Jonas Kakule Sindani
 LLM (Pretoria), LLD Candidate (UCLouvain & UCBukavu), Researcher (EDEM, CERDHO)
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  https://orcid.org/0009-0001-4838-9014


 Edition: AHRY Volume 7
 Pages: 435-452
 Citation:   JK Sindani ‘L’obligation de protéger et la discrimination fondée sur le genre: revue critique de l’affaire Céline c. RDC devant la Commission africaine’ (2023) 7 Annuaire africain des droits de l’homme 435-452
 http://doi.org/10.29053/2523-1367/2023/v7a20
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RÉSUMÉ

Le présent commentaire examine la décision de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples dans l’affaire Céline c. RDC. La victime, une fille mineure âgée de 17 ans pour laquelle l’anonymat a été requis, et qui a été désignée par le prénom Céline, avait été victime d’agression et de viol collectif. Premièrement, la décision de la Commission africaine dans cette affaire révèle que la non-effectivité des procédures judiciaires à l’encontre des présumés auteurs des violations aggrave le problème de la violence à l’égard des femmes, stigmatise les victimes et constitue de ce fait une discrimination fondée sur le genre. Ce commentaire montre que dans sa motivation, la Commission africaine se focalise sur la diligence raisonnable matérielle et n’aborde la diligence raisonnable préventive qu’à titre de recommandation. Pourtant, le devoir de diligence qui incombe aux Etats dans une matière aussi sensible que les violences sexuelles devrait commencer par la prévention desdites violences. Le commentaire soutient que l’évaluation qui porte sur la diligence matérielle doit être complémentaire à celle qui porte sur la diligence préventive. Deuxièmement, indépendamment de la non-démonstration de la preuve de l’existence d’un traitement de faveur que leurs homologues masculins ou même d’autres victimes des violences sexuelles auraient ou n’ont pu recevoir de l’État congolais, la Commission africaine a conclu à une discrimination fondée sur le genre. Cette décision est solidement fondée sur les normes internationales des droits de l’homme qui ont été élaborées en ce qui concerne l’égalité. L’examen traditionnel des griefs tirés de la violation du droit à la non-discrimination, et a fortiori lorsque cette discrimination est fondée sur le sexe, n’exige pas une perfection dans l’identité. La recherche d’une équivalence entre les hommes et les femmes ignore les différences structurelles qui sont à l’origine de l’inégalité.

TITLE AND ABSTRACT IN ENGLISH

The obligation to protect and gender-based discrimination: critical review of the Céline v DRC case before the African Commission

ABSTRACT

This commentary examines the decision of the African Commission on Human and Peoples’ Rights in the case of Céline v DRC. The victim, a 17 year-old minor for whom anonymity was requested and who was referred to as Céline, had been the victim of assault and gang rape. Firstly, the African Commission’s decision in this case reveals that the non-effectiveness of the judicial proceedings against the alleged perpetrators of the violations exacerbates the problem of violence against women, stigmatises the victims and thus constitutes gender-based discrimination. This comment shows that in its reasoning, the African Commission focuses on material due diligence and only addresses preventive due diligence as a recommendation. Yet the duty of due diligence incumbent on States in a matter as sensitive as sexual violence should begin with the prevention of such violence. The commentary argues that the assessment of substantive due diligence should complement that of preventive due diligence. Secondly, irrespective of the failure to prove the existence of any preferential treatment that their male counterparts or even other victims of sexual violence may or may not have received from the Congolese State, the African Commission found discrimination on the basis of gender. This decision is firmly based on the international human rights standards that have been developed with regard to equality. The traditional examination of grievances based on the violation of the right to non-discrimination, and a fortiori when this discrimination is based on gender, does not require perfection in identity. The search for equivalence between men and women ignores the structural differences that give rise to inequality.

MOTS-CLÉS: violence sexuelles, non-discrimination, egalité, diligence raisonnable, Charte africaine, Republique Democratique du Congo

 

SOMMAIRE:

1 Introduction

2 Affirmation de la responsabilité de l’etat en matière de violences sexuelles

2.1 Portée juridique

2.2 Devoir de diligence raisonnable dans la poursuite des violences sexuelles

3 Droit a la non-discrimination

3.1 Notion de discrimination fondée sur le sexe

3.2 Absence d’examen de comparaison dans la motivation de la décision de la Commission

3.3 L’approche contextuelle adoptée par la Commission vis-à-vis des violences sexuelles en RDC

4 Conclusion

1 INTRODUCTION

Ce commentaire se focalise sur le traitement judiciaire des violences sexuelles, qui demeure une préoccupation majeure des droits de l’homme en République Démocratique du Congo (RDC). En effet, de nombreux auteurs de violences sexuelles échappent encore à la justice et ne répondent jamais ou presque de leurs actes, suite à plusieurs facteurs dont notamment des procédures judiciaires fastidieuses et coûteuses, des enquêtes bâclées et chronophages, des libertés provisoires et conditionnelles accordées illégalement, des évasions des détenus, la corruption, la concussion, le trafic d’influence et les interférences politiques dans les procédures judiciaires.1

La communication 325/06 Organisation Mondiale Contre la Torture et Ligue de la Zone Afrique pour la Défense des Droits des Enfants et Elèves (pour le compte de Céline) c. République Démocratique du Congo (Affaire Céline c. RDC) introduite le 23 mai 2006 devant la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (Commission africaine) aborde la question du recours effectif des victimes des violences sexuelles devant les instances judiciaires compétentes.2 Les auteurs de cette communication sont l’Organisation mondiale contre la torture et la Ligue de la Zone Afrique pour la défense des droits des enfants et élèves, agissant au nom d’une fille mineure pour laquelle l’anonymat a été requis, et qui a été désignée par le prénom Céline. La victime, une fille mineure âgée de 17 ans pour laquelle l’anonymat a été requis, et qui a été désignée par le prénom Céline, avait été violemment agressée et violée par deux hommes, dont un certain Dunga.3 Celui-ci a été accusé d’avoir introduit une bouteille de soda dans le sexe de la jeune fille et l’y avoir remuée. Les plaignants allèguent que des policiers habillés en civil avaient vu les deux hommes traîner la victime sur le sol mais ils s’étaient abstenus de lui porter secours et d’alerter leurs collègues en service au moment des faits. Arrêté et détenu puis mis en liberté provisoire sous caution, le nommé ‘Dunga’ se serait rendu au domicile de la jeune fille pour la menacer. Il aurait été arrêté une deuxième fois puis une troisième fois, mais pour être encore et toujours remis en liberté. Pourtant, selon les plaignants, la police de Kinshasa savait que Dunga faisait partie d’un gang organisé qui avait attaqué la victime et d’autres filles ainsi que l’identité des agresseurs, mais elle n’a pris aucune mesure pour démanteler ce gang.4

