Koffi Arnaud Kpla
Doctorant au Centre de droit international de Nanterre (CEDIN, Université Paris Nanterre). Master en droit international public, 2017, Université de Strasbourg / Diplôme universitaire Clinique des droits de l’homme, 2018, Université de Strasbourg et Institut international des droits de l’homme/Fondation René Cassin
https://orcid.org/0000-0002-5318-7900
Edition: AHRY Volume 8
Pages: 523-539
Citation: KA Kpla ‘L’arrêt Ligue ivoirienne des droits de l’homme (LIDHO) et autres c. Côte d’Ivoire: une mutation complexe du contentieux environnemental Trafigura’ (2024) 8 Annuaire africain des droits de l’homme 523-539
http://doi.org/10.29053/2523-1367/2024/v8a20
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RÉSUMÉ
Dans l’intérêt des victimes des déchets toxiques déversés dans la ville d’Abidjan et sa banlieue en 2006, trois organisations non-gouvernementales demandent en 2016 à la Cour de dire et juger que la République de Côte d’Ivoire est responsable de certaines violations des droits de l’homme. L’arrêt rendu par la Cour intervient en 2023, sept longues années après le dépôt de la requête conjointe de ces organisations. Dans ses conclusions, la Cour dit que la République de Côte d’Ivoire a violé le droit à la vie, le droit à un recours effectif, le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible, le droit à un environnement satisfaisant et global, propice au développement, et le droit à l’information, tous protégés par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. La Cour répond ainsi à la question centrale posée par les requérants, celle ayant trait à l’invocation de la responsabilité étatique de l’Etat de Côte d’Ivoire pour sa négligence aussi bien dans la réalisation du dommage environnemental que dans la gestion des fonds alloués aux réparations. Mais il convient d’affirmer que derrière cette question de responsabilité étatique se cache la problématique de la responsabilité des entreprises, en matière de droits de l’homme, pour les mêmes faits d’atteinte à l’environnement. En effet, le déversement des déchets toxiques à Abidjan et sa banlieue avait connu, en dehors de celle de l’Etat, une très forte implication de quelques entreprises dont Trafigura, véritable cheffe d’orchestre. Le présent commentaire plaide pour l’édiction des normes permettant à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples d’engager la responsabilité des entreprises. Ces normes, si elles existaient, auraient permis de sanctionner l’entreprise Trafigura au même titre que l’Etat ivoirien, voire plus. Cela étant, l’article considère que le contentieux porté devant la Cour est en réalité un contentieux contre les entreprises et l’Etat, indûment transformé (par les requérants et la Cour) en un contentieux contre l’Etat.
TITLE AND ABSTRACT IN ENGLISH
The LIDHO and others v Côte d’Ivoire Judgment: reframing the Trafigura environmental liability dispute
ABSTRACT: In 2016, three non-governmental organisations petitioned the African Court on Human and Peoples’ Rights, seeking a ruling that the Republic of Côte d’Ivoire was responsible for human rights violations arising from the 2006 toxic waste dumping in Abidjan and its suburbs. The Court delivered its judgment in 2023, seven years after the petition was filed. It found that Côte d’Ivoire violated multiple rights under the African Charter on Human and Peoples’ Rights, including the right to life, the right to an effective remedy, the right to the highest attainable standard of health, the right to a healthy environment, and the right to information. The Court addressed the central issue of whether Côte d’Ivoire should be held liable for both the environmental harm and the mismanagement of reparations funds. However, the case also implicates corporate accountability. The toxic waste dumping involved several entities, notably Trafigura, which played a key role. This commentary argues that international human rights law should be developed to enable the African Court to hold corporations accountable for human rights violations. Such standards would allow for Trafigura to be sanctioned alongside, or even more severely than, the Ivorian state. The article contends that the dispute before the Court should have been framed as one involving both the state and the corporations, rather than solely the state.
MOTS-CLÉS: Probo Koala ; Trafigura ; Etat ; entreprises ; environnement ; responsabilité ; déchets toxiques ; Cour africaine des droits de l’homme et des peuples
2 Les interactions entre les procédures judiciaires internes et internationales
2.1 De l’assimilation des procédures internes aux procédures internationales
2.2 De l’existence d’une décision internationale préalable sur le fond
3 Les interactions entre les droits de l’homme et le droit de l’environnement
3.1 L’entité étatique: l’entière responsabilité
3.2 La responsabilité de l’entité privée: au stade de l’espoir
1 INTRODUCTION
Dans l’arrêt Ligue ivoirienne des droits de l’homme (LIDHO) et autres c. République de Côte d’Ivoire (ci-après l’arrêt), les juges se prononcèrent à l’encontre de la République de Côte d’Ivoire «à la majorité de dix (10) voix pour, et une (1) voix contre (...)».1 A l’occasion de cette longue affaire relative à l’atteinte à l’environnement et aux droits de l’homme, l’absence d’unanimité parmi les juges montre bien l’intérêt et la pertinence d’un débat doctrinal sur la responsabilité des entreprises en matière des droits de l’homme.
