et Science politique, où la mise à l’agenda est décrite comme ‘une des séquences de l’action publique où la participation d’acteurs issus de la société civile est la plus visible’.13 Dans notre étude de cas, les ‘faiseuses d’agenda’14 ne sont pas à proprement parler les associations de femmes et la mise à l’agenda d’un tel Protocole ne s’est pas faite ‘par la mobilisation’.15 L’émergence de la mobilisation se situe à l’approche de l’adoption du texte finalisé.

2.1 La conception et l’élaboration du Protocole, une affaire de spécialistes

L’idée de créer un Protocole spécifiquement dédié aux droits des femmes trouve son origine dans la multiplication des espaces de rencontres entre militants pour l’égalité des sexes, plus spécifiquement le forum des organisations non gouvernementales (ONG) organisé depuis 1993 avant chaque session de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. Les ONG, dont plusieurs associations de défense des droits des femmes, comme Women in Law and Developement/ ‘Femme, Droit et Développement en Afrique’ (WiLDAF/FeDDAF),16 sont de plus en plus nombreuses à avoir accès au forum. Ainsi, de 29 en 1990 (création), elles sont passées à 140, fin 1994.

Lors du forum des ONG de mars 1995 qui se tient à Lomé, ce réseau régional panafricain organise - en collaboration avec la Commission Internationale des Juristes (CIJ) ainsi qu’avec la première femme à être élue commissaire à la CADHP, Madame Vera Duarte Martins - un séminaire de deux jours sur ‘la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et les droits de la femme africaine’. Il rassemble 44 participants venus de 17 pays africains. À l’occasion, la question s’était posée de savoir s’il fallait procéder à un amendement ou à une révision de la Charte africaine ou s’il fallait adopter un Protocole supplémentaire ou optionnel à la Charte. Le contexte d’alors avait fait pencher la balance en faveur de la seconde option. En effet, l’adoption par l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) d’un Protocole additionnel sur les droits et le bien-être de l’enfant en 1990 et la rédaction en cours, à cette époque, d’un Protocole additionnel portant création d’une Cour africaine, avaient constitué des preuves que les projets de Protocole additionnel pouvaient aboutir. Il s’y ajoutait l’idée selon laquelle une révision de la Charte ne suffirait pas à prendre en compte l’ensemble des droits des femmes.

À l’issue de la rencontre, la recommandation phare a été de proposer à l’OUA d’élaborer un document additionnel sur les droits des femmes. C’est ainsi que lors de sa dix-septième session ordinaire qui avait succédé au forum (13-22 mars 1995), la Commission africaine a adopté cette recommandation sous la forme d’une résolution. La production normative est ainsi amorcée. Lors de sa trente-et-unième session ordinaire en 1995, l’OUA a adopté la résolution AHG/Res.240(XXXI) chargeant la Commission africaine de nommer un panel d’experts pour l’élaboration d’un Protocole sur les droits des femmes.

Selon le groupe d’experts chargé de la rédaction, l’écriture du texte ne revient pas aux organisations de femmes elles-mêmes. Ce sont des membres de la Commission africaine et des représentants des organisations régionales et internationales, telles que la CIJ et WiLDAF/FeDDAF, qui en élaboreront une première ébauche avant que ne s’ensuive une procédure de consultation des associations de femmes, à travers des ateliers de réflexion, financés majoritairement par les agences de coopération canadienne. Mais l e Protocole reste essentiellement, à la fin des années 1990, l’affaire de réseaux internationaux et de juristes militants pour l’égalité entre les sexes. Ces derniers pilotent le projet et participent également au processus d’amendement du texte. En effet, selon les archives consultées, l’ensemble des propositions d’amendements ont été formulées par un cabinet d’avocat Frances Claudia Wright et Yasmin Jusu-Sheriff, basé à Freetown, au Libéria, et quatre organisations de défense des droits des femmes: l’Association des femmes juristes de Côte-d’Ivoire, l’organisation internationale de défense des droits des femmes ‘Égalité maintenant’, Shelter Rights Initiative (SRI) et le Centre africain pour la démocratie et les études sur les droits de l’homme . Ce sont donc ces experts non gouvernementaux, sélectionnés par la Commission africaine sur la base de leur compétence, qui rédigeront le premier projet de Protocole appelé ‘projet 2000’. Si certains membres associatifs peuvent amender le texte, la possibilité pour les représentants d’associations locales d’influencer son contenu même reste limitée.

Le secrétariat de l’OUA, s ur le point de devenir la Commission de l’UA, reçoit le projet achevé et le groupe d’experts est dissous.

2.2 Quand se rencontrent droit et militantisme

Le processus de finalisation du projet de Protocole a connu des aléas au niveau institutionnel, lesquelles difficultés se sont traduites par un retard dans la mise en œuvre des réunions des experts gouvernementaux et des ministres. En effet, les deux réunions dont la tenue était prévue respectivement début 2001 et décembre 2002, n’ont eu lieu finalement que fin 2001 et mars 2003. Ces contraintes n’ont pourtant pas empêché la société civile de s’organiser durant cette période de latence pour que les dispositions soient renforcées jusqu’à la finalisation du texte.