Devant la Commission africaine, les plaignants ont allégué la violation des articles 4 (droit à la vie et à l’intégrité physique), 5 (droit à la dignité, interdiction de la torture et autres peines cruels, inhumains et dégradants) et 18(3) (obligation de l’Etat de veiller à l’élimination de toutes les formes de discrimination faites à l’égard de la femme) de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (Charte africaine).5 Dans leurs demandes additionnels,6 les plaignants ont allégué la violation des articles 2 (droit à la non-discrimination), 7(1)(a) (droit de saisir les juridictions nationales de tout acte violant les droits de l’homme) et 26 (obligation de l’Etat de garantir l’indépendance des tribunaux) de la Charte africaine.7

A l’issue de la procédure par défaut, l’Etat congolais n’ayant pas transmis ses observations, la Commission africaine a constaté que la RDC n’avait pas violé les dispositions de l’article 26 de la Charte africaine. En revanche, elle a conclu à la violation par la RDC des dispositions des articles 2, 4, 5, 7(1)(a) et 18(3) de la Charte africaine, du fait notamment de l’incapacité de la police à prendre des mesures pour empêcher le viol et des autorités compétentes à rendre justice à la victime. La Commission africaine a demandé à la RDC de prendre des mesures pour retrouver et punir les agresseurs, accorder à la victime une réparation adéquate ainsi qu’une assistance médicale et psychologique, prendre des mesures pour prévenir les violences sexuelles et les viols dans les parties de son territoire où ces infractions sont courantes, modifier les schémas de comportement liés à la violence à l’égard des femmes et des filles, y compris la violence sexuelle et le viol, mettre en place des programmes de réhabilitation pour les filles victimes de violences sexuelles et de viols, et organiser des sessions de formation des forces de l’ordre et des magistrats sur le traitement des violences sexuelles et du viol, dans des conditions conformes aux dispositions de la Charte africaine.8

De l’analyse de la décision de la Commission africaine sur la communication, il découle deux conclusions majeures. Premièrement, la décision de la Commission africaine met en exergue la nécessité de la prise en compte par l’Etat de son obligation de protéger dans la répression des violences sexuelles (2). Deuxièmement, dans la conclusion relative à la violation du droit à la non-discrimination, la Commission a dénaturé le sens de l’article 2 de la Charte africaine car elle ne semble pas avoir fait des comparaisons entre personnes se trouvant dans une situation similaire (3).

2 AFFIRMATION DE LA RESPONSABILITÉ DE L’ETAT EN MATIÈRE DE VIOLENCES SEXUELLES

Un des thèmes principaux abordés devant la Commission africaine est celui de la responsabilité de protéger qui incombe à l’État en matière des droits de l’homme. En concluant à la violation des articles 4, 5 et 7(1)(a) de la Charte africaine, la Commission africaine montre comment la défaillance de la police à protéger la victime de ses agresseurs et l’incapacité de l’Etat à appréhender ces derniers, à achever les poursuites et à rendre une décision définitive ou à accorder réparation à la victime contribue à l’impunité des auteurs des actes de violences sexuelles. Pourtant, l’Etat a l’obligation de prendre des mesures pour empêcher qu’un tiers ne porte atteinte aux droits des individus ou, en cas de violation, qu’il soit recherché, trouvé et sanctionné. Après avoir clarifié la portée de cette obligation (2.1), il y a lieu de constater que dans cette affaire, l’obligation de protéger se déclinait au devoir de diligence raisonnable dans la poursuite des violences sexuelles (2.2).

2.1 Portée juridique

La RDC est partie à plusieurs instruments internationaux onusiens relatifs aux droits de l’homme qui exigent de combattre les crimes de violence sexuelle.9 Au niveau africain, la RDC est partie à la Charte africaine qui oblige les Etats à veiller à «l’élimination de toute discrimination contre la femme» et assurer «la protection des droits de la femme et de l’enfant».10 Ainsi, la RDC a l’obligation d’enquêter et de poursuivre tous les cas de violences sexuelles en vertu de ses propres lois nationales. En droit congolais, les lois les plus importantes à cet égard sont la Constitution11 ainsi que les lois de 200612 portant répression des infractions de violence sexuelle. Le viol est particulièrement puni de cinq à 20 ans d’emprisonnement.13 En outre, la loi sur la protection des enfants de 2009 prévoit des dispositions supplémentaires visant à protéger les enfants contre les violences sexuelles et impose une peine d’emprisonnement de sept à 20 ans pour le viol d’un enfant.14 Ces instruments juridiques contraignants sont complétés par le soft law qui recommande aux Etats de prendre des mesures adéquates et urgentes pour lutter contre les violences faites aux femmes en général et des violences sexuelles en particulier. C’est le cas de la recommandation générale No 30 du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDEF) de 2013,15 ou encore de Directives de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples sur la lutte contre les violences sexuelles et leurs conséquences en Afrique adoptées lors de sa 60e session ordinaire qui s’est tenue à Niamey, au Niger, du 8 au 22 mai 2017.

L’obligation de protéger les droits de l’homme est indiscutablement consacrée en droit international des droits de l’homme. Dans les décisions Social and Economic Rights Action Centre (SERAC) and Centre for Economic and Social Rights (CESR) c. Nigeria16 et Geneviève Mbiankeu c. Cameroun17 par exemple, la Commission africaine avait conclu qu’aux termes de la Charte, les Etats sont astreints non seulement à l’obligation de respecter les droits de leurs citoyens mais également de les protéger contre la violation par des tiers. L’article 7 de la Charte qui garantit le droit à ce que sa cause soit entendue par les juridictions nationales compétentes, oblige ainsi les Etats à tout mettre en œuvre pour rechercher, poursuivre et juger les auteurs des crimes18 comme le viol de Céline.