L’affaire est principalement marquée par l’intoxication, en août 2006, de populations victimes2 du déversement de 528 m3 de déchets toxiques3 à Abidjan et banlieues. En provenance du port d’Amsterdam (Pays-Bas) via les ports de Paldiski (Estonie), de Lomé (Togo) et de Lagos (Nigéria) où l’on a observé des tentatives infructueuses de déversement,4 ces déchets avaient été transportés jusqu’à Abidjan par le navire vraquier Probo Koala.5 Ce dernier, battant pavillon panaméen,6 et appartenant au moment des faits à la compagnie grecque Prime Marine Management7 est affrété par l’entreprise suisse8 et néerlandaise9 Trafigura, laquelle dispose de son centre opérationnel à Londres (Royaume-Unis).10 Le déversement des déchets toxiques dans la capitale ivoirienne, suite à ce long parcours effectué par le Probo Koala, a lieu à partir du 19 août 2006, date d’arrivée du navire au port d’Abidjan. Ce déversement relève de
l’initiative de Trafigura, grâce au soutien de sa filiale ivoirienne Puma Energy CI et de la société abidjanaise Tommy.11 Tommy, qui visiblement fut créée dans le seul but de ce déversement de déchets toxiques,12 a sous-traité les déchets à des camionneurs qui les ont ensuite librement déversés dans des endroits non adaptés de la capitale ivoirienne.13 Les premières plaintes des riverains, dues à l’odeur suffocante des déchets, ont immédiatement provoqué la réaction de l’administration ivoirienne. Le Centre ivoirien anti-pollution conduit une première enquête soldée par une injonction de bloquer le Probo Koala aux fins d’enquêtes supplémentaires.14 Malgré cette injonction, les autorités portuaires laissent partir le vraquier du port d’Abidjan le 22 août 2006.15 Le Probo Koala sera bloqué un mois plus tard au port de Paldiski par des militants de l’ONG Greenpeace16 et par une décision du Procureur estonien à la demande du ministère ivoirien de l’environnement.17
Dans l’intervalle, l’Etat ivoirien crée une commission interministérielle, une commission nationale et une commission internationale d’enquête18 qui adoptent à l’encontre de certaines autorités quelques mesures administratives disciplinaires. En outre, la police ivoirienne procède à l’arrestation de deux hauts dirigeants de Trafigura et un dirigeant de Puma Energy CI.19 Toutefois la conclusion d’un protocole d’accord cinq mois plus tard, entre Trafigura et l’Etat ivoirien, change la donne. Comme l’exigent les termes du protocole d’accord, Trafigura verse la somme de 95 milliards de francs cfa à l’Etat de Côte d’Ivoire, pour indemniser les victimes et mener les opérations de dépollution. Réciproquement, l’Etat de Côte d’Ivoire libère les trois cadres de la multinationale qui quittent aussitôt le territoire ivoirien.20 Dans la foulée, ce qui peut sembler paradoxal, le Tribunal d’Abidjan-Plateau condamne le gérant de Tommy et un agent maritime de la société WAIBS impliqué dans l’affaire, respectivement à 20 et 5 ans de détention.21 Plus tard en juin 2007 le gouvernement ivoirien commence la distribution des indemnisations aux victimes.22
Toutes ces manœuvres politiques et judiciaires traduisent une apparente réaction de l’Etat ivoirien, mais contestée par les victimes, ce qui entraîne de longues années de procédures judiciaires tant en Côte d’Ivoire qu’en Europe, à l’encontre de Trafigura et l’Etat ivoirien.23 De tels événements reflètent la complexité et la spécificité de ce contentieux porté devant la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (la Cour) par la LIDHO, la FIDH et le MIDH (les ONG requérantes) dans l’intérêt public des victimes des déchets toxiques. D’abord ce contentieux soulève la problématique des droits collectifs d’un groupe d’individus dans le système particulier africain de protection des droits de l’homme.24 Ensuite, il traite de la responsabilité de protéger les droits de l’homme, laquelle en matière de protection de l’environnement suscite des réflexions sur la manière dont la Cour pourrait appréhender, outre les Etats, les entreprises responsables. Enfin, le contentieux implique une multitude de personnes physiques et morales, toutes relevant de la compétence d’Etats différents, parfois en dehors du continent africain.
Dans la requête introductive d’instance, les ONG requérantes25 allèguent la violation du droit à un recours effectif et le droit de demander réparation du préjudice subi, du droit au respect de la vie et à l’intégrité physique et morale de la personne, du droit de jouir d’un meilleur état de santé physique et mentale, du droit des peuples à un environnement satisfaisant et global, propice à leur développement, et des droits protégés par la Convention africaine sur la conservation de la nature et des ressources naturelles de 1968, révisée en 2003 (la Convention d’Alger).26 Elles demandent, en outre, à la Cour d’ordonner à l’Etat ivoirien de mettre en œuvre un certain nombre d’actions réparatrices.27 Toutes ces allégations sont réfutées par l’Etat défendeur, qui pour l’occasion demande à la Cour de se déclarer incompétente et de déclarer la requête irrecevable.28 La Cour, après avoir rejeté les exceptions d’incompétence et d’irrecevabilité,29 fait sienne la quasi-totalité des demandes des ONG requérantes.30 En conséquence, elle condamne l’Etat ivoirien à réparer le dommage causé aux victimes des déchets toxiques en Côte d’Ivoire.31 En agissant de la sorte, la Cour tranche en faveur d’une responsabilité principale de l’Etat en l’affaire, affichant ainsi sa position sur la problématique générale de la responsabilité partagée des entités privée et étatique dans le contentieux environnemental. Pourtant, l’avènement superflu de l’affaire aurait pu empêcher son règlement par la Cour; et pour cause, la particularité affichée par les interactions entre les procédures judiciaires internes et internationales (2). Les observations sur l’arrêt au fond concernent, quant à elles, les interactions entre les droits de l’homme et le droit de l’environnement (3).
2 LES INTERACTIONS ENTRE LES PROCÉDURES JUDICIAIRES INTERNES ET INTERNATIONALES
Il est vrai qu’en pratique, les commentaires de décisions de justice se focalisent sur le fond. Les éléments relatifs à la procédure se restreignent généralement à figurer dans les propos introductifs. Mais l’espèce étant jugée particulière, quelques observations importantes relatives à la procédure doivent être émises. En fait, vu l’origine externe du contentieux vis-à-vis de la Côte d’Ivoire, les victimes ont saisi certaines juridictions internes d’Etats européens (ci-après les juridictions étrangères) parallèlement aux actions judiciaires intentées en interne.32
Comme l’exigent les règles relatives à la recevabilité du litige devant la Cour de céans, celle-ci est tenue de veiller à ce que d’éventuelles circonstances entourant les procédures judiciaires internes à l’Etat défendeur ne l’empêchent pas de statuer au fond. Il appert que, dans le cas d’espèce, l’existence de procédures internationales - celles menées par les juridictions étrangères - est intervenue comme une difficulté supplémentaire que la Cour devait surmonter. Dans une analyse comparative de la procédure devant la Cour (cette procédure naissant du fait de l’existence de procédures internes ivoiriennes) et des procédures internationales susvisées, les honorables juges majoritaires ont considéré que les procédures internationales ne constituent pas un «règlement international de l’affaire».33 Notamment, ils s’alignent sur la jurisprudence interprétative de la Cour concernant l’article 56(7) de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (la Charte). En vertu de cette jurisprudence, la comparaison d’une procédure devant la Cour avec une autre procédure internationale ne permet de qualifier la seconde de «règlement» qu’à la réunion cumulative de trois conditions: premièrement l’identité des parties, deuxièmement la similitude des requêtes ou leur nature alternative, complémentaire ou consécutive. Ces deux premières conditions relèvent de la question de l’assimilation des procédures internes et internationales (2.1). Troisièmement, la jurisprudence de la Cour impose la condition de l’existence d’une décision internationale sur le fond (2.2).