Ainsi, d eux types de ‘diplomaties catalytiques’17 - entendues comme l’implication d’acteurs non-gouvernementaux dans des activités diplomatiques - se sont distingués au niveau régional à cette époque. Le premier, porté par l’Association ‘Femmes Africa Solidarité’ (FAS), consistait à faire pression directement sur les membres du Conseil exécutif de l’UA et les chefs d’État pour accélérer le processus de production du Protocole, en organisant des pré-sommets avant les conférences. Ainsi, durant les sommets de l’UA entre 2002 et 2003, plusieurs membres associatifs interagissent pour mettre en place des stratégies communes - incarnées par les déclarations de Durban et de Maputo, et la Stratégie de Dakar - afin d’asseoir le plaidoyer pour l’adoption du Protocole additionnel. L es participants y demandent que

des mesures soient prises pour assurer la participation effective des experts gouvernementaux compétents, ayant une formation juridique, y compris des femmes, à la deuxième réunion d’experts sur le projet de Protocole [et] que les dispositions nécessaires soient mises en place pour assurer la participation effective des ministres compétents à la réunion ministérielle qui se tiendra après la deuxième réunion d’experts sur ledit Protocole.18

Ils émettent enfin le souhait que ‘le Projet de Protocole soit adopté, ratifié et mis en vigueur’.19

Le second type de diplomatie catalytique avait pour but de faire du plaidoyer en amont auprès des représentants étatiques, pour influer sur le fond, lors des négociations. Les associations qui agissent dans ce sens sont notamment le Centre africain pour la démocratie et les études sur les droits de l’homme, WiLDAF/FeDDAF, FEMNET ou encore Égalité maintenant.

C’est ainsi que l es 4 et 5 janvier 2003, en préparation de la seconde réunion des experts gouvernementaux, ces différentes organisations se retrouvent à Addis-Abeba pour s’accorder sur une stratégie de plaidoyer auprès de l’UA et ses États membres afin d’ assurer que les dispositions du Protocole soient au-delà de celles contenues dans les textes internationaux déjà ratifiés par la plupart des États africains.20 Suite à cette réunion, elles produisent un document d’information détaillant les manières dont cette version pourrait être renforcée. Ce document est largement disséminé, notamment auprès des gouvernements nationaux, et en particulier, des ministres de la justice, et de ceux chargés des droits des femmes.

Durant cette séquence, les associations ont la possibilité de suivre la procédure institutionnelle d’adoption du texte, en tant qu’observatrices mais leur rôle dans la négociation sur son contenu même reste cependant limité. Elles ne sont en effet pas consultées durant les débats des experts et représentants gouvernementaux. C’est à l’issue de ces deux longs processus d’examen que le projet de Protocole a été adopté en juillet 2003.

Au moment où les représentants étatiques discutent du projet de Protocole, s e met en place une mobilisation de femmes en sa faveur, dans un contexte d’ouverture institutionnelle au niveau régional avec le remplacement de l’OUA par l’UA. Ainsi, si les associations ne sont pas les premières à se saisir de l’enjeu de la codification d’un texte régissant les droits des femmes au niveau régional, leur rôle devient de plus en plus important. Quasiment absentes lors de sa mise à l’agenda, elles sont consultées lors de sa formulation puis se mobilisent au moment de son adoption. Le processus d’adoption du Protocole entraîne ainsi un renouvellement des acteurs.

3 LE PROTOCOLE DE MAPUTO: UNE CAUSE TRANSNATIONALE MOBILISATRICE (2003-2005)

Si le contexte de grande ouverture institutionnelle, avec le remplacement de l’OUA par l’UA en 2001, est généralement invoqué pour expliquer la rapide entrée en vigueur du Protocole de Maputo, c’est une autre piste que nous souhaitons explorer ici. Il s’agit de la mobilisation de la coalition SOAWR qui, cimentée autour de la volonté d’accompagner cette entrée en vigueur auprès des chefs d’État, a joué un rôle de catalyseur.

3.1 La constitution d’une coalition de la cause pour l’entrée en vigueur du Protocole de Maputo

Dans la période qui suit l’adoption du Protocole, les associations ont montré un grand engouement. Symbole d’une rupture, ce texte cristallise les aspirations en vue d’une amélioration des conditions de vie des femmes en Afrique. Ce qui explique que les organisations de femmes qui se sont mobilisées ne tardent pas à se préoccuper de son devenir. En témoigne l’organisation par FEMNET, de la conférence sur le thème ‘une stratégie régionale pour la participation politique des femmes africaines et le gender mainstreaming dans l’UA’, à Nairobi au Kenya du 27 au 30 octobre 2003. Y participent notamment les organisations Akina Mama Wa Africa, ‘ Égalité maintenant’, FAS et WiLDAF/FeDDAF. L’ adoption du Protocole fait ainsi naître le sentiment qu’une mobilisation pour son entrée en vigueur est nécessaire, comme le souligne la militante de WiLDAF/FeDDAF Adjamabdo-Johnson: ‘Personne n’était dupe. Une fois le Protocole adopté, il en restait tout autant à faire pour obtenir son entrée en vigueur’.21

Pour autant, ces organisations ne se mettent pas tout de suite en mouvement. Une employée de l’antenne d’ Égalité maintenant’ à Nairobi déclarait: ‘durant une année, nous avons juste attendu pour voir. C’est autour de mai 2004 que nous nous sommes mises ensemble et avons contacté le bureau du conseiller juridique de la Commission de l’UA’.22 À cette époque, soit dix mois après son adoption, seul l’État des Comores a ratifié le Protocole, et encore par inadvertance. Selon cette même employée ‘les Comores ont ratifié parce qu’ils avaient de nombreux textes en suspens et qu’ils étaient sous pression de l’UA. Donc pour résoudre la situation, le Parlement a pris tous les instruments de l’UA et les a ratifiés, y compris celui sur les femmes. C’était donc involontaire !’.23