Dans le cas sous examen, les plaignants ont établi que deux agents de police ont été témoins oculaires de la scène de violence subie par la victime mais ne lui ont porté aucun secours. Cette défaillance de la police à protéger la victime engage la responsabilité de l’Etat congolais de manière indirecte par omission. Dans sa décision Zimbabwe Human Rights NGO Forum c. Zimbabwe, la Commission africaine a conclu qu’un acte imputable à un tiers peut bien induire la responsabilité de l’Etat lorsque ce dernier n’a pu prévenir la survenance de la violation ou prendre les mesures nécessaires à la poursuite des auteurs et à la réparation des préjudices subis.19

Dans son raisonnement, la Commission africaine met un accent particulier sur l’obligation de l’Etat de mener des enquêtes et de prendre des mesures nécessaires pour y remédier. En effet, les juridictions congolaises, en l’occurrence le Tribunal de grande instance de Kinshasa/Kalamu, ont été saisies et connaissaient l’identité des auteurs mais n’ont pas mené le cours de la justice à son terme. L’auteur principal a ainsi été arrêté puis relâché à deux reprises alors même qu’il s’est rendu chez la victime pour la menacer. Au demeurant, à la date du dépôt des conclusions sur le fond, les autorités judiciaires de l’Etat défendeur n’avaient ni appréhendé les deux accusés, ni achevé la poursuite, encore moins rendu une décision définitive ou accorder réparation à la victime. En pareilles circonstances, l’ouverture d’une instruction judiciaire ne sera jamais suffisante pour décharger l’Etat congolais de son obligation de protéger en ce sens qu’une victime n’obtient véritablement justice dans les droits lésés que lorsque le processus d’enquête, de poursuite et de sanction est mené jusqu’à son terme.

2.2 Devoir de diligence raisonnable dans la poursuite des violences sexuelles

Le droit international consacre le devoir pour les Etats d’agir avec diligence pour garantir aux victimes et aux membres de leur famille l’accès à des recours judiciaires adéquats et efficaces.20 L’article 18(3) de la Charte africaine dispose que l’Etat a le devoir de veiller à l’élimination de toute discrimination contre la femme et d’assurer la protection des droits de la femme et de l’enfant. Cette obligation peut être désignée comme le devoir de diligence et par conséquent, l’État sera tenu responsable s’il néglige de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir les actes ou omissions d’acteurs étatiques et non étatiques impliquant des violences à l’égard des femmes ou, à défaut, pour mener des enquêtes, engager des poursuites, prendre des sanctions et indemniser les victimes dans ces cas. Le fait pour un État partie de ne pas prendre des mesures appropriées pour prévenir les actes de violence fondée sur le genre à l’égard des femmes quand ses autorités ont connaissance ou devraient avoir connaissance d’un risque de violence, constitue une violation à son obligation de diligence. Ainsi, manquer à son obligation de mener des enquêtes, d’engager des poursuites, de prendre des sanctions et d’indemniser les victimes de tels actes constitue une permission ou un encouragement tacite à agir de la sorte.

Au niveau national, la loi No 06/018 du 20 juillet 2006 modifiant et complétant le décret du 6 août 1959 portant Code de procédure pénale institue une forme de célérité dans la procédure pénale relative aux violences sexuelles afin de rétablir la victime dans ses droits dans un délai le plus court possible. Aux termes de l’article 7 de la loi précitée, l’enquête préliminaire en matière de violences sexuelles se fait dans un délai d’un mois maximum à partir de la saisine de l’autorité judiciaire. Par ailleurs, l’instruction et le prononcé du jugement se font dans un délai de trois mois maximum à partir de la saisine de l’autorité judiciaire.21 Dans le cas sous-examen, cette disposition qui peut être considérée comme une obligation de diligence n’a pas été observée en ce sens que le procès avait débuté huit mois après les faits et la première audience a été reportée sine die, ce qui a donné lieu à une incertitude quant à la possibilité d’obtenir justice dans un délai raisonnable. Pour justifier sa léthargie et sa passivité dans la poursuite des auteurs des violences sexuelles au niveau national dans cette affaire, les plaignants ont allégué que l’Etat avait fait valoir des difficultés d’ordre logistique. Cet argument ne peut prospérer étant donné que dans la jurisprudence constante de la Commission africaine, seules trois circonstances particulières peuvent justifier l’inaction de l’Etat, en l’occurrence la gravité ou la complexité des crimes allégués, l’encombrement du rôle de la juridiction de jugement ou la situation politique nationale.22

Dans le cas d’espèce, la Commission africaine établit la responsabilité de l’Etat congolais qui devrait agir avec diligence et priorité «pour enquêter sur des actes de violence, les punir et les réparer» eu égard à la nature des violations alléguées, notamment dans une affaire de viol collectif sur mineur. Dans sa motivation, la Commission africaine se focalise sur la diligence raisonnable matérielle (material/substantive due diligence) mais elle n’aborde la diligence raisonnable préventive (preventive due diligence) qu’à titre de recommandation, pourtant le devoir de diligence qui incombe aux Etats dans une matière aussi sensible que les violences sexuelles commence par la prévention desdites violences.

En effet, la diligence raisonnable matérielle concerne les mesures prises pour traiter les atteintes aux droits de l’homme qui se sont déjà produites ou qui sont en cours; ce qui implique l’obligation pour l’Etat de mener une enquête approfondie sur les violations présumées, d’identifier les auteurs et les traduire en justice, de fournir des réparations aux victimes et de mettre en place des mesures correctives pour éviter de nouvelles violations.23 C’est ainsi que dans l’affaire Zimbabwe Human Rights NGO Forum v Zimbabwe, la Commission africaine a déclaré que les États doivent prévenir, mener des enquêtes «approfondies»24 et punir les actes qui portent atteinte à l’un des droits reconnus par le droit international des droits de l’homme,25 peu importe que ces actes soient l’œuvre de ses propres agents,26 ou des acteurs non étatiques,27 y compris les individus agissant à titre privé,28 comme c’est le cas dans l’affaire sous analyse.