2.1 De l’assimilation des procédures internes aux procédures internationales
Il n’y a pas de doute que le contentieux Trafigura présenté à la Cour est une affaire comportant des procédures internes et internationales vis-à-vis de la Côte d’ivoire. En vertu du principe ne bis in idem, la Cour fut contrainte de s’assurer de la non-existence d’un «règlement international» préalable de l’affaire. C’est une démarche complexe que la Cour a tant bien que mal tenté de contourner en utilisant les trois critères jurisprudentiels suscités. En particulier, il est objectivement difficile de prétendre que les procédures internes (mutatis mutandis la procédure devant la Cour) et les procédures internationales préalables dans cette affaire du Probo Koala ne concernent pas le même et unique contentieux. A ce titre, l’analyse de la Cour peut être fortement relativisée.
En ce qui concerne l’identité des parties, la Cour estime qu’il n’est nullement prouvé que les requérants de part et d’autre sont les mêmes. S’agissant des défendeurs, elle affirme qu’en la présente affaire, le défendeur est l’Etat ivoirien tandis que les défendeurs dans les procédures devant les juridictions étrangères sont Trafigura et l’Etat ivoirien. Pourtant, la jurisprudence de la Cour, mentionnée à bon escient dans l’arrêt, aurait pu l’amener à émettre un avis contraire. Par exemple, dans son propos formulé dans l’arrêt Tike Mwambipile et Equality Now c. Tanzanie, la Cour avait affirmé que «l’identité des parties dans différentes requêtes peut être considérée similaire dans la mesure où elles visent toutes deux à protéger l’intérêt du public dans son ensemble, plutôt que seulement des intérêts privés spécifiques».34 Il semble ici perceptible que les actions judiciaires concurrentes de la Coordination nationale des victimes des déchets toxiques de Côte d’Ivoire (CNVDT) et Greenpeace devant les juridictions étrangères, et l’action judiciaire collective des ONG requérantes devant la Cour, visent les mêmes objectifs à savoir protéger l’intérêt des victimes de déchets toxiques en Côte d’Ivoire. La Cour aurait pu, en outre, analyser l’identité des défendeurs à l’aune de la condition tenant à la similitude des requêtes ou à leur nature alternative, complémentaire ou consécutive.
En effet, en ce qui concerne cette condition, il paraît clair que la requête des ONG requérantes devant la Cour est complémentaire et consécutive à celles de la CNVDT et de Greenpeace déposées devant les juridictions étrangères.35 En exigeant que les défendeurs soient les mêmes dans toutes les requêtes, la Cour fait une interprétation très, voire trop, stricte de l’article 56(7) de la Charte. Car il est évident que si les mécanismes de la Charte et du Protocole créant la Cour permettaient une option de saisine de la Cour, d’une requête contre les entreprises, les ONG requérantes l’auraient utilisée aussi bien à l’encontre de la côte d’ivoire qu’à l’encontre de Trafigura.36 A cet effet, la Cour aurait pu valablement constater que la différence entre les défendeurs dans les différentes requêtes ne tient pas à la volonté des requérants, mais aux mécanismes existants; qu’en conséquence, les conditions tenant à l’identité des parties et à la similitude des requêtes peuvent être remplies.
Guidée par son interprétation trop stricte de l’article 56(7) de la Charte, la Cour s’est focalisée sur les procédures internes ivoiriennes,37 sans véritablement s’intéresser aux décisions rendues en France, au Pays-Bas et au Royaume-Uni.38 Ce choix de ne pas assimiler les procédures internes et internationales de l’affaire du Probo Koala conduit logiquement la Cour à affirmer qu’il n’existait pas au préalable une décision internationale sur le fond. Cette assertion de la Cour peut elle-aussi être relativisée.
2.2 De l’existence d’une décision internationale préalable sur le fond
En ce qui concerne la condition tenant à l’existence préalable d’une décision internationale sur le fond, la Cour conclut, sans s’y étendre longuement, que les affaires portées devant les juridictions étrangères n’ont pas été conduites conformément aux principes de la Charte et des autres instruments pertinents visés à l’article 56(7) de la Charte.39 Il ressort de cette troisième condition que soit les procédures internationales doivent avoir été menées conformément aux principes de la Charte et des autres instruments pertinents visés à l’article 56(7) de la Charte, soit ces procédures doivent avoir rempli ces conditions, qu’en plus, elles entrent dans le sens de l’article 56(7). Cette deuxième hypothèse impliquerait de rechercher l’esprit du texte de l’article 56(7), tout au mieux son commentaire.40
S’il faut s’en tenir uniquement à la première hypothèse, il est effectivement défendable de dire que le contentieux porté devant la Cour fut «véritablement international»41 du fait de l’existence des procédures menées devant les juridictions étrangères. Les ONG requérantes, elles-mêmes, produisent en 2011 une documentation bien fournie qui tient compte de la chronologie du contentieux et qui met un point d’orgue sur le règlement [en tout ou partie] de l’affaire par les juridictions française, néerlandaise et britannique. Ces décisions rendues par les juridictions étrangères présentent deux facettes: d’une part elles ont été rendues dans un ordre interne étatique, d’autre part elles sont internationales par rapport à la Côte d’Ivoire. S’il est clair qu’elles ne peuvent pas servir pour l’analyse de l’épuisement des voies de recours internes,42 il est en revanche possible de raisonnablement affirmer que ces décisions constituent un règlement international de l’affaire. Cette interprétation semble tenable si l’on se réfère à la «théorie des effets»43 ou encore à «la compétence universelle» des Etats. Ici, l’exigence d’une décision par une [quasi] juridiction purement internationale (créée par les soins de deux ou plusieurs Etats) n’est pas absolue. De plus, les investigations menées par la Commission Hulshof et par le Rapporteur spécial des Nations unies sur les effets des déchets toxiques44 peuvent par analogie soutenir l’interprétation selon laquelle l’affaire internationalement réglée l’a été «conformément aux buts et principes des Nations Unies».