C’est ainsi que lors du sommet des chefs d’État et de gouvernement de juillet 2004, douze organisations nationales, régionales et internationales - parmi lesquelles ‘ Égalité maintenant’ , FEMNET, Oxfam Grande-Bretagne, WiLDAF/FeDDAF - décident de plaider conjointement pour l’entrée en vigueur du Protocole: ‘nous avons décidé de joindre nos forces pour assurer que le Protocole entre en vigueur le plus rapidement possible. On pensait qu’en se mettant ensemble pour pousser, on serait capable de convaincre les chefs d’ État ’.24 Mais les effets tardent à se faire sentir car jusqu’en septembre 2004, seuls 4 États parmi les 30 qui l’avaient déjà signé, ont ratifié le Protocole. Il s’agissait des Comores, de la Namibie, du Rwanda et de la Libye.

C’est dans ce contexte que, lors d’une rencontre organisée à nouveau par FEMNET à Nairobi en septembre 2004, pour le renforcement des capacités des organisations de femmes, la coalition SOAWR est mise en place. C’est ce que relate cette même employée d0’Égalité maintenant:

FEMNET nous a fourni l’espace en permettant que le dernier jour soit consacré au Protocole. Toutes les organisations présentes étaient intéressées pour créer une plate-forme pour plaider et populariser le Protocole en Afrique, pour s’assurer que les gouvernements ne le mettent pas sur leurs étagères mais qu’au contraire, il soit utilisé activement, de telle façon qu’il puisse devenir une force de changement.25

Le Protocole constitue dès lors un enjeu crucial pour plusieurs organisations de défense des droits des femmes, qui élaborent des arguments et une stratégie qui participent à la construction d’une communauté militante. L’ensemble de cette communauté forme à ce moment-là une ‘ coalition de cause’,26 entendue comme l’ensemble des acteurs individuels et collectifs qui développent des activités stratégiquement reliées entre elles afin de diffuser un socle de revendications communes. Il s’agit de la coalition ad hoc ‘Solidarité pour les droits des femmes africaines’ (SOAWR) qui s’est spécifiquement créée autour de l’objectif de l’entrée en vigueur du Protocole de Maputo. À la première assemblée générale de ladite coalition, ‘ Égalité maintenant’ est élue pour en assurer le secrétariat.

L’adoption du Protocole, en créant un contexte politique et juridique favorable, est propice à ce que le militantisme de différentes associations de promotion des droits des femmes du continent, aussi diversifié soit-il, s’articule autour de l’enjeu commun de sa mise en œuvre, qui dépend, dans un premier temps, de sa ratification par les États.

3.2 Garantir l’entrée en vigueur ‘coûte que coûte’27 : le rôle catalyseur des associations

L’adoption du Protocole de Maputo ouvre la possibilité d’une nouvelle voie de recours au droit, au niveau régional. Dans cette perspective, le recours au droit cesse ainsi d’avoir des ancrages exclusivement nationaux pour en appeler aux institutions régionales.

Afin que le Protocole puisse entrer en vigueur, la coalition tente de légitimer le texte auprès des dirigeants politiques, notamment lors des sommets bi-annuels de l’UA. Ainsi, évoquant les bénéfices tirés de ces pré-sommets, u ne membre de WiLDAF/FeDDAF affirmait: ‘On a pu mieux cerner les dirigeants politiques qui nous soutiendraient pour l’adoption du texte, mais aussi qui seraient capables d’en influencer d’autres (...). Il y avait avec nous Thabo Mbeki, alors président de l’UA, et Abdoulaye Wade’.28 Les sommets de l’UA permettent également de communiquer directement avec les chefs d’État sur une base régulière pour les rappeler constamment à leurs engagements, ‘car quand on les interpelle dans leurs bureaux au niveau national, ils disent ‘oui, oui’ et dès qu’on est parti, ils balayent cela d’un revers de main.’29 Ainsi, l’accès aux espaces officiels, particulièrement à l’UA, permet aux membres de la coalition de se faire entendre.

Dans la déclaration qu’elle avait faite lors du pré-sommet de la troisième Conférence des Chefs d’État et de Gouvernement qui s’était déroulé à Addis-Abeba du 28 au 29 juin 2004, la Coalition y avait exhorté ‘les États membres à signer et à ratifier le Protocole d’ici la fin 2004 et à appuyer le lancement de campagnes publiques en vue de la sensibilisation sur l’importance de ce Protocole pour assurer son entrée en vigueur en 2005.’30 Lors de la quatri ème session ordinaire de l’assemblée de l’UA de janvier 2005 à Abuja, les organisations de femmes coalisées parviennent alors à l’adoption d’un ‘accord consensuel’. Tout en ‘gardant à l’esprit les efforts de l’UA pour assurer la visibilité de la machinerie du genre,’31 les auteurs de cet accord r éprouvent ‘ceux qui n’ont pour l’instant mené aucune action dans ce sens’.32

Lors de cette même conférence des chefs d’État, l a coalition adopte des stratégies de plaidoyer reposant sur le ‘blame and shame’33 avec la remise de cartons jaunes, verts ou rouges aux autorités gouvernementales selon l’avancement de leur pays respectif dans la ratification du Protocole: ‘à l’entrée de la salle de conférence où doivent passer les chefs d’État, on brandissait nos drapeaux verts (pour les États qui avaient ratifié), un drapeau jaune (pour les États qui avaient signé mais n’avaient toujours pas ratifié) et un rouge (pour ceux qui n’avaient fait ni l’un ni l’autre)’.34