La diligence raisonnable préventive, en revanche, fait référence aux mesures préventives que les États et les entreprises doivent prendre pour éviter les atteintes aux droits de l’homme. Cela implique l’identification des risques pour les droits de l’homme ainsi que la mise en place de mesures pour les prévenir ou les atténuer. Dans la décision Association of Victims of Post Electoral Violence & INTERIGHTS v Cameroun, la Commission africaine a noté que le devoir de protection exige des États qu’ils adoptent «des mesures tangibles»29 pour prévenir les risques imminents de perpétration des violations des droits de l’homme. A ce titre, en plus des mesures législatives adoptées par l’Etat congolais en lien avec la lutte contre l’impunité de violences sexuelles, une approche fondée sur la diligence préventive aurait permis à la Commission africaine d’évaluer le fossé entre la norme et la pratique. En effet, la Commission africaine a noté ce qui suit dans Zimbabwe Human Rights NGO Forum v Zimbabwe:

L’existence d’un système juridique criminalisant et prévoyant des sanctions pour les agressions et la violence ne serait pas suffisante en soi ... Les actions des agents de l’État, de la police, de la justice, de la santé et des services sociaux, ou l’existence de programmes gouvernementaux visant à prévenir et à protéger les victimes de la violence sont autant d’indications concrètes permettant de mesurer la diligence raisonnable. Des cas individuels d’échec des politiques ou des incidents sporadiques de non-punition ne répondraient pas à la norme justifiant une action internationale.30

En l’espèce, la Commission africaine aurait dû se pencher sur le niveau des connaissances des agents chargés de la protection des droits de l’homme en général et des violences sexuelles en particulier, en l’occurrence les agents de la police qui n’ont pas pu porter le secours nécessaire à la victime. Au demeurant, compte tenu des vulnérabilités propres aux femmes en RDC, l’évaluation des moyens préventifs mis en place par l’Etat congolais pour lutter contre l’impunité des violences sexuelles aurait permis à la Commission africaine de formuler ses recommandations sur les mesures supplémentaires ou la manière dont les mesures existantes doivent être mises en œuvre pour une meilleure protection des droits de l’homme en RDC en général et la lutte contre les violences sexuelles en particulier.

L’évaluation qui porte sur la diligence matérielle doit être complémentaire à celle qui porte sur la diligence préventive. En effet, comment évaluer la défaillance d’un État à son obligation de mener des enquêtes, d’engager des poursuites, de prendre des sanctions et d’indemniser les victimes de tels actes si l’on ne sait pas à l’avance si les politiques, les institutions et les agents de l’Etat sont en mesure de remplir des telles obligations? La présente communication n’est pas un cas isolé de la défaillance persistante du système judiciaire congolais à répondre efficacement aux violations massives et graves des droits de l’homme en général et des violences sexuelles en particulier. Plusieurs rapports produits par diverses organisations non gouvernementales tant nationales qu’internationales concourent à constater l’impunité des violences faites aux filles et particulièrement du viol en RDC.31 Plusieurs études et rapports sur la violence en RDC montrent que les femmes étaient soumises à une violence d’une extrême brutalité, incluant des viols collectifs, des viols avec utilisation d’objets tels que des baïonnettes, ainsi que des agressions sexuelles intentionnelles telles que la mutilation des seins.32 Ces actes violents étaient perpétrés non seulement par les forces militaires de l’État et des groupes non étatiques, mais aussi par des milices étrangères et même par les forces de maintien de la paix des Nations unies.33

Par ailleurs, l’intérêt de procéder à une analyse séparée mais complémentaire de la diligence raisonnable préventive et de la diligence raisonnable matérielle aurait dû permettre à la Commission de répondre à la question de savoir si l’obligation de protéger est de moyen ou de résultat. Dans la Communication Association of Victims of Post Electoral Violence & INTERIGHTS c. Cameroun, la Commission africaine a été appelée à se prononcer sur la question de savoir si les obligations contenues dans la Charte africaine étaient des obligations de moyen ou des obligations de résultat. Selon la Commission africaine:

L’article 1 de la Charte africaine impose aux États parties l’obligation de faire preuve de la diligence nécessaire pour mettre en œuvre les dispositions prescrites par la Charte, étant donné que cette diligence doit évoluer en fonction du temps, de l’espace et des circonstances et doit être suivie d’une action pratique sur le terrain afin de produire des résultats concrets. En fait, selon la Commission, c’est une obligation de RÉSULTAT que l’article 1 de la Charte africaine impose aux États parties. En effet, chaque Etat a l’obligation de garantir la protection des droits de l’homme inscrits dans la Charte en adoptant non seulement les moyens que la Charte elle-même prescrit, notamment toutes les mesures législatives nécessaires à cet effet mais en outre les mesures de leur choix que la Charte appelle de ses vœux par l’article 1er et qu’elle définit donc comme une obligation de résultat.34

Toujours selon la Commission africaine, l’obligation de diligence exige que l’État adopte des comportements ou des actions spécifiques pour atteindre des résultats spécifiques et l’État dispose de la liberté de choix et d’action pour atteindre le résultat requis par cette obligation.35 Ainsi, en laissant entendre cette position «soit l’une, soit l’autre», la Commission africaine semble, dans la même décision, suggérer que les deux types d’obligation s’appliquent, estimant qu’il existe non seulement une obligation de moyen, mais aussi une obligation de résultat.36

Ainsi, de notre point de vue, en ce qui concerne particulièrement l’obligation de protéger, elle est de résultat dans sa dimension de la diligence raisonnable matérielle et de moyen dans sa dimension de la diligence raisonnable préventive. En effet, dans sa dimension de diligence raisonnable matérielle, la jurisprudence de la Commission africaine fait référence à l’obligation de mener des enquêtes, poursuivre et punir les responsables des violations des droits de l’homme en dégageant la responsabilité de l’Etat quand celui-ci approuve, soutient ou acquiesce ces violations ou s’il n’exerce pas la diligence raisonnable pour les empêcher.37 La Commission africaine examine la «faisabilité et l’efficacité» d’une action de l’État,38 ce qui traduit mieux l’obligation de résultat. Cela signifie que l’Etat est tenu de prendre des mesures efficaces pour prévenir et réprimer les violations des droits de l’homme, et ils sont responsables du résultat final, c’est-à-dire la protection des droits de l’homme. En revanche, dans sa dimension de diligence raisonnable préventive, l’obligation de protéger exige de l’Etat de prendre une action positive pour prévenir la violation des droits. Ceci se traduit par l’adoption par l’Etat de toutes les mesures «nécessaires»39 et «tangibles»,40 qu’elles soient constitutionnelles, législatives et judiciaires d’une part; et d’autre part, mesures visant à sensibiliser ses agents et ses citoyens sur des questions de protection des droits de l’homme et la mise en place des institutions de mise en œuvre de droits contenus dans les instruments juridiques auxquels l’Etat s’est engagé. En d’autres termes, il est attendu qu’ils mettent en place des mécanismes, des politiques et des actions pour empêcher les violations, ce qui traduit le mieux l’obligation de moyen.

3 DROIT À LA NON-DISCRIMINATION

L’objet de cette section est de saisir d’abord la notion de discrimination fondée sur le sexe (3.1) avant d’analyser les carences de la Commission africaine dans la démonstration d’un traitement différencié par rapport aux autres victimes de violences sexuelles (3.2) et la nécessité d’adopter une approche contextuelle et réelle des violences sexuelles en RDC (3.3).