La seconde hypothèse, qui peut sembler plus droits-de-l’hommiste,45 rencontre favorablement la position de la Cour. S’il faut s’en tenir à cette hypothèse, il est impossible que la Cour tienne compte des décisions rendues par les juridictions étrangères comme entrant dans le sens de l’article 56(7) de la Charte, même si ces décisions ont été prises conformément aux buts et aux principes des Nations unies. On en vient à imaginer que les victimes des déchets toxiques saisissent la Cour européenne des droits de l’homme d’une requête contre les Pays-Bas. Théoriquement, cette Cour peut statuer sur l’affaire au fond, nonobstant l’existence des décisions ivoiriennes qui alors paraîtraient comme «internationales». C’est également ce qu’aurait pu conclure un Comité onusien s’il avait été saisi par les victimes. De ce point de vue, les décisions rendues par les juridictions dites étrangères ne relèvent que du droit international des faits. Pour ces raisons, la lecture que la Cour donne de l’article 56(7) de la Charte, en exigeant une décision au fond d’un organe [quasi] juridictionnel purement international, paraît justifiée.
Cependant, dans l’ensemble, les doutes quant à la recevabilité de la requête demeurent pertinents puisqu’il existe de motifs sérieux d’affirmer que les deux premières conditions jurisprudentielles confirmant l’existence d’un règlement international préalable de l’affaire peuvent être remplies. Devant dire le droit applicable, la Cour a fait le choix de raisonner autrement, en arrivant à un jugement sur le fond de l’affaire, faisant ainsi interagir les droits de l’homme et le droit de l’environnement.
3 LES INTERACTIONS ENTRE LES DROITS DE L’HOMME ET LE DROIT DE L’ENVIRONNEMENT
L’arrêt au fond permet de mesurer l’ampleur de la complexité du contentieux Trafigura porté devant la Cour, dans la mesure où ce contentieux soulève des réflexions aussi bien sur les droits de l’homme que sur le droit de l’environnement. Principalement, la Cour est-elle juge des droits de l’homme ou juge du droit de l’environnement? Les instruments prévoyant la création et le fonctionnement de la Cour sont bien précis: bien que compétente pour se prononcer sur la violation du droit à un environnement sain, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples est une juridiction de protection des droits de l’homme. Le droit à un environnement sain, lui-même, fait partie des droits de l’homme. Mais on ne peut nier que dans le cadre du contentieux environnemental Trafigura, les droits de l’homme et le droit de l’environnement s’entremêlent. De sorte que, face au dommage environnemental intervenu du fait de l’implication de l’Etat et de l’entreprise, il importe de s’interroger sur l’entité que la Cour peut effectivement identifier comme responsable. L’arrêt révèle, à raison, que la responsabilité est entièrement celle de l’Etat (3.1). Il est toutefois souhaité que le processus actuel de responsabilisation des entreprises atteigne prochainement le résultat espéré de la hard law (3.2).
3.1 L’entité étatique: l’entière responsabilité
Même si l’on peut reprocher à la Cour d’avoir été sommaire46 sur l’implication effective de l’Etat ivoirien dans la commission matérielle du dommage environnemental, la responsabilité de l’Etat est évidemment établie. La mise en œuvre de la responsabilité étatique étant à la fois prévue par les droits de l’homme et le droit de l’environnement, la Cour avait en main toutes les cartes pour désigner l’Etat ivoirien responsable du dommage environnemental, surtout lorsque les faits de l’espèce le requièrent. Tout bien considéré, l’Etat de Côte d’Ivoire a manqué à son obligation de protéger, ensuite il s’est comporté en coauteur ou en complice du dommage, enfin il n’a pas été capable d’assurer la bonne répartition des sommes allouées aux réparations.
Relativement au manquement à l’obligation de protéger, le principe est bien établi, les États territoriaux ont la responsabilité de protéger leurs populations respectives des dommages graves à l’environne-ment.47 En l’espèce les autorités ivoiriennes n’ont pas été capables d’empêcher Trafigura et les autres entreprises de commettre le dommage. D’autant plus que la réalisation du dommage ne fut pas instantanée. Les entreprises avaient eu le temps de faire stationner le Probo Koala au port d’Abidjan, de faire décharger les déchets toxiques dans des camions, puis de faire circuler les camions dans la ville d’Abidjan jusqu’à ce qu’ils déversent les déchets dans plusieurs sites de la capitale. L’Etat, souverain, est censé disposer d’un contrôle sur son territoire;48 l’entité privée ne peut faire un tel déversement à son insu, d’où le manquement par la Côte d’Ivoire à sa responsabilité de protéger.