Les associations lancent en outre une campagne téléphonique de textos intitulée ‘text now 4 women’s rights’ ainsi qu’une pétition en ligne pour demander aux États africains de ratifier le Protocole. Elles publient également des articles en faveur de la ratification dans l’hebdomadaire en ligne Pambazuka.35

En manifestant de cette façon, ces militants de la cause du Protocole n’attendent rien à court terme des institutions panafricaines, dont leur sort ne dépend pas directement puisque celles-ci sont tributaires des systèmes nationaux. Ils le font en grande partie pour se rendre visibles dans l’espace africain, afin de pouvoir faire davantage pression sur les gouvernementaux nationaux. Cette stratégie se révèle payante sur le plan formel, puisque, le 25 novembre 2005, le Protocole entrera finalement en vigueur après sa ratification par 15 États membres de l’UA. Le directeur du bureau du conseiller juridique d’alors explique que: ‘ce qui a été vraiment unique avec ce Protocole, c’est la vitesse à laquelle il est entré en vigueur. D ans toute l’histoire de l’OUA/UA,

aucun Protocole n’est entré en vigueur aussi rapidement’.36 Les obstacles à sa mise en œuvre apparaissent cependant très importants, notamment en raison de la faiblesse des moyens institutionnels au niveau national mais aussi du contexte du pluralisme juridique existant en Afrique. Mais son entrée en vigueur n’en constitue pas pour autant un jeu à somme nulle. En effet, par des mécanismes d’appropriation, différents acteurs s’en prévalent pour revendiquer des droits violés par les États , faisant naître de nouveaux combats politiques au niveau national.

Dès son adoption, l’espace d’action et de mobilisation autour du Protocole s’élargit aux militants des organisations de femmes non juristes qui font de sa mise en œuvre un enjeu. D’un outil technique entre les mains d’experts, le Protocole devient dès lors une ressource pour de nombreuses organisations de défense des droits des femmes. Comme l’ont mis en évidence les approches en termes de coalition de cause,37 toutes les membres de SOAWR partagent des valeurs et des idées qui constituent des dimensions cruciales de l’élucidation des liens entre adhésion à la cause commune et but poursuivi: l’entrée en vigueur, puis la mise en œuvre du Protocole. Elles la défendent au sein de différents espaces afin ‘de l’imposer à l’agenda public pour contraindre les autorités publiques à l’inscrire à l’agenda gouvernemental [en] appelant une décision’.38

4 USAGES DU DROIT POUR L’ÉGALITÉ DANS L’ESPACE TRANSNATIONAL AFRICAIN (2005 A AUJOURD’HUI)

Avec son entrée en vigueur en 2005, le Protocole de Maputo, de ressource potentielle, devient une ressource actuelle dont les acteurs peuvent se prévaloir dans l’espace transnational africain. L’approche en termes de coalition de cause, qui met en avant leurs fonctions d’intermédiation sur le long terme, est particulièrement opérante pour conceptualiser les modalités d’action de SOAWR pour influencer les processus politiques au niveau national dans le but de favoriser la mise en œuvre du Protocole de Maputo. Douze ans plus tard, SOAWR s’est en effet pérennisée et ses objectifs se sont étendus à sa promotion, sa vulgarisation et sa domestication. Parce qu’un nombre plus large d’actrices se rend compte que ce Protocole contient les germes d’une amélioration de la vie des femmes et d’une réduction des injustices de genre sur le continent africain, la coalition s’est également élargie.

4.1 Le droit, une ressource du jeu politique

Le but visé par la coalition SOAWR est d’accroître la volonté politique des États membres de l’UA, à ratifier, de préférence sans réserves, et mettre en œuvre le Protocole de Maputo. Une employée d’Égalité maintenant se projette en cas termes: ‘il y aura un jour où nous n’aurons plus besoin d’une telle coalition, quand tous les États membres de l’UA auront ratifié, peut-être dans 20 ou 40 ans!’.39

En effet, si une coalition de cause se met en place à ce moment-là, c’est bien parce que le Protocole est perçu comme un cadre juridique exhaustif permettant de tenir les gouvernements africains pour responsables des violations des droits des femmes: ‘si le Protocole est ratifié et mis en œuvre, il a le potentiel de mettre un terme à l’impunité pour toutes les formes de violations des droits humains des femmes en Afrique’.40 De ce fait, les mobilisations sont dirigées en premier lieu à l’endroit des gouvernements. Pour reprendre les propos d’ Éric Agrikoliansky, ‘Parce que l ’État agit par le droit [...], l’État peut être contraint par le droit. [...] Les protestataires peuvent se saisir de la légalité pour retourner contre l’ État la force du droit’.41

Leur mobilisation, si elle évolue dans le temps, repose principalement sur des stratégies de plaidoyer.42 Les membres de la coalition de cause élaborent par exemple des versions simplifiées du Protocole pour les transmettre aux ministres qui n’en auraient pas lu la version complète. Ils prennent directement contact avec les ministères de la justice, des affaires étrangères et ceux chargés des questions féminines et identifient des points focaux. L’objectif poursuivi est la prise de conscience publique du Protocole, en particulier par ceux qui sont susceptibles de jouer un rôle dans sa mise en œuvre (fonctionnaires, juristes, officiers de police, médecins etc.). Ils font plus spécifiquement un travail de socialisation et de sensibilisation au Protocole auprès des parlementaires. Une employée d’Égalité maintenant explique ainsi que des solutions simples existent: ‘Parfois, il s’agit d’un problème de budget au niveau national. Il nous arrive de faire des photocopies pour chacun des députés, de telle façon qu’ils puissent délibérer en toute connaissance de cause’.43