3.1 Notion de discrimination fondée sur le sexe

Selon la Convention des Nations Unies pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard de la femme l’expression «discrimination à l’égard des femmes», vise toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine.41 Dans la recommandation générale No 28 (2010) sur les obligations fondamentales des États parties au titre de l’article 2 de la Convention des Nations Unies pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard de la femme, il est indiqué qu’il incombe aux États de respecter, protéger et réaliser le droit des femmes à la non-discrimination et à l’égalité de droit et de fait.42

Dans la Charte africaine, le principe de non-discrimination à l’égard des femmes trouve son fondement dans la lecture combinée des articles 2 et 18(3). En effet, l’article 2, bien que ne faisant pas expressément référence à la discrimination, est décrit par la doctrine comme étant le principe de non-discrimination43 qui, selon la Commission africaine, est essentiel à l’esprit de la Charte africaine44 et donc nécessaire pour éradiquer la discrimination sous toutes ses formes.45 Cette disposition exige un traitement égal d’un individu ou d’un groupe de personnes indépendamment de leurs caractéristiques particulières.46 Dans la décision Zimbabwe Lawyers for Human Rights and Institute for Human Rights and Development in Africa (on behalf of Andrew Barclay Meldrum) c. Zimbabwe, la discrimination a été définie comme

tout acte visant à établir une distinction, une exclusion, une restriction ou une préférence fondée sur un motif quelconque tel que la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou autres, l’origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation, et qui a pour objet ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par tous, dans des conditions d’égalité, de l’ensemble des droits et des libertés.47

Au niveau national, la Constitution de la RDC en son article 13 interdit toute discrimination fondée sur les motifs suivants: la religion, l’origine familiale, la condition sociale, la résidence, les opinions ou convictions politiques, l’appartenance à une race, une ethnie, une tribu, une minorité culturelle ou linguistique. La disposition omet le «sexe» sur la liste des motifs de discrimination. Cela peut être attribué au fait que les articles 14 et 15 de la même Constitution accordent une protection spéciale aux femmes qui, dans le contexte congolais, sont généralement victimes de discrimination fondée sur le «sexe», ainsi qu’au fait que ces motifs visés à l’article 13 ne sont qu’indicatifs et non exhaustifs.48 En outre, d’une part, l’article 14 de la Constitution enjoint l’Etat d’éliminer toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et, d’autre part, bien que l’article 12 consacre le droit à l’égalité et à l’égale protection sans faire spécifiquement allusion aux femmes, la clause de non-discrimination exige que les femmes et les hommes soient traités sur un pied d’égalité.49

3.2 Absence d’examen de comparaison dans la motivation de la décision de la Commission

Dans sa jurisprudence, la Commission africaine a déjà retenu que les violences faites aux femmes constituaient une discrimination injustifiée. C’est le cas notamment de sa décision dans la communication Initiative for Personal Rights et Interights c. Egypte, dans laquelle elle a considéré que le fait pour les agents des forces de sécurité de n’avoir pas protégé les victimes contre les agressions sexuelles de manifestants constituaient une discrimination fondée sur le sexe. Dans l’espèce citée, la Commission africaine était parvenue à une telle conclusion en procédant à une comparaison entre les victimes de sexe féminin et les autres manifestants de sexe masculin. Dans le cas sous examen, cela n’a pas été le cas. Mais comment est-elle donc parvenue à la violation du droit à la non-discrimination?

Sans remettre en cause la gravité des crimes commis, nous considérons que ni les plaignants ni la Commission africaine n’ont suffisamment expliqué la différence de traitement par rapport aux autres victimes de violences sexuelles et démontrer dans quelle mesure cette différence était fondée sur l’un des motifs interdits énoncés à l’article 2 de la Charte africaine. Les plaignants n’ont, non plus, donné aucune information pertinente indiquant que d’autres victimes des violences sexuelles, qu’elles soient de sexe masculin ou féminin, ont vu leurs procès être tenus avec diligence, les auteurs condamnés et les victimes indemnisées, alors que leur propre situation n’a pas suivi le même cours. En outre, les plaignants n’ont fourni aucune information sur la manière dont la réticence et l’incapacité de mener à bien une enquête a aggravé la stigmatisation dans la situation personnelle de la victime. En l’absence de telles informations, en concluant à une violation du droit à la non-discrimination, la Commission africaine a dénaturé le sens de l’article 2 de la Charte africaine. En effet, l’interprétation faite par la Commission africaine est assez extensive dans la mesure où peuvent se retrouver dans la même situation, toutes les victimes des violations massives de droit de l’homme qui se comptent par milliers et qui n’arrivent pas à saisir la justice ou dont les bourreaux n’ont jamais vraiment été inquiétés par la justice.

En effet, l’examen traditionnel des griefs tirés de la violation du droit à la non-discrimination consiste à faire des comparaisons entre personnes se trouvant dans une situation similaire.50 Une telle approche nécessite de trouver un élément de comparaison, en l’occurrence masculin, se trouvant dans une situation similaire et bénéficiant d’un traitement plus favorable, étant donné que des cas de violences sexuelles faites aux hommes sont effectivement observables. Selon le rapport du Panel à la Haut-Commissaire aux droits de l’homme sur les moyens de recours et de réparation:51

Il existe en RDC un certain nombre de victimes masculines de violences sexuelles, et il leur est difficile de se faire connaître et de s’exprimer au sujet de ce qui leur est arrivé. Comme les femmes qui ont été violées, ces hommes sont stigmatisés, bien que, dans leur cas, cela puisse prendre une forme relativement différente.

La différenciation implique nécessairement un comparateur explicite ou implicite, connu ou supposé.52 En conséquence, il ne devrait y avoir de discrimination basée sur le sexe parce que les plaignants n’ont pu prouver le caractère discriminatoire de la défaillance des agents de police à protéger la victime de ses agresseurs, d’une part, et l’inefficacité, à l’encontre de ces derniers, des procédures devant les juridictions de l’Etat défendeur, d’autre part. Bien que les plaignants n’aient pas étayé leurs arguments quant aux critères raisonnables et objectifs53 démontrant qu’elles font l’objet d’un traitement différencié par rapport aux autres victimes de violences sexuelles, la Commission africaine s’est prononcée en leur faveur en disant que

les violations subies par la victime suite à l’inaction des agents de police, à l’incapacité des autorités compétentes de la protéger suite au viol et à l’inefficacité des juridictions nationales à lui rendre justice et lui accorder réparation se résolvent en une violation des dispositions de l’article 18(3) de la Charte en lecture interprétée avec celles du Protocole de Maputo.