Il est donc difficile d’imaginer que les agents de l’Etat n’avaient pas connaissance de tout ce parcours. Dès lors, il est difficile de prétendre qu’ils n’y avaient pas participé, ou encore que le dommage ait été commis sans eux ou sans qu’ils ne le sachent. Ainsi à défaut de formuler la «thèse de la coaction»49 qui engage la responsabilité de l’Etat pour les faits commis par ses agents,50 on peut affirmer que l’Etat s’est montré complice du dommage. Le comportement des plus hautes autorités politiques ivoiriennes juste après le déversement des déchets (laisser partir le navire, réintégrer au sein du gouvernement les ministres préalablement renvoyés, conclure un protocole d’accord dont les dispositions excluent toute poursuite des responsables de Trafigura) est une preuve difficilement contestable de la complicité de l’Etat ivoirien. En droit international des droits de l’homme, la doctrine de la complicité51 prévoit que lorsqu’il y a acquiescement, tolérance ou collaboration de l’Etat dans les actes constituant la violation, la responsabilité de l’Etat peut être établie. Cette doctrine est soutenue par le système interaméricain des droits de l’homme qui à travers sa Cour pose la condition selon qu’«il est nécessaire que dans le cas concret il y ait acquiescement ou collaboration de l’Etat dans les circonstances de l’affaire».52 Bien plus:
Lorsque l’Etat a connaissance d’actes imputables à une entreprise relevant de sa juridiction qui menacent ou violent les droits de l’homme, et qu’en retour il y a une violation soutenue et prolongée de ses obligations de garantie dans le cadre de ses actes, l’omission constitutive de la responsabilité indirecte prend la forme d’une tolérance et d’un acquiescement et devient donc observable au regard du devoir de respect.53
La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples aurait pu dans l’arrêt LIDHO élaborer cette doctrine de la complicité, notamment en illustrant son propos54 et en présentant de façon plus détaillée les éléments constitutifs de l’obligation étatique de «diligence absolue» attendue. Sauf à dire vaguement que l’Etat défendeur a «autorisé le déversement des déchets avec l’implication de ses fonctionnaires»,55 la Cour n’a pas été davantage plus précise; ce qui est regrettable, toutefois n’écarte pas l’affirmation de la complicité évidente de l’État ivoirien dans la réalisation du dommage ayant causé des atteintes graves à l’environnement et à la santé des populations. L’arrêt relève que dès le 20 août 2006, au lendemain du déversement des déchets dans la capitale ivoirienne, des milliers de riverains ont afflué vers les centres de santé, manifestant des symptômes alarmants. Officiellement, 17 personnes sont décédées des suites d’inhalation de gaz toxiques. Des centaines de milliers d’autres ont été infectées et des experts environnementaux ont signalé une grave contamination de la nappe phréatique.56 Il semble que douze ans après leur déversement à Abidjan, les déchets continuaient à impacter la vie quotidienne des riverains les plus proches des sites pollués.57 En l’absence de mécanismes pouvant engager la responsabilité des entreprises en matière de droits de l’homme, la complicité de l’Etat ivoirien traduit de fait son entière responsabilité.
Au vu de ce qui précède, la Cour a valablement déclaré l’Etat de Côte d’Ivoire responsable pour avoir violé le droit à la vie, le droit à la santé et le droit à un environnement sain des victimes.
Enfin, il existe des motifs raisonnables58 de croire que l’Etat de Côte d’Ivoire a failli à son devoir de répartir équitablement les fonds en faveur des victimes. Ces manquements confortent l’idée d’une responsabilité effective attribuable à la Côte d’Ivoire en ce qui concerne les droits, en l’espèce connexes, au recours effectif et à l’information. Le programme d’indemnisation des victimes était assurément marqué par «un manque de transparence et d’information»,59 ce qui empêchait d’une certaine manière les victimes, particulièrement mal informées, d’user des recours adéquats. Le silence de l’Etat défendeur, sur ces points, est manifeste.60 Comme la Cour a maintes fois eu à la rappeler, pour être effectif, le recours doit être a minima disponible, efficace et satisfaisant.61 De fait, le faible champ d’appréciation des juridictions nationales ivoiriennes quant à la prise en compte exigée de toutes les victimes62 témoigne d’une violation indéniable du droit au recours effectif (et accessoirement à l’information) par l’Etat. C’est pourquoi en guise de réparation la Cour ordonne à l’Etat de répartir équitablement les fonds remis par Trafigura pour l’indemnisation des victimes,63 mieux, elle ordonne à l’Etat de prévoir des ressources additionnelles suffisantes à cet effet.64
Dans l’interaction des droits de l’homme et du droit de l’environnement, la Cour, seulement juge des droits de l’homme, ne peut en théorie statuer qu’en prenant en compte les normes africaines en vigueur en matière de droits de l’homme. Au demeurant, elle ne peut sur aucun fondement normatif agir ultra petita en engageant la responsabilité de l’entreprise. Elle ne peut non plus la contraindre à indemniser les victimes. Limitée par sa compétence d’attribution, celle d’engager la responsabilité des Etats, la Cour ne disposait donc d’aucun moyen pour engager la responsabilité de Trafigura. Cela étant, on peut reprocher aux juges majoritaires de n’avoir pas exigé que l’Etat ivoirien engage les moyens de droit interne de mise en œuvre de la responsabilité des personnes morales. Cela figurait pourtant au nombre des demandes des requérants.65 De cet unique point de vue, la décision de la Cour peut sembler inefficace puisqu’elle n’empêche pas que d’autres dommages environnementaux du même ordre se reproduisent en Côte d’Ivoire. Aussi la Cour a-t-elle manqué là l’occasion de faire naître une jurisprudence relative à l’obligation étatique africaine de prévoir une législation de mise en œuvre de la responsabilité des entreprises. Prévue par le Protocole de Malabo66 applicable sur le plan régional africain, mais non encore en vigueur, la responsabilité [pénale] des entreprises aurait déjà pu le cas échéant s’affirmer progressivement comme une «norme» étatique africaine. Ce manquement dégrade le rayonnement des dispositifs nationaux proclamant le droit à l’environnement sous l’influence des instruments régionaux.67 Pis, la décision de la Cour freine les espoirs au sujet de l’achèvement du mouvement de responsabilisation des entreprises,68 en tout cas en ce qui concerne les droits de l’homme.
3.2 La responsabilité de l’entité privée: au stade de l’espoir
Dans son opinion dissidente formulée en marge de l’arrêt, l’honorable juge Blaise Tchikaya appelle de ses vœux à l’affirmation effective de la responsabilité des puissances privées débitrices de la protection des droits de l’homme.69 L’horizontalisation,70 dérivée de la doctrine allemande de la Drittwirkung des droits fondamentaux,71 permet effectivement de faire naître à la charge des entreprises des obligations en matière environnementale et des droits de l’homme. Malheureusement, en l’état actuel du droit, cette responsabilité des entreprises pour violation des droits de l’homme n’est que lege ferenda. L’arrêt rendu par la Cour le confirme. Le processus engagé de responsabilisation des entreprises, très vaste, mériterait cependant d’atteindre son achèvement.
La responsabilisation des entreprises est un sujet d’actualité important en droit international de l’environnement et des droits de l’homme.72 Les entreprises ont par ce fait l’obligation de se conformer au droit international et au droit interne.73 Il est davantage requis un principe de précaution qui demande aux entreprises «de prévenir et réduire les menaces graves pour l’environnement, la santé et la sécurité (...)».74 Son applicabilité aux contentieux similaires à l’affaire du Probo Koala est à l’avenir fortement souhaitée.
