Jimmy Kamunga Ngalula
 Candidat au doctorat (PhD Candidate) à la Faculté de Droit et de Criminologie de l’Université catholique de Louvain (UCLouvain, Belgique) et titulaire de trois Masters de spécialisation (LLM) en droits de l’homme (UCLouvain, UNamur et USL-B), en droit international (ULB) et en approche interdisciplinaire des droits de l’enfant (ULB, UCLouvain, ULg, UNamur et USL-B), l’auteur est enseignant et chercheur dans le domaine du droit international et des droits humains.
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  https://orcid.org/0009-0009-6187-1962


 Edition: AHRY Volume 7
 Pages: 208-233
 Citation:   JK Ngalula ‘La participation du Conseil de surveillance de Meta à la protection de la liberté d’expression en ligne en Afrique: vers une «privatisation» de la protection des droits fondamentaux dans l’espace numérique?’ (2023) 7 Annuaire africain des droits de l’homme 208-233
 http://doi.org/10.29053/2523-1367/2023/v7a10
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 Il remercie vivement le Professeur Dr Trésor Muhindo Makunya pour son aimable et inestimable soutien et Maître Justin Tshidimba Ilunga pour ses observations averties, et dédie cette contribution à la mémoire du feu Professeur émérite Gaston Kalambay Lumpungu, qui a fait 50 ans de carrière professorale à l’Université de Kinshasa (UNIKIN) et dont la triste nouvelle de son passage de vie à trépas dans la matinée du vendredi 4 août 2023 a surpris l’auteur en train de finaliser cette redaction


RÉSUMÉ

L’essor du secteur numérique a, grâce à internet, facilité l’exercice de la liberté d’expression. Quiconque peut, n’importe où, librement, communiquer notamment par Facebook et Instagram, appartenant à l’entreprise privée américaine Meta Platforms Inc. Les contenus susceptibles de violer les standards de la communauté et les valeurs de Meta sont soumis à sa politique de modération, intégrant les normes internationales des droits de l’homme. Les décisions prises dans ce cadre sont susceptibles d’appel auprès du Conseil de surveillance (Conseil), un organe privé «sui generis» de protection de la liberté d’expression en ligne à travers le monde. S’appuyant sur la dogmatique et la casuistique, cette étude souligne que le Conseil est un mécanisme de réclamation non judiciaire qui ne se substitue pas ni moins se greffe aux organes quasi juridictionnels et juridictionnels africains de protection des droits de l’homme ainsi qu’aux juridictions étatiques, lesquels restent compétents pour les violations de droits de l’homme commises en ligne. Démontrant les incidences du traitement automatisé des contenus par Meta sur la liberté d’expression des utilisateurs, cette étude invite les États africains à adopter, à l’instar de ceux de l’Union européenne (UE), un cadre réglementaire approprié avec les entreprises privées du numérique et à prendre des mesures législatives nationales encadrant la diffusion des réseaux sociaux virtuels sur leurs territoires. Vu la déterritorialisation des effets de décisions du Conseil, ceci aura le privilège de concilier davantage la responsabilité de ces entreprises de respecter les droits de l’homme, intégrant les valeurs démocratiques et culturelles de l’histoire africaine, avec la mise en œuvre des obligations étatiques positives de respecter et de protéger les droits de l’homme face aux défis nés de l’utilisation d’internet.

TITLE AND ABSTRACT IN ENGLISH

The participation of the Meta’s Oversight Board in the protection of online freedom of expression in Africa: towards a ‘privatisation’ of the protection of fundamental rights in the digital space?

ABSTRACT

The growth of the digital sector has, thanks to the internet, facilitated the exercise of freedom of expression. Anyone, anywhere, can communicate freely, particularly via Facebook and Instagram, owned by the private American company Meta Platforms Inc. The content likely to violate Meta’s community standards and values is subject to its moderation policy, which incorporates international human rights standards. Decisions taken within this framework may be appealed to the Oversight Board (Board), a private sui generis body for the protection of online freedom of expression throughout the world. Drawing on the doctrinal legal method, this study emphasises that the Board is a non-judicial complaints mechanism that does not replace or graft itself onto African quasi-judicial and judicial human rights protection bodies and state courts, which remain competent for human rights violations committed online. Demonstrating the impact of Meta’s automated processing of content on users’ freedom of expression, this article calls on African states to adopt, like those of the European Union (EU), an appropriate regulatory framework with private digital companies and to take national legislative measures to regulate the distribution of virtual social networks on their territories. Given the deterritorialisation of the effects of the Board’s decisions, this will have the advantage of better reconciling the responsibility of these companies to respect human rights, incorporating the democratic and cultural values of African history, with the implementation of positive state obligations to respect and protect human rights in the face of the challenges arising from the use of the internet.

MOTS-CLÉS: Conseil de surveillance de Meta, entreprises privées du numérique, liberté d’expression en ligne, modération des contenus, droits de l’homme, Afrique

 

SOMMAIRE:

1 Introduction

2 Le conseil de surveillance de Meta, UN mécanisme privé transnational en marge du système africain des droits de l’homme

2.1 Structure organique et pouvoirs du Conseil

2.2 Nature juridique du Conseil

3 L’activité du conseil de surveillance de Meta dans la protection de la liberté d’expression en ligne en Afrique

3.1 Procédure et cadre de référence des décisions du Conseil: une «juridictionnalisation» d’un organe privé de Meta

3.2 Les précédents du Conseil en Afrique: palliatif aux incidences des décisions de modération de Meta sur le respect des droits de l’homme en ligne