Constituer une coalition permet ainsi de gagner en audience et en légitimité. Dans cette perspective, c’est le partage d’informations et de bonnes pratiques, la mutualisation des ressources, et de l’expertise acquise qui doivent permettre à SOAWR de faire connaître et reconnaître le Protocole de Maputo: ‘il y a beaucoup de preuve qu’un lobbying efficace et approprié auprès de la société civile est un moyen efficace de faire pression sur les décideurs politiques’.44

Pour disséminer des connaissances à propos du texte , la coalition vise plus largement la société civile aux niveaux national et local. Selon les associations, seul un processus d’apprentissage de cet instrument juridique le rendra contraignant et permettra d’en jouir. Sans quoi, la fonction coercitive du droit ne peut fonctionner. En Gambie par exemple, la stratégie du Centre africain pour la démocratie et les études sur les droits de l’homme consiste à sensibiliser les chefs religieux ainsi qu’à s’appuyer sur des techniques de communications pour aider les personnes analphabètes à comprendre le Protocole:

l’implication de communicants traditionnels (surtout des femmes) dans la composition de musique dans les langues locales a été utile pour disséminer l’information parmi les communautés rurales [...]. En outre, la production de brochures, de posters et la traduction du Protocole dans les langues locales a engendré une meilleure connaissance de cet instrument dans l’ensemble de la population.45

Les membres de la coalition mettent à la disposition des associations nationales de défense des droits des femmes nationales l’information sur le Protocole de Maputo, par exemple en organisant des sessions de formation pour expliquer notamment la procédure de ratification. C’est aussi pour promouvoir le Protocole qu’ils utilisent les médias (radio, TV, journaux) et que l’organisation FEMNET produit une pièce radiophonique en collaboration avec la Compagnie nationale ‘Kenya Broadcasting Corporation’.

Le plaidoyer peut également s’effectuer à distance par la mise en réseau et la création de mailing list qui font circuler du matériau militant: projets de lois, pétitions, slogans ... Dans les État s qui l’ont ratifié, les membres de la coalition de cause font pression en repérant des violations du Protocole, tandis que pour ceux qui ne l’ont encore ratifié, ils élaborent une cartographie visant à énumérer de façon exhaustive les entraves à la ratification.

On le voit, la spécificité de la mobilisation de la coalition de cause est qu’elle combine un répertoire protestataire (dénonciations, pétitions, interpellations publiques) à un ‘répertoire d’action’46 plus feutré qui renvoie à des stratégies d’influence des autorités politiques par des techniques de persuasion et de plaidoyer plus ou moins discrètes (contacts personnalisés, informations techniques, élaboration et diffusion d’argumentaires). Paradoxalement, si la coalition de cause tente d’influencer les processus de mise à l’agenda du Protocole au niveau national pour améliorer le statut des femmes par le droit, c’est-à-dire si le droit constitue l’objet des revendications, il n’est pas leur principal répertoire d’action. Le Protocole de Maputo constitue à cet égard un exemple particulièrement intéressant d’usages politiques et contestataires du droit qui ne passent pas (encore?) par une stratégie proprement juridique ou judiciaire.

En d’autres termes, l’‘arme’47 défensive est activée (la production d’un texte permettant de se prévaloir de droits) mais pas encore l’arme offensive: l’arène judiciaire au niveau régional, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, bien que saisie plusieurs fois ‘au nom du’ Protocole de Maputo,48 n’a pas encore rendu de décision concernant une violation de ce texte. Au niveau national néanmoins, un jeu avec les arènes judiciaires semble s’être mis en place, dans la mesure où le Protocole de Maputo a été invoqué à plusieurs reprises devant les instances de justice.49 Ici donc, le droit ne constitue pas un ‘répertoire d’action’ spécifique mais un horizon à construire pour obtenir, par des mobilisations, une mise en œuvre future.

4.2 Le droit, une ressource instrumentalisée pour la cause de l’égalité entre les sexes

Mus par l’idée selon laquelle le Protocole de Maputo permettra de réduire les inégalités de sexes, les membres de la coalition de cause déploient une activité militante en vue d’en promouvoir la ratification, la domestication et l’implémentation. Car si ces acteurs appréhendent le Protocole de Maputo comme une protection des femmes contre les abus de pouvoir de l’État, ils y voient également un dispositif de médiation des relations de genre entre individus. Dans cette perspective, le Protocole additionnel est appréhendé comme devant permettre de réaliser l’égalité entre les sexes, ou du moins, le respect par les États membres des engagements dans ce domaine: ‘Les droits ne sont plus seulement un vocabulaire d’affirmation, ils deviennent un moyen de l’égalité’.50

Pour la coalition de cause, le Protocole tient une place particulière au sein des instruments qui peuvent contribuer à réformer les législations discriminatoires, et en premier lieu, au niveau des É tats membres de l’UA. Par exemple, dans un contexte où le principe d’égalité entre les hommes et les femmes est formellement inscrit dans la constitution, la militante et juriste djiboutienne Zeinab Kamil Ali soutient que ‘la ratification du Protocole mettra les mécanismes constitutionnels en action et où ils sont absents, il rendra possible leur mise en place’.51