Les puissantes multinationales, ainsi contraintes, auront sûrement à mettre en œuvre des moyens solides de prévention des incidents causant des dommages graves à l’environnement et aux droits de l’homme. Pour l’instant, nombreuses d’entre elles se servent des règles des droits de l’homme «inhérentes à l’Etat» pour commettre des violations massives et graves des droits de l’homme en toute impunité. Dans le cas d’espèce, les éléments bien connus du contentieux montrent que, à l’origine, Trafigura avait été informée de la dangerosité de la soude caustique par le fournisseur américain Univar.75 Elle a ensuite acheté la soude caustique auprès de la société néerlandaise WRT qui a pris soin de lui indiquer les précautions à prendre pour éviter de nuire à l’environnement.76 La multinationale avait donc connaissance des risques potentiels du lavage et des déchets que ce lavage aurait pu produire. C’est ce que constate le Tribunal du district d’Amsterdam dans sa décision du 23 juillet 2010.77 Il aurait fallu que Trafigura procède au traitement spécial et adapté des déchets avant leur déversement. Abidjan ne disposant pas de structure adaptée à ce traitement spécial, Trafigura a manqué à son devoir de précaution en y déversant les déchets. En cela, la Commission nationale ivoirienne d’enquête avait identifié que Tommy était en incapacité technique de traiter les déchets et que la filiale ivoirienne de Trafigura, Puma Energy CI, avait conscience de cette incapacité.78 De manière implicite, la Cour a, au paragraphe 139 de l’arrêt, relevé cette incapacité de Tommy à traiter les produits concernés. Il relevait, d’ailleurs, du contrat de Trafigura avec la société Tommy que son objet consistait purement au déversement des déchets sans traitement préalable.79 Le constat est déplorable: l’attitude des entreprises affiche clairement une action de groupe,80 planifiée et organisée avant, pendant et après l’arrivée du Probo Koala à Abidjan. L’intention perfide et bien élaborée de Trafigura avait pour seul but la recherche du gain, contrevenant au bien-être des populations et à la nécessité de préserver l’environnement.
De plus, en concluant les termes du protocole d’accord avec l’Etat ivoirien, Trafigura a elle-même mis en œuvre le principe pollueur-payeur complémentaire au principe de précaution,81 dans une forme de réparation du préjudice «causé aux victimes et à l’Etat de Côte d’Ivoire».82 En conséquence l’entreprise a d’une certaine manière reconnu la responsabilité du collectif d’entreprises qu’elle mène.83 Compte tenu des circonstances, le contrat conclu entre Trafigura et Tommy a eu pour effets d’accorder aux parties des avantages économiques frauduleux logiquement inscrits dans les manœuvres frauduleuses effectuées depuis les Pays-Bas.84 Par ailleurs, habituellement l’auteur du dommage est celui qui le répare: «Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer».85 Inversement, si une personne répare un dommage, elle a causé ce dommage. Trafigura ayant réparé le dommage, ce fait constaté par la Cour,86 elle est véritablement l’auteure principale du dommage. La prépondérance de l’implication de Trafigura par rapport à l’Etat de Côte d’Ivoire, dans ce qui concerne la commission matérielle du dommage, est sans aucun doute établie. Seulement, il n’existe aucun mécanisme qui permette à la Cour d’imputer les violations des droits de l’homme aux entreprises et par lequel on tiendrait compte d’une quotité de responsabilité de l’entreprise dans une éventuelle modulation de la responsabilité de l’État défendeur, même si ce mécanisme est espéré:
Fait essentiel depuis dix ans, les entreprises reconnaissent désormais largement la validité des normes internationales comme référentiel à leurs activités: le débat entre volontaristes et normativistes semble heureusement dépassé, et il importe de s’accorder sur quelques notions essentielles qui permettront de circonscrire précisément le champ des responsabilités respectives et concomitantes des Etats et des entreprises.87
Si un tel mécanisme est fort souhaitable, la réticence des Etats et leur complicité avec les entreprises risquent de maintenir l’état actuel du droit au statut quo.
4 CONCLUSION
Reconnaissant certes les entreprises comme entités commettantes principales du dommage environnemental, la Cour conçoit que «la responsabilité des entreprises en matière de respect des droits de l’homme est indépendante des capacités ou de la détermination des États de remplir leur obligation de protéger les droits de l’homme».88 Pour l’instant, la responsabilité des entreprises en matière de droits de l’homme est essentiellement de la soft law. Le processus de responsabilisation des entreprises n’a malencontreuse-ment pas encore abouti à les soumettre, par de la hard law, au respect des droits de l’homme. Il aurait certainement pu, s’il existait, permettre à la Cour d’envoyer un message fort aux entreprises, en refusant d’imputer systématiquement leurs dommages environnementaux uniquement aux Etats complices.
En définitive, même s’il ressort de l’arrêt que la République de Côte d’Ivoire est seule tenue de réparer le dommage causé aux victimes, le contentieux demeure celui qui, né en 2006, s’est produit à cause de l’action commettante du dommage, principalement par Trafigura (y compris toutes les entreprises impliquées), accessoirement par l’Etat ivoirien.
1. Ligue ivoirienne des droits de l’homme (LIDHO) et autres c. Côte d’Ivoire, Fond et réparations, 5 septembre 2023, Req. 041/2016, para 265, disponible sur https://www.african-court.org/cpmt/storage/app/uploads/public/64f/ebe/001/64febe 001b94f995908074.pdf (consulté 14 septembre 2024).
2. Selon les informations officielles, 17 personnes sont décédées après avoir inhalé les gaz toxiques. Des centaines de milliers d’autres ont été infectées du fait des gaz et de la contamination de la nappe phréatique. Le chiffre exact de personnes infectées est incertain, et varie selon les sources. Le Rapporteur Spécial de l’ONU sur les déchets toxiques avait de son côté annoncé un total de plus de 100.000 personnes intoxiquées ; voir Amnesty international et Greenpeace Pays Bas Rapport à propos de Trafigura, du Probo Koala et du déversement de déchets toxiques en Côte d’Ivoire: une vérité toxique (septembre 2012) 54 ; voir aussi FIDH, LIDHO, MIDH Rapport sur l’affaire du ‘Probo Koala’ ou la catastrophe du déversement des déchets toxiques en Côte d’Ivoire (avril 2011) 9.