4 Conclusion

1 INTRODUCTION

Le développement des technologies de l’information et de la communication marque l’essor spectaculaire du secteur numérique dont le point de départ est la création d’internet, réseau des réseaux1 et outil extraordinaire, comme moyen «privilégié»2 d’échanger librement, instantanément et gratuitement des informations.3 Ayant déclenché une véritable révolution, l’internet est devenu, sans aucun doute, un outil indispensable, et ce, à la grandeur de la planète. Son utilisation actuelle, partout dans le monde et par tous les âges, et sa présence dans pratiquement tous les aspects de la vie humaine moderne sont sans précédent.4 Certains affirment même qu’internet a désormais acquis «valeur de service public»,5 car des milliards de personnes, des communautés, des institutions et des organismes tant publics que privés y recourent pour leurs activités. En 2023, près de cinq milliards de personnes ont activement utilisé internet6 grâce à des réseaux sociaux virtuels.7

Apparus au début des années 2000,8 ces réseaux, ayant une vocation principalement récréative ou informative,9 contrôlent les principaux canaux d’utilisation de l’internet. Ils sont toutes ces plateformes de communication en ligne (sites internet ou applications mobiles) qui favorisent les interactions sociales entre différents utilisateurs et permettent à des personnes de se constituer des réseaux de connaissances ayant des intérêts communs,10 avec la possibilité non seulement de créer et de publier des informations (textes, photographies, vidéos, musiques, audios), mais aussi de commenter et de partager les contenus publiés par d’autres utilisateurs11 sans considération des frontières. Sur le plan juridique, c’est le Règlement européen sur les marchés numériques12 qui définit, à son article 2(7), le réseau social virtuel comme «une plateforme permettant aux utilisateurs finaux de se connecter ainsi que de communiquer entre eux, de partager des contenus et de découvrir d’autres utilisateurs et d’autres contenus, sur plusieurs appareils et, en particulier, au moyen de conversations en ligne (chats), de publications (posts), de vidéos et de recommandations». Le Conseil d’État français souligne que cette définition a l’avantage d’être assez large et présente donc le mérite d’être minimaliste et englobante.13

Ces réseaux offrent de nouveaux canaux de communication propices aux échanges personnalisés, à l’écoute et au partage d’idées,14 consacrent donc la rencontre entre les relations humaines et la technologie15 et constituent une représentation du réseau social réel dans un univers virtuel représenté principalement par internet.16 Ils sont partout, revêtent diverses formes et ont pris une place dans notre vie quotidienne et dans notre société.17 Leurs utilisateurs se rencontrent et satisfont, du moins en apparence, d’importants besoins relationnels et existentiels.18 Toutefois, ce sont des espaces privés ouverts au public où les sphères personnelles, relationnelles et professionnelles se chevauchent bien souvent. Ceci révèle toute l’importance d’internet en tant que «puissant facilitateur» des droits de l’homme et des peuples en Afrique.19

En effet, ces réseaux appartiennent aux entreprises du secteur privé desquelles dépendent les infrastructures de technologie numérique. Parmi elles, l’entreprise multinationale privée américaine «Meta Platforms Inc».20 (Meta), spécialisée dans les prestations de services de réseautage social en ligne, est la première avec cinq plateformes incontournables au monde: Facebook, Instagram, Messenger, WhatsApp et Oculus. Parmi ceux-ci, Facebook, né le 4 février 2004 d’un système de discussion entre étudiants sur le campus d’Harvard University,21 comptait plus de trois milliards d’utilisateurs actifs au 4 août 2023,22 ce qui en fait le réseau social virtuel pérenne et le plus utilisé à travers le monde; Instagram, né aux États-Unis d’Amérique le 6 octobre 2010, comptait aussi plus de deux milliards d’utilisateurs actifs à la même date et est classé en quatrième position, après YouTube et WhatsApp.23

L’impact de ces plateformes sur le comportement de leurs utilisateurs n’est pas à nier. Les uns les considèrent comme un moyen pour garder le contact avec leurs proches, de passer du temps et de partager avec eux des données personnelles (club privé), et les autres les considèrent comme une source d’information et de communication où ils peuvent lire et partager des contenus textuels et/ou multimédias (espace public). Ceci traduit l’importance fondamentale et le caractère central du droit à la liberté d’expression, c’est-à-dire la faculté de rechercher, de recevoir et de diffuser ou de communiquer librement des informations et des idées,24 en ligne ou hors ligne, qui, en tant qu’élément indispensable à la démocratie25 et droit humain fondamental et inaliénable,26 est garantie aux individus et protégée par l’article 9 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples27 (Charte africaine) ainsi que d’autres normes internationales des droits de l’homme.28

L’exercice de la liberté d’expression par le moyen d’internet étant au centre de la jouissance d’autres droits,29 Facebook et Instagram s’avèrent parfois des milieux virtuels fertiles aux propos discrimina-toires, appels à la haine ou à la violence, de dénigrements, de diffamations, des atteintes à la vie privée, de désinformations, entre autres, qui vont à l’encontre du respect des droits d’autrui, et par extension, à l’ordre public. Pareils contenus inadmissibles ont conduit Meta à développer des outils de modération automatisés, allant des filtres par mots-clefs à la détection des spams, aux algorithmes de hash-matching et au traitement du langage nature.30 Toutefois, les millions de décisions sur l’approbation ou la suppression de contenus, prises chaque semaine, par les équipes de modération et/ou les algorithmes, ont des impacts importants sur les droits des utilisateurs.