Les associations engagées dans la mobilisation juridique souhaitent en outre qu’il soit suivi d’un processus de domestication au niveau national. Sur le moyen terme, la mise en œuvre du Protocole est ainsi conçue comme un moyen d’adopter des mesures législatives en faveur de l’égalité entre les sexes, et d’abolir les législations discriminatoires contre les femmes. En utilisant le droit comme un moyen de promouvoir leur émancipation, les associations affichent leur foi en la capacité du droit à aider les groupes sociaux désavantagés. C’est ce qu’illustrent les propos de Faiza Jama Mohamed, directrice d’Égalité maintenant:

la signature, la ratification et la mise en œuvre du Protocole de Maputo auront un effet considérable sur les droits des femmes sur un continent qui a historiquement vu les femmes porter le poids du fardeau de la pauvreté, de l’exclusion et des guerres.52

À plus long terme encore, les membres de la coalition SOAWR appréhendent le Protocole de Maputo comme un moyen d’établir une jurisprudence. Dès 2004, notant que la CADHP n’a jamais été saisie d’une plainte relative aux droits des femmes, la commissaire Rapporteure spéciale sur les droits des femmes avait émis le vœu de voir des membres de la coalition SOAWR se spécialiser dans les litiges judiciaires, tant au niveau régional que national.53 Cet instrument doit ainsi apporter des orientations et des précédents pour les tribunaux nationaux. Plus important encore, le Protocole doit offrir aux femmes une réelle voie de recours au niveau régional et permettre à la Commission africaine et à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples de faire respecter de manière effective les droits qui y sont reconnus.

Les acteurs de la coalition de cause - qui se mobilisent aussi bien sur les scènes nationale que régionale - ne veulent pas que le Protocole reste tel quel. Ils entendent au contraire s’en servir à des fins sociales pour atteindre l’objectif d’amélioration du statut des femmes dans les pays où leurs actions se déploient et susciter des effets concrets, tels que des réformes législatives en faveur de l’égalité entre les sexes. On le voit, l’usage du Protocole de Maputo en tant que ressource correspond à une forme de mobilisation du droit comme instrument de changement social qui altèrerait les relations de pouvoir entre gouvernants et gouvernés. Ces acteurs appréhendent le droit régional comme un instrument de promotion et de protection des droits des femmes africaines qui réorganiserait les rapports de force, conformément à la façon dont le définissent Pierres Lascoumes et Patrick Le Galès dans leur ouvrage L’instrumentation de l’action publique, controverses, résistance, effets. Si l’on suit cette perspective, le Protocole de Maputo peut être associé à ‘un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur’.54

Quand il fait l’objet de mobilisations transnationales, le droit peut être indissociablement objet (Protocole), vecteur (l’égalité hommes/femmes par le droit) et objectif (la mise en œuvre du Protocole), même pour des organisations qui ne semblent pas avoir de liens directs avec la sphère juridique, ni s’intéresser à elle a priori.

5 CONCLUSION

Cet article a présenté l’itinéraire du Protocole de Maputo, en distinguant trois grandes séquences renvoyant chacune à un état particulier de la mobilisation. La première partie, qui est dédiée à la conception et l’élaboration du Protocole (1995-2003), a montré que la production d’un texte juridique sur l’égalité hommes/femmes est d’abord un enjeu pour les professionnels du droit. Si les premières impulsions sont données par des femmes intellectuelles, juristes ou engagées dans les questions d’accès à la justice, cette première séquence donne à voir la transformation de la morphologie des mobilisations sous l’effet d’une implication croissante des associations. La deuxième partie, à partir de son adoption en 2003 jusqu’à son entrée en vigueur en 2005, s’est consacrée à la construction d’un espace militant pour la cause du Protocole de Maputo au niveau régional, porté notamment par la convergence d’associations au sein de la coalition SOAWR. Elle a analysé la façon dont le Protocole de Maputo, d’un objet juridique débattu de façon technique entre experts, se transforme en une ‘cause’ pour l’égalité entre les sexes. La troisième partie, de 2005 à aujourd’hui, a investigué les modalités d’action du plaidoyer et la façon dont les associations cherchent à faire de ce texte un instrument d’action publique de promotion et de protection des droits des femmes. Car aujourd’hui, ceux sont autant des professionnels du droit que des militants aux caractéristiques sociologiques différentes (médecins, universitaires, métiers du développement, experts en ‘genre’) qui se mobilisent pour la cause du Protocole de Maputo afin de l’imposer aux gouvernements.

En 2017, sur les 55 États membres de l’UA, 52 l’ont signé (seuls l’Égypte, le Botswana et le Maroc font exception) mais seulement 38 d’entre eux l’ont ratifié. Le Protocole, et c’est d’ailleurs tout l’argumentaire de l’article, ne peut rester un perpétuel jeu à somme nulle: non pas parce qu’il a été signé et ratifié par une grande majorité de pays africains, mais en raison de la mobilisation juridique qui l’accompagne et qui, elle, produit des effets transformatifs. Si les changements législatifs et juridiques au niveau national peuvent, de prime abord, relever l’inefficacité et l’ineffectivité du Protocole (faibles taux de recours au Protocole, décalage entre le texte et les normes effectivement appliquées), les effets potentiels de la mobilisation juridique en faveur de l’adoption, l’entrée en vigueur et la mise en œuvre du Protocole sur la réalité sociale ne doivent pas être sous-évalués. Les effets de conscientisation juridique et de légitimation à long terme du plaidoyer pour le droit, en termes de changements de comportements et de mentalités, sont loin d’être négligeables.