Pour autant, il aurait été regrettable que la Commission africaine en décide autrement, car dans des circonstances comme les violences sexuelles, il n’y a pas toujours d’équivalence factuelle. En effet, les violences sexuelles affectent également les hommes et les garçons et peuvent prendre des formes spécifiques visant à porter atteinte à la masculinité ou à la virilité de la victime.54 C’est une question qui n’est pas souvent documentée en raison du silence des hommes pour une question d’orgueil ou de fierté masculine. De ce fait, ces cas ne sont pas dénoncés en justice, ce qui emporte la difficulté de trouver un élément de comparaison avec le sexe masculin, qui complique à son tour la capacité à reconnaître et à traiter le préjudice subi par une femme en raison de son sexe. En effet, la recherche d’une équivalence entre les hommes et les femmes pose un problème supplémentaire parce qu’elle ignore les différences structurelles qui sont à l’origine de l’inégalité et perpétue le désavantage associé au groupe.55 C’est pourquoi la Commission africaine aurait dû baser sa motivation sur une approche substantielle et contextuelle du concept de l’égalité qui vise un résultat plus transformateur en termes l’élimination des désavantages sociaux.

3.3 L’approche contextuelle adoptée par la Commission vis-à-vis des violences sexuelles en RDC

Dans le cas sous-examen, une analyse formelle qui se contenterait de comparer le traitement de victimes masculines et qui s’arrêterait là si aucune différence n’était prouvée, négligerait de manière flagrante le caractère éminemment genré du problème de la violence à l’égard des femmes. Ce problème est décrit comme un phénomène mondial d’expérience partagée par les femmes et les filles à travers les périodes historiques, les pays et les cultures.56 Les femmes et les filles sont soumises à la violence précisément parce qu’elles sont femmes et filles, un désavantage ancien renforcé par les attitudes sociétales et systématiquement toléré par les structures institutionnelles.57 Sur ce point, la tendance jurisprudentielle du Comité des droits de l’homme des Nations Unies est pertinente. S’agissant des violences sexuelles dans les contextes des conflits armés, sans consacrer l’abandon d’une approche formelle de la discrimination, la lignée jurisprudentielle que suit le Comité des droits de l’homme des Nations Unies ces dernières années, révèle une prise en compte accrue du critère du genre.58 Une analyse comparative serait en effet dénuée de sens s’agissant des violences sexuelles. Les femmes et les filles sont particulièrement vulnérables aux violences sexuelles en raison des discriminations persistantes à leur égard. Les inégalités inscrites dans les lois, véhiculées par les coutumes, les traditions et les textes religieux favorisent les attitudes patriarcales, les stéréotypes basés sur le genre ainsi que les violences.59

Cependant, la lecture de la décision de la Commission africaine dans sa motivation ayant abouti à la conclusion de la violation du droit à la non-discrimination, pose un défi supplémentaire qui se rapporte à l’administration de la preuve des allégations faites par les victimes. La Commission africaine s’est fondée sur les sources internationales citées par les plaignants et qui mettent l’accent sur la pratique des violences sexuelles et en particulier du viol comme arme de guerre dans l’Est de la RDC.60 Ce fléau est devenu presque commun dans l’ensemble du pays. Cependant, ni les plaignants ni la Commission africaine n’ont démontré le lien entre le viol commis contre Céline à Kinshasa, capitale de la RDC, une région relativement en paix, avec les différents rapports ainsi que les Observations conclusives du CEDEF qui se focalisent plutôt sur les violences sexuelles commises à titre d’arme de guerre.

Dans la décision sous analyse, il y a lieu de regretter la non-soumission par la RDC de ses moyens en réponse aux allégations des plaignants. Devant le défaut de la comparution de l’Etat congolais dont la présence aux audiences aurait servi à contrebalancer les allégations des plaignants, la jurisprudence constante de la Commission africaine veut que cette dernière se prononce sur la base des éléments à sa possession61 ou accorde le crédit voulu aux allégations des plaignants. En effet, étant donné que la charge de la preuve incombe au Gouvernement, si ce dernier ne fournit aucune preuve pour contredire une allégation de violation des droits de l’homme, la Commission africaine la considérera comme prouvée, ou au moins probable ou plausible. Toutefois, examiner une communication sur «la base des éléments en sa possession» ne devrait pas signifier prendre automatiquement pour établies les allégations du demandeur sans devoir les vérifier ou les soumettre à un examen minutieux au regard des éléments qu’il fournit au dossier, en procédant à ses propres investigations.62 Ce devoir de vigilance va aussi de l’intérêt d’une bonne administration de la justice de veiller à ce qu’un jugement par défaut ne soit pas inique.

Au demeurant, alors que la RDC se dit engagée dans le combat contre les violences sexuelles et les autres violations des droits de l’homme en général,63 son absence devant les organes régionaux et internationaux des droits de l’homme où elle est traduite pour non-respect de ses engagements est à condamner. En effet, l’affaire sous analyse n’est pas la première dans laquelle l’Etat congolais brille par son absence aux audiences.64 L’absence de participation de l’État a trois conséquences majeures dans le cas sous examen. Premièrement, comme nous l’avons démontré, elle limite la portée de l’examen de la communication étant donné que le Gouvernement aurait pu fournir à la Commission africaine les éléments nécessaires pour prendre une décision pleinement informée. Deuxièmement, elle ne permet pas un dialogue constructif entre la Commission africaine et l’Etat congolais sur des questions des droits de l’homme, et sur la manière d’enquêter et de poursuivre les violations de ces droits. Troisièmement, la non-comparution répétitive de la RDC devant les organes de protection des droits de l’homme est susceptible d’affecter sa crédibilité et son image sur la scène internationale et remettre ainsi en cause sa détermination à combattre les violations des droits de l’homme en général et des violences sexuelles en particulier.

4 CONCLUSION

Le climat d’impunité qui règne en RDC limite l’action des institutions judiciaires à répondre efficacement aux violences sexuelles et de ce fait encourage, ou du moins facilite, la répétition de tels comportements. Cette impunité constitue donc non seulement un déni de justice envers les victimes ou survivantes, mais elle renforce également les inégalités dont souffrent les autres femmes et filles. C’est précisément l’avis de la Commission africaine qui a conclu à la violation des article 2 et 18(3) de la Charte africaine dans l’affaire Celine c. RDC. En effet, la non-effectivité des procédures judiciaires à l’encontre des présumés auteurs des violations aggrave le problème de la violence à l’égard des femmes et stigmatise les victimes de cette violence en RDC. Les omissions de la RDC dans la présente affaire sont incontestablement des manquements à la diligence raisonnable, qui constituent une discrimination fondée sur le genre.