Pour se conformer davantage aux Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme31 (PDNU) faisant autorité32 et établissant des normes mondiales de pratique33 et de conduite générale que toutes les entreprises sont désormais censées appliquer dans toutes leurs activités, où qu’elles opèrent, pour prévenir et atténuer des incidences négatives sur les droits de l’homme34 liés à leurs activités, et clarifiant leur responsabilité en matière des droits de l’homme,35 Meta a, depuis 2020, créé le Conseil de surveillance (Conseil) (Oversight Board). L’objectif de Meta est d’améliorer la façon dont elle traite ses utilisateurs en appliquant les normes de contenu publié sur Facebook et Instagram, et ce de manière à faire valoir la liberté d’information et d’expression de chacun ainsi que les normes pertinentes des droits de l’homme.36

Depuis sa création en 2020 jusqu’au 31 juillet 2023 inclus,37 plusieurs décisions prises par Meta ont été soumises au Conseil pour aider l’entreprise à répondre aux questions les plus complexes en matière de liberté d’expression en ligne: quels contenus supprimer? Quels contenus laisser en ligne? Et pourquoi? Le Conseil a rendu 43 décisions, dont huit concernent le continent africain. Cet organe privé vise à garantir le respect de la liberté d’expression en ligne au moyen d’un jugement indépendant, lequel jouit d’une solide protection juridique dans l’ensemble du système régional africain de protection des droits de l’homme. Ceci suscite une interrogation. Comment les décisions du Conseil dans la protection du droit à la liberté d’expression à l’ère du numérique en Afrique conduiraient-elles à une «privatisation» de la protection des droits fondamentaux dans l’espace numérique?

Deux thèses s’affrontent. La première, il y a privatisation du fait qu’un organe créé par une entreprise privée décide sur l’exercice des libertés civiles et politiques en ligne et produit des décisions aux effets extraterritoriaux concernant la liberté d’expression d’utilisateurs africains de Facebook et Instagram, cela comme un organe concurrent à la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (Commission africaine)38 et la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (Cour africaine),39 deux organes de traités du système régional africain de protection des droits de l’homme. La seconde, il n’y a pas de privatisation car, malgré les caractéristiques quasi-juridictionnelles apparentes que présente le Conseil, celui-ci ne peut se substituer ni moins se greffer aucunement aux juridictions étatiques africaines ni aux organes du système régional africain de protection des droits de l’homme et son contrôle sur les décisions de modération de Meta n’altère en rien la compétence de ces derniers; et, par sa fonction juridictionnelle imparfaite, il contribue au renforcement du rôle des États africains dans leurs obligations positives de respecter et de protéger les droits de l’homme, particulièrement la liberté d’expression face aux défis nés de l’utilisation d’internet, en rendant des décisions uniquement opposables à Meta et aux utilisateurs contractuels de Facebook et Instagram à travers l’Afrique.

Pour mener à bien cette recherche, le processus méthodologique invite à recourir à la méthode juridique, s’appuyant sur la dogmatique et la casuistique, soutenues par une analyse doctrinale à la fois pragmatique et comparative afin d’appréhender la nature, la structure, le fonctionnement ainsi que la valeur des décisions du Conseil par rapport aux mécanismes (la Commission et la Cour africaines) institués par la Charte africaine, principal instrument de protection «traduisant la vision africaine des droits de l’homme»,40 en matière de liberté d’expression, y compris en ligne.41

C’est pourquoi, outre ces lignes introductives (1), cette étude, se limitant à l’action du Conseil en Afrique depuis sa création, proposera un aperçu sur la structure et les spécificités propres au Conseil, ce qui permet d’interroger sa capacité à protéger les droits de l’homme et des peuples africains en ligne en marge des organes du système régional africain de protection des droits de l’homme (2), avant d’analyser de manière sommaire ses décisions en faveur du renforcement du respect et de la protection de la liberté d’expression et d’autres droits de l’homme en ligne sur le continent africain (3). Ce qui nous permettra d’émettre certaines considérations conclusives (4).

2 LE CONSEIL DE SURVEILLANCE DE META, UN MÉCANISME PRIVÉ TRANSNATIONAL EN MARGE DU SYSTÈME AFRICAIN DES DROITS DE L’HOMME

L’entreprise Meta s’étant engagée à prévenir et atténuer des incidences négatives sur les droits de l’homme liés à ses activités, un cadre à la fois rigoureux et proportionné de modération des contenus42 publiés sur Facebook et Instagram devrait être créé pour éviter les risques d’atteinte à la liberté d’expression des utilisateurs en l’absence de supervision et de contrôle des activités de modération.43 Pour Mark Zuckerberg, dirigeant de Meta, ce cadre serait une «Cour suprême»44 dont l’ambition est de garantir la liberté d’expression aux utilisateurs face aux censures opérées par les équipes de modération.45 À la suite d’une consultation mondiale lancée en avril 201946 et dont les conclusions ont été publiées dans un rapport en juin 2019,47 le Conseil fut créé et a officiellement commencé ses activités le 22 octobre 2020.48 Sa création est la conséquence indirecte de la pression exercée par les pouvoirs publics49 pour que Meta revoie sa politique de modération des contenus, laquelle se rapporte à l’encadrement sur ses réseaux des règles concernant les formes d’expression autorisées et interdites et à leur mise en œuvre.50 Cela peut comprendre des actions telles que la détection, le déréférencement, l’invisibilisation des contenus prob-lématiques et la suppression des contenus qui bafouent les règles de la plateforme.51

Le Conseil relève donc des mesures adaptées de prévention, d’atténuation des effets et, le cas échéant, de réparation prises par Meta pour pallier aux incidences négatives de ses activités, produits ou services sur les droits de l’homme.52 En tant qu’organe sans précédent, il convient d’appréhender son ossature structurelle et ses pouvoirs (2.1) à travers sa Charte et ses Statuts, avant de cerner sa nature juridique (2.2).

2.1 Structure organique et pouvoirs du Conseil

À la différence de la Commission et de la Cour africaines qui sont des organes créés par les États africains à travers des traités internationaux en vue de promouvoir et de protéger les droits de l’homme en Afrique, le Conseil est né de la volonté délibérée de Meta dans l’objectif de l’aider dans sa responsabilité de respecter les droits de l’homme pour remédier aux incidences pouvant résulter de ses activités, produits ou services.53 Il est administré par une LLC (limited liability company), société à responsabilité limitée, établie par fiducie, et a des organes dotés des pouvoirs définis dans sa Charte54 et ses Statuts.55

2.1.1 Structure organique et fonctionnement du Conseil

Le Conseil est constitué de trois organes interdépendants, à savoir: la Fiducie, l’Administration et les membres du Conseil.