3. Les déchets toxiques résultent du processus de ‘lavage à la soude caustique’, utilisé par Trafigura pour ‘nettoyer’ un produit pétrolier extrêmement sulfureux mais bon marché, le naphta de cokéfaction. Selon Amnesty international, Trafigura comptait mélanger le naphta de cokéfaction avec de l’essence puis le vendre à bas prix sur le marché ouest-africain dans l’optique de récolter un bénéfice de 7 millions de dollars par cargaison. Les déchets produits par le lavage à la soude caustique ont été entreposés dans les réservoirs de stockage des déchets du navire Probo Koala. Trafigura a voulu s’en débarrasser à Gibraltar, en Italie, à Malte, et en France. Aucun de ces États n’ayant la capacité de traiter ces déchets, la multinationale s’est dirigée vers les Pays-Bas. Elle a fait conduire le Probo Koala à Amsterdam, présentant les déchets comme des substances moins dangereuses. Un début de déchargement a lieu au port d’Amsterdam, lorsque des analyses approfondies effectuées par l’entreprise néerlandaise Amsterdam Port Services (APS) permettent d’évaluer la véritable charge polluante des déchets. APS hausse donc les prix du traitement spécial de ces déchets hautement toxiques. Jugeant le coût du traitement trop élevé, Trafigura choisit de faire décharger la cargaison du Probo Koala, à moindre coût, en dehors d’Amsterdam, cette fois en prenant la direction de l’Afrique de l’Ouest avec une escale en Estonie ; voir Amnesty (n 2) 11 ; voir aussi https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2016/04/trafigura-a-toxic-journey/ (consulté 14 septembre 2024).
5. M Bourrel ‘La complaisance du droit face aux trafics illicites de déchets dangereux: l’affaire du Probo Koala’ (2012) 1 Revue Juridique de l’environne-ment 25.
12. C’est ce que constate la Cour à la page 5 de l’arrêt, nbp 7 ; la compagnie Tommy est enregistrée le 12 juillet 2006 en Côte d’Ivoire. Un mois plus tard, un agent maritime de la société West African international Business Services (WAIBS) présente Tommy au Directeur de Puma Energy CI. Aussitôt, Tommy est chargée par Trafigura de décharger les déchets à Abidjan, avant même l’arrivée du Probo Koala en Côte d’Ivoire. C’est donc Tommy qui engage les conducteurs de camions à déverser les déchets sur les différents sites d’Abidjan ; voir Amnesty (n 2) 12 ; voir aussi FIDH (n 2) 9.
13. Près d’une dizaine de sites, à forte densité de population, sont concernés par le déversement. Le site principal de déversement des déchets est la décharge d’Akouédo située dans la ville d’Abidjan.
24. Le système africain de protection des droits de l’homme est à l’égard des groupes d’individus un système très particulier et inédit. Outre la recherche active de l’intérêt collectif régulièrement prônée par la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et la Commission du même nom (ci-après la Commission), le système africain accorde une importance particulière aux notions sœurs de population, communauté et peuple, en étendant parfois son action à la ‘collectivisation des droits individuels’ ; Lire ainsi avec intérêt M Marnet Les figurations du sujet ‘peuple’ dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples: examen contextualiste d’une subjectivité collective (2022) Thèse de doctorat de droit public, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne 1-528 ; voir aussi L Paiola ‘La jurisprudence de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples relative aux droits des peuples’ in G Le Floch (Dir.) La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (2023) 297-300.
25. Dotées du statut d’observateur auprès de la Commission, ces ONG peuvent valablement saisir la Cour d’une requête directe au nom des victimes dans l’hypothèse d’une déclaration préalable de l’Etat mis en cause ; voir en sens art 34(6) du Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples; Comme la Cour a eu à le rappeler, le retrait de la déclaration par la Côte d’Ivoire le 29 avril 2020 n’a pas d’effet rétroactif sur la requête déposée en 2016, voir ainsi LIDHO (n 1) para 2.
32. La chronologie des évènements exposée par le rapport d’Amnesty et Greenpeace montre que les juridictions néerlandaise, britannique et française ont été saisies en faveur des victimes des déchets toxiques en Côte d’Ivoire, aussi bien par Greenpeace que par la Coordination nationale des victimes des déchets toxiques de Côte d’Ivoire (CNVDT) entre 2009 et 2012.
34. Tike Mwambipile et Equality Now c. Tanzanie, Compétence et recevabilité, 1er décembre 2022, Réq. 042/2020, para 50.
35. Dans LIDHO (n 1) para 115, la Cour elle-même note que la cause principale des requérants dans l’arrêt est relative au défaut de recours (...) en faveur des victimes. Or les recours en faveur des victimes ivoiriennes n’ont pas été observées uniquement par les juridictions ivoiriennes. Ils ont existé au Royaume-Uni et au Pays-Bas. Bien que les causes exactes des différentes requêtes dans l’ensemble ne soient pas les mêmes, la cause des requérants en l’espèce constate une continuité de celles des requérants devant les juridictions étrangères européennes, ce qui fonde d’ailleurs la complémentarité des requêtes, toutes soutenant la ‘cause commune’ des victimes des déchets toxiques en Côte d’Ivoire.
36. Pour preuve, dans leur requête conjointe, les ONG requérantes indexent Trafigura en demandant la révision du Code pénal ivoirien pour y inclure la responsabilité pénale des personnes morales, voir LIDHO (n 1) para 22.
38. La seule mention à ces décisions intervient lorsque la Cour rappelle l’argument de la défense, dans l’examen préliminaire de la recevabilité; voir LIDHO (n 1) paras 109 et suivants.
40. A cet égard, F Ouguergouz ‘Article 56’ in M Kamto (dir) La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et le Protocole y relatif portant création de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples: commentaire article par article (2011) 1044: ‘Cette condition est formulée de manière plus satisfaisante [...] dans la mesure où elle ne fait pas de référence au règlement par des “Etats” [...], ce qui paraît logique dans le cadre d’une procédure concernant un Etat et une entité non-étatique’.