De ce fait, il convient d’apporter une réponse nuancée quant à l’impact produit concrètement par le Protocole de Maputo sur le terrain, et en particulier sur l’évolution du statut des femmes dans les sociétés concernées: une des caractéristiques du droit étant sa disponibilité pour des usages pluriels, des appropriations par des acteurs sociaux peuvent produire des effets inattendus, à plus ou moins long terme et plus ou moins conformes aux enjeux qui ont présidé à sa production. En analysant ainsi cette production comme un processus dans lequel s’investissent plusieurs acteurs dans un jeu multi-niveaux, on voit bien comment le Protocole ouvre un espace social de négociation et de mobilisation qu’il convient donc de prendre au sérieux. Et c’est justement parce qu’il fait l’objet de telles mobilisations qu’il a pu entrer en vigueur, et pourra peut-être, à terme, être mis en œuvre.

 


1. JS Nye & RO Keohane ‘Transnational relations and world politics: an introduction’ (1971) 25 International Organization 329.

2. P Hassenteufel ‘De la comparaison internationale à la comparaison transnationale’ (2005) 55 Revue française de science politique 113 126.

3. L Bereni La bataille de la parité (2015) 300.

4. Voir les travaux de Michael Mc Cann sur les ‘legal mobilisations’: M McCann Rights at work (1994) 372. Plus récemment: M N’Diaye ‘Le développement d’une mobilisation juridique dans le combat pour la cause des femmes: l’exemple de l’Association des juristes sénégalaises (AJS)’ (2011) 124 Politique africaine 155.

5. E Agrikoliansky ‘Les usages protestataires du droit’ in O Fillieule et al Penser les mouvements sociaux (2009) La Découverte 231.

6. L Bereni & A Revillard ‘Les femmes contestent: genre, féminismes et mobilisations collectives’ (2012) 85 Sociétés Contemporaines 5; L Bereni et al ‘Edito: entre contraintes et ressources, les mouvements féministes face au droit’ (2010) 29 Nouvelles questions féministes 6-15.

7. L Israël ‘Usages militants du droit dans l’arène judiciaire: le cause lawyering’ (2001) 49 Droit et société 793; L Israël et al Sur la portée sociale du droit: usages et légitimité du registre juridique (2005).

8. Plusieurs des personnes que nous avons interrogées souhaitent que leur propos restent anonymes. C’est pourquoi nous ne précisons pas le nom des personnes que nous citons.

9. Cet article s’inscrit dans le cadre d’une thèse de doctorat dont l’ambition est de restituer, à partir des sources de première main et dans une perspective socio-historique, le processus de genèse de ce Protocole additionnel, en s’intéressant à la fois au processus d’élaboration du Protocole, aux expertises juridiques mobilisées qu’à la constitution de coalitions d’acteurs qui ont milité au plan transnational.

10. O rgane de l’OUA/UA créé en 1981 aux termes de l’article 30 de la Charte africaine et mis en place en 1987 à Banjul, qui a pour mandat la promotion et la protection des droits humains sur le continent africain.

11. GE Marcus ‘Ethnography in/of the world system: the emergence of multi-sited ethnography’ (1995) 24 Annual Review of Anthropology 95.

12. Nous parlons ici d’espace car l’amorce du processus d’institutionnalisation des droits humains sur le continent africain paraît insuffisant pour parler de la constitution d’un ‘champ’ transnational africain - comme cela a été fait dans le cadre de l’Union européenne (UE). Nous privilégions par conséquent la notion d’espace régional, appréhendant celui-ci comme le lieu de tensions, de conflits de valeurs et de rapports de force entre acteurs. Voir A Mégie et G Sacriste ‘Polilexes : champ juridique européen et polity communautaire’ (2009) 28 Politique européenne 157; A Cohen & A Vauchez ‘Sociologie politique de l’Europe du droit’ (2010) 60 Revue française de science politique 223.

13. C Achin & L Bereni ‘ Agenda/mise à l’agenda’ in C Achin & L Bereni Dictionnaire genre & science politique, concepts, objets, problèmes (2013) 57.

14. M Rabier ‘Entrepreneuses de cause. Contribution à une sociologie des engagements des dirigeantes économiques en France’ (2013) Thèse de doctorat en Sciences de la société EHESS.

15. Achin & Bereni (n 13 ci-dessus).

16. Cette organisation, constituée en 1990, a pour objectif de promouvoir une culture du respect des droits des femmes en Afrique et de porter ainsi les intérêts des femmes de tout le continent. L ’organisation s’est développée et comprend aujourd’hui des membres dans 23 pays. Voir le site web de l’organisation : http://www.wildaf-ao.org/ (consulté le 3 février 2017).

17. B Hocking ‘Catalytic diplomacy: beyond newness and decline’ in J Melissen (ed) Innovation in diplomatic practice (1999).

19. Id.

20. ‘Mark-up from the Meeting convened on 4-5 juin 2003 in Addis-Abeba, by the Africa regional office and the law project of Equality Now’ (archive).

21. K Adjamabdo-Johnson ‘The entry into force of the Protocol on the Rights of Women in Africa: a challenge for Africa and women’ in African Voices on Development and Social Justice (24 juin 2004) 162 Pambazuka News 108 (traduction de l’auteure).