Pour ce qui est de la Fiducie (Trust), une LLC créée par la fiducie a reçu et gère une somme de 130 millions de dollars allouée par Meta au Conseil pour une durée de six ans (article 2, section 1.3.1 Statuts) afin de financer les frais d’exploitation: location des bureaux, frais de voyages et rémunération du personnel (membres du Conseil et administratifs). C’est un fonds fiduciaire irrévocable. Ses membres (Trustees), au minimum trois et au maximum onze, nommés et révoqués par Meta, n’ont aucun rôle dans l’examen des cas, agissent suivant leurs obligations fiduciaires et sont responsables de la protection de l’indépendance et du bon fonctionnement du Conseil (articles 5, section 2 Charte et 4, sections 1.1 et 1.2 Statuts). Celui-ci soumet son budget annuel de fonctionnement aux fiduciaires pour approbation (article 4, section 2 Statuts). La création d’une fiducie a permis d’établir une barrière entre le patrimoine financier de Meta et celui du Conseil.

Quant à l’Administration, elle est constituée d’un personnel administratif à temps plein, employé par la LLC créée par la fiducie, qui appuie quotidiennement les activités du Conseil dans l’examen des cas soumis et la coordination des recherches et des commentaires publics pour des cas soumis (article 1er, section 2.1 Statuts) avec des missions variées. Leur travail permet aux membres du Conseil d’examiner les cas, de rendre des décisions et recommandations, de publier des décisions et de publier des rapports (article 3, section 1 Charte).

S’agissant des membres du Conseil, si la Commission et la Cour africaines sont respectivement composées de onze membres, dont les candidatures sont présentées par les États parties, élus par la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine (UA),56 pour remplir leur mission, le Conseil est actuellement composé de vingt-deux membres nommés par la Fiducie et, avec le temps, comptera au plus quarante membres, avec possibilité d’augmenter ou de diminuer l’effectif (articles 1er, section 1 Charte et 1, section 1.4 Statuts). Pour la formation initiale du Conseil, Meta a procédé à la sélection de quatre coprésidents57 qui sont chargés d’assurer la liaison avec l’Administration du Conseil, diriger des comités et assumer des responsabilités de gestion, telles que la sélection de cas et la sélection des autres membres du Conseil avec Meta (articles 1er, sections 7 et 8 Charte et 1, section 1.2.2 para 2 Statuts). Les coprésidents ultérieurs seront nommés par la Fiducie sur recommandations de ceux sortants (article 4, section 2.1.3 Statuts).

Le Conseil dispose de trois comités: comité de sélection des cas, comité d’adhésion et comité d’implémentation. Dans le comité de sélection, les membres et les co-présidents siègent et dirigent respectivement pour une durée de trois mois à tour de rôle (article 1, section 1.2.1 Statuts). Le comité d’adhésion est chargé du processus de recrutement des membres du Conseil et ceux qui y siègent à tour de rôle ont un mandat annuel (article 1, section 1.2.2 Statuts). Depuis juillet 2021, le Conseil a créé un comité d’implémentation et de surveillance des cas, lequel est actuellement constitué de cinq membres du Conseil, qui siège aux côtés des comités de sélection des cas et d’adhésion, surveille et évalue les réponses et les actions de Meta, afin de comprendre l’impact de recommandations du Conseil sur les utilisateurs de Facebook et Instagram.58 Cet organe dérivé résulte de la volonté délibérée de placer l’implémentation au même niveau que les autres fonctions stratégiques du Conseil et exerce une pression sur Meta de fournir une plus grande transparence concernant ses procédures visant à identifier dans des contextes parallèles des contenus identiques à ceux ayant fait l’objet des décisions et à agir par rapport à ceux-ci.59

Tout le monde peut proposer sa candidature ou recommander d’autres personnes pour devenir membre(s) du Conseil via le portail de recommandations sur son site web60 et les vingt premiers membres ont été annoncés le 6 mai 2020. On y retrouve plusieurs nationaux d’un même État, notamment des États-Unis d’Amérique, contrairement aux organes du système africain où ne peut siéger plus d’un membre d’une même nationalité.61 Alors que les membres de la Commission et de la Cour sont élus pour un mandat de six ans renouvelables62 (une seule fois), chaque membre du Conseil à un mandat de trois ans, pour un maximum de trois mandats pouvant être exercés consécutivement ou non tant que le total d’exercice ne dépasse pas neuf ans (article 1, section 1.4.2 Statuts). Leur nomination est échelonnée sur une période de trois ans pour assurer la continuité et permettre la nomination des membres au fil du temps. Les fiduciaires supervisent l’approbation des renouvellements de mandat (article 1, section 3 Charte et article 1, section 1.4.3 Statuts).

Contrairement aux membres de la Commission et de la Cour africaines qui doivent être des juristes, ou avoir une expérience en matière de droit, et obligatoirement les ressortissants des États africains,63 les membres du Conseil proviennent d’horizons culturels et professionnels variés à travers sept régions du monde (article 1, section 1.4.1 Statuts) afin de garantir une perspective internationale et refléter l’équilibre géographique traduisant la diversité des utilisateurs de Facebook et Instagram. Dotés d’une expertise en matière de problématiques complexes, y compris celles des droits de l’homme, leurs profils représentent un ensemble diversifié de disciplines et de parcours: avocats, anciens juges, journalistes, militants, professeurs, personnalités politiques, titulaires de mandats des Nations Unies et d’organismes régionaux de protection des droits de l’homme notamment, amenés à manier des raisonnements syllogistiques.64 Cette diversité de profils est justifiée par la particularité et les exigences du domaine numérique et d’internet.