Les faits de l’espèce révèlent que la RDC n’a pas agi avec la diligence voulue et a manqué à son obligation de ne pas soumettre la victime à une discrimination, en violation des articles 2 et 18 de la Charte africaine. Comme nous l’avons expliqué, la décision de la Commission africaine souffre d’une démonstration d’éléments factuels permettant de conclure à un traitement différencié de la victime par rapport à d’autres victimes de violences sexuelles quant au droit d’accès à la justice. Cependant, lorsqu’il n’existe pas d’équivalent masculin comparable, la recherche d’un élément comparateur complique la capacité à reconnaître et à traiter le préjudice subi par une femme en raison de son sexe et ignore les différences structurelles qui sont à l’origine de l’inégalité. C’est pourquoi, nous estimons que l’examen traditionnel des griefs tirés de la violation du droit à la non-discrimination, et a fortiori lorsque cette discrimination est fondée sur le sexe, n’exige pas une perfection dans l’identité. A titre d’exemple, la répression pénale de l’avortement constitue une discrimination fondée sur le sexe en l’absence d’un élément de comparaison avec les hommes étant donné que la différence résulte inévitablement des aspects biologiques.

Compte tenu des vulnérabilités propres aux femmes, l’Etat a envers elles une obligation accrue de diligence raisonnable pour les protéger de la violence en général et des violences sexuelles en particulier. Dans la présente communication, il y a lieu donc de conclure à la discrimination fondée sur le genre, indépendamment de la preuve de l’existence d’un traitement de faveur que leurs homologues masculins ou même d’autres victimes des violences sexuelles auraient ou non pu recevoir de l’État congolais. Au demeurant le constat de violation des articles 2 et 18(3) de la Charte africaine que fait la Commission africaine par rapport aux faits de l’espèce est, à notre avis, solidement fondé sur les normes internationales des droits de l’homme qui ont été élaborées en ce qui concerne l’égalité.


1. BCNUDH Avancées et Obstacles dans la Lutte contre l’impunité des Violences Sexuelles en RDC (2014) 14-25.

2. Communication 325/06 Organisation Mondiale Contre la Torture et Ligue de la Zone Afrique pour la Défense des Droits des Enfants et Elèves (pour le compte de Céline) c. République Démocratique du Congo ACHPR (2015), para 1.

3. Céline (n 2) para 3.

4. Céline (n 2) paras 4 à 7.

5. Céline (n 2) paras 45 à 52.

6. Sur la recevabilité des demandes additionnelles, la Commission a déjà établi que celles-ci sont recevables pour autant qu’elles se basent sur les mêmes faits, ne remettent pas en cause des questions réglées à la recevabilité, que leur auteur puisse les étayer et que la partie adverse ne puisse les contester avec succès. Voir Communication 318/06 Open Society Justice Initiative c. Côte d’Ivoire ACHPR (2015), para 89 et Communication 389/10 Geneviève Mbiankeu c. Cameroun ACHPR (2015), paras 99 et 100.

7. Céline (n 2) para 54.

8. Céline (n 2) paras 86 à 88.

9. Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ratifié le 1er novembre 1976), Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (ratifié le 1er novembre 1976), Convention contre la torture, à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (ratifié le 17 octobre 1976) et à la Convention relative aux droits de l’enfant (ratifié le 22 septembre 1990).

10. Article 18(3) de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.

11. Article 15(1) de la Constitution de la RDC, 18 février 2006.

12. Loi No 06/018 du 20 juillet 2006 modifiant et complétant le Décret du 30 janvier 1940 portant Code pénal congolais et Loi No 06/19 du 20 juillet 2006 modifiant et complétant le Décret du 6 août 1959 portant Code de procédure pénale congolais.

13. Article 170 de la Loi No 06/018 du 20 juillet 2006 modifiant et complétant le Décret du 30 janvier 1940 portant Code pénal congolais.

14. Article 170 de la Loi No 001/2009 du 10 janvier 2009 portant protection de l’enfant.

15. CEDAW, Recommandation générale No 30 sur les femmes dans la prévention des conflits, les conflits et les situations d’après conflit, CEDAW/C/GC/30, 1er novembre 2013, para 38(b).

16. Communication 155/96 SERAC et un autre c. Nigéria ACHPR (2001), para 44.

17. Geneviève Mbiankeu c. Cameroun (n 6) para 111.

18. Communication 279/03-296/05 Sudan Human Rights Organisation et Centre on Housing Rights and Evictions (COHRE) c. Soudan ACHPR (2009) para 147.

19. Communication 295/04 Noah Kazingachire, John Chitsenga, Elias Chemvura and Batanai Hadzisi (represented by Zimbabwe Human Rights NGO Forum) v Zimbabwe ACHPR (2012) para 14; Communication 272/03 Association of Victims of Post Electoral Violence & INTERIGHTS c. Cameroon ACHPR (2009) para 88.

20. Comité des droits de l’homme des Nations Unies, Recommandation générale No 19, (onzième session, 1992), UN Doc.HRI\GEN\1\Rev.1 (1994), para 9.

21. Article 7 bis de la loi No. 06/19 du 20 juillet 2006 modifiant et complétant le Décret du 6 août 1959 portant Code de procédure pénale congolais.

22. Article 19 c. Erythrée (2007) AHRLR 73 (ACHPR 2007).

23. Zimbabwe Human Rights NGO Forum c. Zimbabwe (n 19) para 152.

24. Communication 323/06, Egyptian Initiative for Personal Rights & INTERIGHTS c. Egypt ACHPR (2011) para 274.

25. Zimbabwe Human Rights NGO Forum c. Zimbabwe (n 19) para 146.

26. Communication 368/09, Abdel Hadi, Ali Radi & Others c. Republic of Sudan, 5 Novembre 2013, para 92.

27. Zimbabwe Human Rights NGO Forum c. Zimbabwe (n 19) para 143; Association of Victims of Post-Electoral Violence et Interights c. Cameroun (n 19) paras 89-90.