42. La règle de l’épuisement des voies de recours internes ne concernant que les recours au sein de l’Etat défendeur, voir A K Diop ‘La règle de l’épuisement des voies de recours internes devant les juridictions internationales: le cas de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples’ (2021) 62 Les cahiers de droit 8-35.
43. F Marrella ‘Protection internationale des droits de l’homme et activités des sociétés transnationales’ (2017) 385 Recueil des cours de l’Académie de droit international de la Haye 104.
44. Amnesty (n 2) 41 et suivants ; FIDH (n 2) 6 et suivants ; la Cour utilise d’ailleurs ce rapport dans le fond de l’arrêt.
45. Du néologisme ‘droits-de-l’hommisme’ inventé par A Pellet. La vocation pro victima de la Cour sied effectivement avec cette hypothèse droits-de-l’hommiste.
46. Le même reproche avait été formulé par Sarah Cassella pour qui les décisions de la Cour sont parfois ‘peu développées’, voir S Cassella ‘L’apport de la jurisprudence de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples au droit international général’ in G Le Floch (n 24) 263.
48. Certes, la Côte d’Ivoire est victime en 2006 d’une crise militaro-politique qui dure depuis 2002, mais la zone d’Abidjan où a eu lieu le déversement était sous contrôle étatique.
51. RM Quintero ‘L’encadrement supranational des puissances privées en droit interaméricain des droits de l’homme: l’extraterritorialité et l’efficacité horizontale du droit international des droits de l’homme’ in J Andriantsimba-zovina Puissances privées et droits de l’homme (2024) 148.
52. Cour interaméricaine des droits de l’homme, Yarce et autres c. Colombie, exception préliminaire, fond, dommages-intérêts compensatoires, arrêt du 22 novembre 2016, série C, n° 325, para 180.
53. Commission interaméricaine des droits de l’homme- Rapporteur spécial sur les droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux (REDESCA) [Rapport sur les entreprises et les droits de l’homme: normes interaméricaines] 1er novembre 2019 para 79.
57. Cf un reportage vidéo de la chaîne nationale de télévision ivoirienne, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=1jELAVcLYhI&t=77s (consulté 15 sep-tembre 2024).
61. LIDHO (n 1) para 153 ; Diakité c. Mali, (recevabilité et compétence) (28 septem-bre 2017), 2 RJCA 122, para 41 ; Lohé Issa Konaté c. Burkina Faso, (fond) (5 décembre 2014), 1 RJCA 324, para 41.
66. Protocole portant amendements au Protocole portant Statut de la Cour africaine de justice, des droits de l’homme et des peuples, art 46 C.
67. Bien illustré par MA Mekouar ‘Le droit à l’environnement dans le système régional africain de protection des droits humains’ in L Robert (dir) L’environnement et la Convention européenne des droits de l’homme (2012) 160.
68. Pour des aspects plus discutés et plus approfondis, voir H Savadogo La responsabilité de l’entreprise transnationale en droit international: de la soft law à la hard law (2024) Thèse de doctorat de droit public, Université de Genève, 1-421; voir aussi L Boisson de chazournes ‘Changes in the balance of rights and obligations: towards investor responsabilization’ in TE Ghadban, C-M Mazuy & A Senegacnik (dir.) La protection des investissements étrangers: vers une réaffirmation de l’Etat? (2018) 83-95.
70. Tchikaya (n 41) paras 43-50 ; voir aussi MMM Salah ‘Conclusions’ in Andriantsimbazovina (n 51) 303: ‘(...) un arbitrage juridictionnel est quelquefois rendu nécessaire en raison de ce que les droits fondamentaux peuvent également être mobilisés par les puissances privées à leur profit’.
71. M-O Hamrouni ‘La contribution des puissances privées à la protection des droits: approche théorique’ in Andriantsimbazovina (n 51) 108.
72. E Decaux ‘Présentation’ in E Decaux (dir) La responsabilité des entreprises multinationales en matière de droits de l’homme (2010) 11.
73. I Daugareilh & O Maurel ‘Les droits de l’homme, socle de la responsabilité des entreprises’ in Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) La responsabilité des entreprises en matière de droits de l’homme: nouveaux enjeux, nouveaux rôles (2009) 143.
77. Tribunal du district d’Amsterdam, Affaire Trafigura Beheer BV, 23 juillet 2010, Extraits de la traduction anglaise réalisée par Amnesty international, paras 8.3.3.12.
78 Amnesty (n 2) 141. Il est de plus en plus admis que la responsabilité des entreprises mères puisse être engagée du fait des violations commises par leurs
78. filiales, voir C Nicolas ‘La responsabilité des société mères du fait de leurs filiales: éléments de droit positif et de droit prospectif’ (2009) 2 Revue de la recherche juridique 657-683; voir aussi Y Queinnec, M-C Caillet ‘Quels outils juridiques pour une régulation efficace des activités des sociétés transnationales?’ in Daugareilh (dir) Responsabilité de l’entreprise transnationale et globalisation de l’économie (2010).
80. C H Hermida La notion d’action de groupe: étude de droit comparé (2013) Thèse de doctorat de droit public, Université Paris Nanterre, 1-521.
81. A De Raulin, G Saad ‘Introduction’ in A de Raulin, G Saad (dir.) Droits fondamentaux et droit de l’environnement (2010) 9 ; Les principes de précaution et pollueur-payeur font partie des principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à laquelle font partie les Pays-Bas, la France et le Royaume-Uni, Etats ‘d’accueil’ de la multinationale Trafigura.
84. Le Tribunal d’Amsterdam avait en 2010 reconnu Trafigura et le capitaine du Probo Koala ‘coupables de complicité de livraisons de marchandises dont ils savaient qu’elles étaient dangereuses pour la santé des personnes et dont ils ont dissimulé la nature préjudiciable (...)’. A Abidjan, la Commission nationale d’enquête avait constaté que les deux hauts dirigeants de Trafigura ‘ne pouvaient ignorer l’incapacité technique de la compagnie Tommy’ à traiter les déchets. Amnesty international et Greenpeace ont identifié que des cadres de Trafigura avaient demandé à Tommy de falsifier sa facture (...), voir Amnesty (n 2) 83 et 132.