Les membres du Conseil ne doivent pas avoir de conflits d’intérêts pouvant compromettre leur indépendance de jugement et de prise de décision (article 1er, section 2 Charte). Forts de leur expérience dans la délibération réfléchie et collégiale, ils sont choisis, car ils sont qualifiés pour prendre et expliquer des décisions basées sur un ensemble de règles et disposent de connaissances en matière de contenu numérique et de gouvernance. Les profils des membres sont disponibles sur le portail du Conseil.

Par cette structure organique, le Conseil est une institution privée «sui generis» qui institue un mécanisme de régulation propre, en vue de protéger les droits de l’homme sur les plateformes numériques de Meta. Il dispose des pouvoirs qui lui sont propres.

2.1.2 Pouvoirs institutionnels du Conseil

Habilité à exercer un jugement indépendant sur des décisions prises par des équipes de modération de Meta concernant les contenus publiés sur Facebook et Instagram, le Conseil permet aux utilisateurs, estimant que leurs publications ont été censurées à tort, ou au contraire qu’une publication aurait dû être censurée,65 et n’ayant pas eu gain de cause auprès de Meta, de pouvoir faire appel de ces décisions les plus délicates et les plus contestées66 prises par Meta.

Le Conseil n’est pas une simple extension de la procédure d’examen des contenus, laquelle procédure existe déjà sur Facebook et Instagram; il dispose des pouvoirs expressément définis à l’article 1er, section 4, de sa Charte. Concernant les contenus lui soumis pour examen, le Conseil dispose notamment du pouvoir de requérir à Meta des informations nécessaires pour ses délibérations, d’interpréter les standards de la communauté de Facebook et les autres politiques pertinentes de contenu à la lumière des valeurs de Meta, de demander à celle-ci d’autoriser ou de supprimer du contenu, etc. Les membres du Conseil s’acquittent des obligations énoncées dans leurs contrats et le code de conduite afin de préserver l’indépendance, l’intégrité, la confidentialité et la réputation professionnelle du Conseil. Dans l’exercice de leurs fonctions, ils collaborent à la prise de décision pour favoriser un environnement de collégialité, et rendent des décisions de principe, des recommandations et des avis consultatifs sur les politiques de modération de contenu (article 1er, section 4, alinéa 2; article 3, section 7.3 et article 5, section 1 Charte) en utilisant un raisonnement articulé. En plus, ils contribuent à la construction d’un Conseil qui, en tant qu’institution indépendante, soutient et fait progresser la liberté d’expression en ligne. Ils ont aussi l’obligation de protéger la vie privée des utilisateurs de Meta et de ne pas divulguer des informations confidentielles des personnes ou de Meta, sauf s’il y a eu un consentement préalable de la part de Meta et du Conseil (article 1er, section 6 Charte).

Lors d’une interview, Mark Zuckerberg déclarait être «optimiste» à propos du rôle du Conseil en estimant qu’ ‘it’s very important that we create more independent governance’ et ajoutait qu’en ‘assuming the model works as planned, I hope to either expand its role or add other formal governance to more aspects of our content policies and enforcement over time’.67 Meta prévoit donc améliorer davantage l’effectif des membres et les pouvoirs du Conseil afin de l’aider dans sa responsabilité de respecter la liberté d’expression en ligne et d’autres droits de l’homme, laquelle responsabilité constitue une norme mondiale de conduite attendue de Meta dans toutes les situations.68

Sur quarante-trois décisions prises et trois avis consultatifs rendus,69 le Conseil n’a pas fait preuve de ménagement à l’égard de son créateur.70 Ce travail réalisé nous amène à nous interroger sur le statut juridique de cette structure externe, mais liée à Meta.

2.2 Nature juridique du Conseil

Le Conseil a été créé par la volonté d’une personne morale de droit privé américain, l’entreprise Meta, afin de prendre des décisions indépen-dantes et raisonnées sur des principes concernant des éléments de contenu importants publiés sur Facebook et Instagram, ainsi que d’émettre des recommandations et des avis consultatifs sur la politique de modération de contenu, lesquels incitent Meta à améliorer ses règles et à agir de façon raisonnée et transparente, et ce de manière à faire valoir la liberté d’expression de chacun ainsi que les normes pertinentes des droits de l’homme.71 S’exerçant exclusivement sur les plateformes en ligne de Meta, cette mission complexe s’apparente à celle «de promouvoir et de protéger les droits humains», dévolue à la Commission et à la Cour en Afrique.72

S’apparentant à première vue à une sorte d’ovni juridique, le Conseil évolue dans les zones grises de qualifications juridiques73 du fait que les caractéristiques et principes marquant la gouvernance de son activité l’identifient, d’une part, comme un organe privé sui generis de contrôle ou de compliance et, d’autre part, comme un mécanisme privé transnational d’essence «quasi juridictionnelle», chargé de protéger la liberté d’expression en ligne.

En tant qu’institution de compliance, le Conseil est l’un des organes de modération des contenus mis en place par Meta afin qu’il s’assure de la conformité de ses activités, produits ou services aux normes juridiques internationales des droits de l’homme qui lui sont applicables.74 L’objectif est ici la conciliation des politiques de modération de Meta avec ses engagements pris en matière de respect des droits de l’homme tels que protégés par des textes internationaux, conventionnels ou non (article 7 Charte).

À la lecture de l’article 1er de la Charte, le Conseil affiche certaines caractéristiques marquant ses activités: neutralité, indépendance et impartialité, mais n’est pas une juridiction et n’a pas été conçu comme tel. Suivant les PDNU, le Conseil est par ses caractéristiques et sa finalité un «mécanisme de réclamation opérationnel et non judiciaire»75 et contribue à renforcer la mise en œuvre de l’obligation de diligence raisonnable de Meta en matière des droits de l’homme.76 Les utilisateurs de Meta ont participé à l’initiative de sa création et connaissent son existence.77 À l’instar de la Commission et la Cour africaines,78 le Conseil ne peut être saisi qu’après épuisement des voies de recours auprès de Meta (article 2, section 1 Charte). C’est à cette condition qu’il peut, face à une décision de modération de contenu prise par Meta, exercer son activité.