22. Entretien avec une employée d’Égalité maintenant, 6 mars 2015, siège de SOAWR, Nairobi (traduction de l’auteure).

23. Id.

24. Id.

25. Id.

26. En concordance avec la définition qu’en donne Paul Sabatier, l’auteur qui a forgé cette approche et l’a diffusée, à savoir une configuration ‘d’acteurs provenant d’une multitude d’institutions [...] qui partagent un système de croyances lié à l’action publique et qui s’engagent dans un effort concerté afin de traduire des éléments de leur système de croyances en une politique publique’ in Z Scchlager & PA Sabatier ‘Les approches cognitives de politiques publiques: perspectives’ (2000) 50 Revue Française de Science Politique 227. Voir aussi PA Sabatier ‘Advocacy coalition framework (ACF)’ in L Boussaguet et al Dictionnaire des politiques publiques (2004) 40-49.

27. Entretien avec une militante de la coalition SOAWR, Banjul, 20 mars 2014.

28. Entretien avec une membre de WiLDAF/FeDDAF Togo, Addis-Abeba, 20 janvier 2015.

29. Id.

30. FAS, ‘ Contribution des femmes africaines à la déclaration sur l’intégration de la perspective genre’ dans l’UA’, http://www.genderismyagenda.com/campagne/actes_fran/4_declaration_ethiopie.pdf (consulté le 12 novembre 2016).

31. FAS, ‘Accord consensuel d’Abuja’, http://www.genderismyagenda.com/campagne/actes_fran/5_accord_consensuel_abuja.pdf (consulté le 12 novembre 2016).

32. FAS (n 31 ci-dessus).

33. WLF Felstiner et al ‘The emergence and transformation of disputes: naming, blaming, claiming’ (1980) 15 Law & Society Review 631.

34. Entretien avec une militante de la coalition SOAWR, Banjul, 20 mars 2014.

35. Regroupés dans l’ouvrage SOAWR Not yet a force for freedom: the Protocol on the Rights of Women in Africa (2004) Pambazuka News 162

36. Entretien avec le directeur du bureau du conseiller juridique de la Commission de l’UA (1999-2011), Nairobi, 21 mars 2015.

37. CM Weible & PA Sabatier ‘A guide to the advocacy coalition framework’ in F Fischer, GJ Miller & MS Sidney (eds) Handbook of public policy analysis (2006) 123.

38. L Boussaguet et al Dictionnaire des politiques publiques (2004) 40-49.

39. Entretien avec une employée d’Égalité maintenant, 6 mars 2015, Nairobi.

40. H Forster ‘African States equal to the task? not yet a force for freedom’ African Voices on Development and Social Justice (juin 2004) Pambazuka News 162 112-113 (traduction de l’auteure).

41. E Agrikoliansky ‘Les usages protestataires du droit’ in O Fillieule et al Penser les mouvements sociaux (2009) La Découverte 225.

42. Nous définissons le plaidoyer comme le fait de rendre une cause visible, par le biais par exemple de lobbying, de campagne publique ou médiatique, afin de changer les pratiques et les politiques publiques. Pour aller plus loin: E Ollion & J Siméant ‘Politiques du plaidoyer’ (2015) 67 Critique Internationale.

43. Entretien avec une employée d’Égalité maintenant, 6 mars 2015, Nairobi.

44. Oxfam “Promoting Women’s Rights across Africa: Raising Her Voice - Pan Africa Effectiveness Review” (décembre 2013) 27 http://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/er-promoting-women’s-rights-pan-africa-effectiveness-review-061213-en.pdf (consulté le 26 mai 2017) (traduction de l’auteure).

45. Oxfam “Promoting Women’s Rights across Africa: Raising Her Voice - Pan Africa Effectiveness Review” (décembre 2013), 18 http://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/er-promoting-women’s-rights-pan-africa-effectiveness-review-061213-en.pdf (consulté le 26 mai 2017) (traduction de l’auteure).

46. Le concept de répertoire d’action a été introduit en sciences politiques par Charles Tilly pour rendre compte de la rigidité relative des formes d’action populaire. C inq facteurs pèseraient sur la disponibilité d’un moyen d’action dans une société donnée par un groupe donné : les standards de droit et de justice qui prévalent dans la population et rendent plus ou moins socialement acceptables différents types d’action collective, les routines quotidiennes de fonctionnement d’un groupe protestataire, l’organisation

47. L Israël L’arme du droit (2009).

49. Parmi les affaires jugées sur la base du Protocole figurent l’arrêt de la Cour suprême de Zambie du 30 juin 2008 au sujet d’une écolière âgée de 13 ans violée par son maître.

50. PY Baudot & A Revillard L’ État des droits: politique des droits et pratiques des institutions (2015) 17.

51. A Zeinab Kamil ‘A plea for ratification’ African Voices on Development and Social Justice (2004) 162 Pambazuka News 104 (traduction de l’auteure).

52. FJ Mohamed ‘11 years of the African Women’s Rights Protocol: progress and challenges’ (2014) 57 Development 71 (traduction de l’auteure).

53. Melo ‘NGOs and the UN’ in Watch my agenda, (juin 2007) 2 GIMAC Newsletter 21 http://www.genderismyagenda.com/Gender_is_My_Agenda_Newsletter_June2007. pdf (consulté le 25 juin 2017).

54. P Lascoumes & Y Le Galès (eds) Gouverner par les instruments (2004) 13.