28. Association of Victims of Post-Electoral Violence & INTERIGHTS v Cameroon (n 19) para 88.

29. Association of Victims of Post-Electoral Violence (n 19) para 90.

30. As above.

31. Voire à titre d’exemples HCNUDH Rapport du projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises sur le territoire de la République Démocratique du Congo entre 1993 et 2003, (2010) 296-334; Avocats Sans Frontières Justice face à la banalisation du viol en République Démocratique du Congo. Etude de la jurisprudence en matière des violences sexuelles de droit commun (2012); Avocats Sans Frontières L’assistance des victimes de violences sexuelles. Vade-mecum (2010); Amnesty International République Démocratique du Congo. Violences sexuelles: un urgent besoin de réponses adéquates (2004); Human Rights Watch En quête de justice: Poursuivre les auteurs de violences sexuelles commises pendant la guerre au Congo (2005); FIDH Les victimes de crimes sexuels obtiennent rarement justice et jamais réparation (2016); Amnesty International Justice en procès. Enseignements tirés de l’affaire des viols de Minova en République démocratique du Congo (2015).

32. Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Rapport de la Commission sur l’égalité des chances pour les femmes et les hommes, Violence sexuelle contre les femmes dans les conflits armés (2009).

33. Déjà en 2004, plus de 75 allégations de la MONUC ont été recueillies et environ 20 cas ont été vérifiés. Bien que ces agents aient été obligés de quitter la RDC, on ne sait pas si d’autres compensations ont été accordées ou si des sanctions pénales ont été prises. Voire Organisation mondiale contre la torture (OMCT), Commission pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Violence contre les femmes en République démocratique du Congo (2006).

34. Association of Victims of Post-Electoral Violence (n 25) paras 110-111.

35. Association of Victims of Post-Electoral Violence (n 25) para 102.

36. R Murray The African Charter on Human and Peoples’ Rights: a commentary (2019) 30.

37. A titre d’exemple, voir Communication 275/03, Article 19 c. Eritrea, 30 Mai 2007, para 72; Communication 279/03-296/05, Sudan Human Rights Organisation & Centre on Housing Rights and Evictions (COHRE) c. Sudan 27 Mai 2009 para 148.

38. Zimbabwe Human Rights NGO Forum (n 19) para 156.

39. Resolution on the Human Rights Situation in the Federal Republic of Nigeria, ACHPR/Res.214, 2 May 2012.

40. Association of Victims of Post-Electoral Violence (n 25) para 90.

41. Article 1er Convention des Nations Unies pour l’élimination des toutes les formes de discrimination à l’égard de la femme.

42. CEDEF, Recommandation générale n°28, para 9.

43. Murray (n 36) 44-89. 

44. Communication 294/04, Zimbabwe Lawyers for Human Rights and Institute for Human Rights and Development in Africa (on behalf of Andrew Barclay Meldrum) c. Zimbabwe, 3 Avril 2009, para 91.

45. Communication 292/04, Institute for Human Rights and Development in Africa (on behalf of Esmaila Connateh & 13 others) c. Angola, 22 Mai 2008, para 78.

46. Communication 323/06, Egyptian Initiative for Personal Rights and INTERIGHTS c. Egypt, 12 Octobre 2013, para 119.

47. Zimbabwe Lawyers for Human Rights (n 44) para 91.

48. TM Makunya ‘Legal traditions and constitutional interpretation of bills of rights in Africa: comparative perspectives from the Constitutional Courts of Benin, the Democratic Republic of Congo and South Africa’ Thèse de doctorat, Université de Pretoria, 2021 229.

49. TM Makunya ‘Beyond legal measures: a review of the DRC’s initial report under the Protocol to the African Charter on Human and Peoples’ Rights on the Rights of Women in Africa’ (2023) 67 Journal of African Law 2, 8.

50. A Edwards ‘Violence against women as sex discrimination: judging the jurisprudence of the United Nations human rights treaty bodies’ in S Farrior (ed) Equality and non-discrimination under international law (2017) 24-46.

51. HCDH Rapport du Panel à la Haut-Commissaire aux droits de l’homme sur les moyens de recours et de réparation, A/HRC/19/48, 13 janvier 2012, para 13.

52. I Currie & J de Waal The Bill of Rights handbook (2010) 239-243.

53. Comité des droits de l’homme des Nations unies, Observation générale no 18 Non-discrimination, Trente-septième session, HRI/GEN/1/Rev.9 (Vol I) 10 Novembre 1989, para 13.

54. African Commission on Human and Peoples’ Rights Guidelines on Combating Sexual Violence and its Consequences in Africa adopted during its 60th ordinary session held in Niamey, Niger from 8-22 May 201716.

55. S Fredman Discrimination law (2011) 259-266.

56. Edwards (n 50).

57. As above.

58. Voir, par exemple, Comité des droits de l’homme, Fulmati Nyaya c. Népal Communication 2556/2015, UN doc. CCPR/C/125/D/2556/2015, 18 mars 2019, et note sous CCPR, Fulmati Nyaya c. Népal Communication 2556/2015, UN doc. CCPR/C/125/ D/2556/2015, 18 mars 2018, cités par O Pedeboy ‘Chronique des constatations des comités conventionnels des Nations Unies’ (2019) 18 Droits fondamentaux 3-6.

59. African Commission on Human and Peoples’ Rights Guidelines on Combating Sexual Violence and its Consequences in Africa adopted during its 60th ordinary session held in Niamey, Niger from 8-22 May 2017, 16.

60. Voir à ce sujet M Baaz et M Stern Sexual violence as a weapon of war? perceptions, prescriptions, problems in the Congo and beyond (2013); S Tallarico ‘War, rape and the Democratic Republic of the Congo: a feminist’s command for legal evolution, progress towards universal human rights for women’ (2013) 12 Michigan State Journal of Gender & Law 3-32; E Amani & P Magadju ‘Prosecuting rape as war crime in the Democratic Republic of the Congo: lessons and challenges learned from military tribunals’ (2021) 59(1) Military Law and the Law of War Review 44-70.

61. Communication 393/10, Institute for Human Rights and Development in Africa et autres c. République Démocratique du Congo, Juin 2016, para 41.

62. B Kahombo ‘Droits de l’homme et obligation de poursuivre les crimes de guerre: Revue critique de la décision de la commission africaine dans l’affaire Kilwa (RDC)’ in H van der Merwe and G Kemp (eds) International criminal justice in Africa (2019) 91.

63. Makunya (n 49) 4-5.

64. Voir par exemple Institute for Human Rights and Development in Africa et autres c. République Démocratique du Congo (n 61).