3 L’ACTIVITÉ DU CONSEIL DE SURVEILLANCE DE META DANS LA PROTECTION DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION EN LIGNE EN AFRIQUE

Sur Facebook et Instagram, n’importe qui s’exprime librement en diffusant des informations ou en émettant des opinions et des critiques qui peuvent être relayées, sans filtres et sans aucune autre forme d’intermédiation, au-delà de frontières territoriales, en temps réel avec un effet multiplicateur, jusqu’à être, parfois, à l’origine de véritables tempêtes médiatiques. Surfant dans le monde virtuel, certains utilisateurs en Afrique se sentent protégés et s’expriment sans limites jusqu’à porter atteinte aux droits de tiers, notamment les droits de la personnalité.79 Ce triste constat va à l’encontre de l’appel fait par la Commission aux citoyens africains d’exercer leur droit à la liberté d’information et d’expression de manière responsable80 sur internet.

L’objectif assigné au Conseil par Meta étant de garantir la liberté d’expression par la prise des décisions raisonnées et indépendantes concernant les contenus publiés sur Facebook et Instagram, ainsi que l’émission des recommandations visant à améliorer les règles et politiques relatives aux contenus81 (article 5, section 1 Charte), nous présenterons les décisions rendues sur les cas lui soumis en Afrique en démontrant leur contribution à la protection de la liberté d’expression et d’autres droits de l’homme en ligne (3.2) et, avant cela, il sied d’exposer le cadre de référence des décisions et la procédure devant le Conseil (3.1).

3.1 Procédure et cadre de référence des décisions du Conseil: une «juridictionnalisation» d’un organe privé de Meta

La Charte et les Statuts permettent aux utilisateurs de Facebook et Instagram ainsi qu’à Meta elle-même de soumettre au Conseil une requête (3.1.1). À son tour, il rendra sa décision avec avis consultatif contenant des recommandations sur la politique de modération et les standards de communauté pertinents de Meta (3.1.2).

3.1.1 Procédure «juridictionnalisée» devant le Conseil

À la suite des contenus parfois complexes, le système Meta les soumet à sa politique de modération grâce à l’utilisation des algorithmes des systèmes IA pour détecter et supprimer les contenus nuisibles. Le recours à l’intelligence artificielle pour le traitement automatisé aide Meta à détecter dans quelques centièmes de secondes des contenus jugés moins recommandés qui fusent sur ses plateformes et à les transmettre aux modérateurs qui peuvent décider leur suppression. Ces décisions peuvent être contestées directement auprès de Meta par les auteurs concernés et, après une décision non satisfaisante, auprès du Conseil suivant une procédure à étapes: appel, sélection du cas, annonce, délibération, décision, approbation, publication et réponse.82

Le Conseil a un mandat limité aux pouvoirs lui confié par sa Charte (article 1, section 4). Suivant l’article 6, section 2 de la Charte, les procédures devant le Conseil sont décrites dans ses règlements administratifs; sa Charte et ses Statuts servent de documents d’accompagnement.

Si Meta rejette l’appel d’un utilisateur sur un contenu ayant été modéré, l’utilisateur peut décider de faire appel du cas auprès du Conseil et, pour des cas problématiques et complexes, Meta peut également les soumettre elle-même au Conseil (article 2, section 1 Charte; articles 1, section 3.1, et 2, section 2.1 Statuts). Pour qu’un utilisateur puisse faire appel auprès du Conseil, il faut donc que son contenu ait été modéré par Facebook ou Instagram au préalable et qu’il ait épuisé tous les appels possibles auprès de Meta. Pour ce faire, il bénéficie d’un délai de quinze jours dès la décision finale de Meta pour lancer un recours (article 3, section 1.1 Statuts).

Le comité de sélection des cas, sous la direction d’un coprésident du Conseil et suivant les critères établis, sélectionne discrétionnairement un cas éligible, c’est-à-dire «le plus susceptible d’orienter les décisions et les politiques futures» de Meta (article 2, section 1 para 2 Charte). Ces décisions prises par un vote majoritaire des membres du comité peuvent être annulées par un vote majoritaire de l’ensemble des membres du Conseil (article 1, section 1.2.1 Statuts). Meta, l’utilisateur ayant initialement publié le contenu et l’utilisateur ayant soumis le cas au Conseil seront tous informés de la sélection du cas (article 2, section 1 para 3 Charte). Ce cas éligible sera ensuite assigné à un panel composé de cinq membres anonymes du Conseil, dont au moins un doit être originaire de la région ou du pays où a été publié le contenu litigieux (article 3, section 2 para 2 Charte et article 1, sections 1.4.1, 3.1.3 et 3.1.5 Statuts).

Une fois le cas assigné, il sera procédé à une annonce publiant un résumé du cas sur le site web du Conseil et, avant de prendre la décision, les panélistes invitent les individus et les organisations qui utilisent Facebook ou Instagram à s’exprimer sur l’affaire en question via un espace dédié aux commentaires publics. Ceux qui le souhaitent auront la possibilité d’être avertis à chaque nouveau cas examiné. Dès l’annonce de la sélection du cas, le Conseil doit rendre sa décision dans un délai de quatre-vingt-dix jours, sauf prorogation (article 1, section 3.1.2 Statuts).

Lors de la délibération, ce cas sera alors débattu par l’ensemble des membres du panel qui étudient conformément à la Charte si le contenu constitue une violation des politiques de contenu, des valeurs et des normes en matière des droits de l’homme de Meta (article 2, section 2 Charte et article 1, section 3.1.6 Statuts). Le panel examine les informations de l’utilisateur, de Meta, des experts externes et les commentaires publics (article 3, section 3 Charte). Il est procédé à l’analyse pour voir si Meta a agi de façon plus juste et raisonnée en respectant ses engagements pris en matière de droits de l’homme. Le Conseil procède par un raisonnement classique de la légalité, la légitimité ainsi que la nécessité et la proportionnalité des restrictions imposées par Meta.83

D’abord, quant au principe de la légalité, le Conseil examine si les règles sur lesquelles Meta se base pour prendre sa décision sont accessibles et suffisamment claires aux yeux des utilisateurs pour garantir leur compréhension et leur application, car il est essentiel que les règles soient claires de sorte que ceux et celles en charge de les appliquer puissent prendre des décisions justes et cohérentes. Ensuite, concernant le principe de la légitimité, le Conseil se penche sur les objectifs en matière de restriction de l’expression reconnus à l’article 19 du PIDCP pour évaluer si la règle sur laquelle une décision est fondée respecte un objectif compatible avec les droits en vigueur. Enfin, concernant le principe de nécessité et proportionnalité, le Conseil interroge si la suppression du contenu était le moyen le moins intrusif pour atteindre l’objectif légitime.

Après cet examen, le panel parvient à une décision motivée quant à l’autorisation du contenu (article 1, section 3.1.7 Statuts). Il a la capacité d’annuler ou d’approuver la décision de Meta et ses intermédiaires (article 3, section 5 Charte) en tenant compte de l’intérêt public.84 Aux fins de son approbation, une décision préliminaire est d’abord envoyée pour révision à tous les membres du Conseil pour avis (article 3, section 7.1 Charte et article 1, section 3.1.8 Statuts), car chaque verdict doit être approuvé par consensus ou à défaut, par un vote majoritaire des membres du Conseil (article 3, section 4 para 1 Charte). Le Conseil informe Meta et les personnes concernées de sa décision dans les trois jours ouvrables et dispose d’un délai de vingt-et-un jours pour traduire la décision dans les langues officielles de travail du Conseil avant sa publication et son archivage sur le site web du Conseil85 (article 3, section 6 Charte et article 1, section 3.2 Statuts); cela, dans un souci de transparence.

La décision indépendante du Conseil explique la procédure et les raisons dans sa motivation (article 3, section 4 para 2 Charte). Meta a l’obligation d’exécuter la décision contraignante du Conseil (article 4 Charte) dans un délai de sept jours après sa publication (article 2, section 2.3.1 Statuts), même si la décision diffère des règles et politiques de ses plateformes en ligne, et de répondre à toutes les recommandations dans un délai de soixante jours (article 2, section 2.3.2 Statuts).

Il appert de ce qui précède que le Conseil est calqué sur le système judiciaire fédéral des États-Unis d’Amérique. Ses décisions ont valeur de «précédents» (article 2, section 2 para 2 Charte) et sont fondées sur les politiques et valeurs de Meta ainsi que sur les normes internationales des droits de l’homme, qui en constituent un cadre de référence.

3.1.2 Cadre de référence des décisions du Conseil

Si la Commission africaine s’inspire du droit international relatif aux droits de l’homme et des peuples et prend aussi en considération des moyens auxiliaires de détermination des règles de droit (articles 60 et 61 de la Charte africaine) et que la Cour africaine applique la Charte africaine et tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme ratifié par l’État concerné (article 7 du Protocole de Ouagadougou), la Charte n’autorise en revanche le Conseil à n’appliquer que les seuls standards de la Communauté incluant les valeurs spécifiques de Meta (authenticité, confidentialité, liberté d’expression, sécurité, etc) qui guident les politiques de modération des contenus (article 1, section 3.2 Statuts). À cette fin, le Conseil, lors de son examen des décisions contestées, «accorde une attention particulière à l’impact de la suppression de contenu au regard des normes relatives aux droits de l’homme protégeant la liberté d’expression» (article 2, section 2 Charte; nous soulignons) et s’assure que ses décisions sont conformes aux engagements de Meta en matière des droits de l’homme, à l’exclusion des droits nationaux (article 7 Charte) qui sont divergents et limités par rapport aux frontières illimitées d’internet.

Dans le préambule de sa Corporate Human Rights Policy adopté en mars 2021,86 Meta décrit les principes et standards qu’elle s’engage à respecter dans le cadre de ses activités tout en énumérant quelques instruments de référence87 qui fournissent un cadre universel pour la protection de la liberté d’expression et des autres droits humains.88

Organe de réclamation indépendante89 conçu pour protéger la liberté d’expression en prenant des décisions indépendantes,90 le Conseil consacre une partie de ses conclusions à l’identification et à l’application des normes internationales, intégrant une variété d’instruments conventionnels ou non de protection des droits de l’homme (PIDCP, PDNU et d’autres textes), la pratique des Comités conventionnels onusiens91 en matière de protection des droits de l’homme, les travaux du Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection de la liberté d’opinion et d’expression. L’articulation de ces instruments avec les standards de la communauté et les valeurs de Meta laisse entrevoir la volonté du Conseil de soumettre l’entreprise aux droits de l’homme. Cette ambition apparaît d’autant plus singulière que ces règles sont ici exploitées pour souligner l’inintelligibilité des standards de la communauté de Meta et critiquer sa stratégie de modération. Le Conseil a déjà eu l’occasion de justifier cette approche méthodologique à laquelle il recourt dans un précédent en soulignant qu’

en vertu des Principes directeurs des Nations Unies (PDNU), les entreprises devraient ‘‘respecter les droits de l’homme. Cela signifie qu’elles devraient éviter de porter atteinte aux droits de l’homme d’autrui et remédier aux incidences négatives sur les droits de l’homme dans lesquelles elles ont une part’’ ... Les normes internationales relatives aux droits de l’homme sont définies par référence aux instruments des Nations unies, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) ... De plus, les PDNU précisent que les mécanismes de réclamation non judiciaires (tels que le Conseil de surveillance) doivent produire des résultats conformes aux droits de l’homme internationalement reconnus ... En expliquant les raisons qui l’ont poussé à supprimer le contenu, Facebook a reconnu l’applicabilité des PDNU et du PIDCP à sa décision de modération du contenu.92

Relevons que l’inadéquation des techniques de modération employées par Meta est remise en cause par le Conseil dans chacune des décisions.93 Ceci est révélateur de l’apport des décisions du Conseil dans le respect des droits de l’homme par Meta.

3.2 Les précédents du Conseil en Afrique: palliatif aux incidences des décisions de modération de Meta sur le respect des droits de l’homme en ligne

Suivant la jurisprudence française sur le caractère public ou privé d’un «mur», «page» ou «profil» Facebook,94 Sandrine Carneroli affirme que les profils publiés sur Facebook comme sur d’autres réseaux sont considérés comme des espaces publics, sauf si le paramétrage du compte et l’accès sont limités aux «amis» «en très petit nombre» du titulaire du compte.95 Ainsi, les contenus publiés ou partagés sur un «mur», une «page» ou un «profil» Facebook doivent être considérés comme étant des informations ou communications publiques.96 Ceci a changé le mode de fonctionnement du débat public. À l’instar d’autres réseaux sociaux virtuels, Facebook et Instagram ont démultiplié les possibilités d’échanges individuels, ont permis à tout un chacun de faire entendre sa voix et favorisent en effet une forme de réalisation nouvelle des libertés d’opinion et d’expression voire du droit à l’information.97

Sur quarante-trois décisions déjà rendues par Meta, huit concernent des cas en Afrique et seront présentées sommairement (3.2.1) avant de relever leur contribution (3.2.2) à la protection des droits de l’homme sur le continent africain.

3.2.1 Commentaire sommaire des décisions du Conseil concernant les utilisateurs en Afrique

Parmi les huit décisions concernant les utilisateurs en Afrique, il y a quatre d’annulation et quatre d’approbation des décisions de modération de Meta. Long de dix à trente pages chacune, le condensé de chacune des décisions est présenté ici suivant leur ordre chronologique.

La première décision 2021-009-FB-UA datant du 14 septembre 2021 concerne une publication d’Al Jazeera Arabic partagée le 10 mai 2021 par un utilisateur sis en Égypte et ayant plus de quinze mille abonné(e)s sur Facebook. Il s’agit d’un article de presse contenant un texte en arabe et une photo de deux hommes en uniforme militaire avec la figure masquée et un bandeau avec l’insigne des Brigades Izz al-Din al-Qassam, publiés initialement sur la page d’Al Jazeera Arabic. Suivant les standards de la communauté, Facebook a supprimé cette publication, car considérant ces dernières comme des personnes et organisations dangereuses avec leur porte-parole Abu-Ubaida. Après que l’utilisateur ait fait appel de cette décision au Conseil, Facebook a conclu avoir eu tort de supprimer le contenu puisqu’il ne formulait pas d’éloges, ni de soutien, ni de représentation des Brigades al-Qassam ou du Hamas, et l’a restauré alors même que la publication originale d’Al Jazeera n’avait jamais été supprimée de Facebook. Le Conseil a approuvé la décision de restaurer le contenu, en la concluant conforme à la valeur de «liberté d’expression» et non incohérente avec la valeur de «sécurité» de Meta; il a annulé la décision de suppression initiale estimant qu’elle n’était pas nécessaire et fondée, car elle n’a pas permis de réduire significativement la violence hors ligne. Cette décision contient un avis consultatif sur la politique avec quatre recommandations faites à Meta.

La seconde décision 2021-011-FB-UA du 28 septembre 2021 se rapporte aux insultes publiées (en anglais) en Afrique du Sud au mois de mai 2021 dans un groupe public Facebook dont l’objectif serait d’éveiller les esprits selon l’utilisateur. Cette publication, vue plus de mille fois et partagée plus de quarante fois, n’avait reçu que moins de cinq commentaires et bénéficié de plus de dix réactions, puis a été signalée par un utilisateur pour avoir enfreint le standard de la communauté sur les discours haineux. Facebook a supprimé ce contenu pour avoir enfreint sa politique interdisant l’utilisation d’insultes, interdites sur le marché subsaharien, envers des personnes sur la base de leur origine ethnique ou nationale, et a indiqué cela à l’utilisateur qui a fait un appel de la décision auprès de Facebook puis, après confirmation du caractère injurieux de sa publication, auprès du Conseil qui a confirmé la décision de Facebook en soutenant que l’insulte «k***ir» contribue à l’humiliation, à l’exclusion et à l’atteinte des personnes ciblées et est considérée comme le qualificatif le plus chargé d’Afrique du Sud, pays toujours aux prises avec l’héritage de l’apartheid. Dans un avis consultatif sur la politique, le Conseil a fait une recommandation à Facebook.

La troisième décision 2021-014-FB-UA rendue le 14 décembre 2021 concerne une publication en amharique (langue officielle du Tigré) faite sur Facebook en fin juillet 2021 par un utilisateur alléguant avoir reçu des informations selon lesquelles le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) avait tué et violé des femmes et des enfants, et pillé des propriétés de civils dans le district de Raya Kobo et dans d’autres villes de la région d’Amhara en Éthiopie. Il affirmait aussi que les civils tigréens avaient aidé le FLPT à perpétrer ces atrocités puis concluait en disant «nous assurerons notre liberté en nous battant». Grâce aux systèmes automatiques de langue amharique, sa publication a été signalée et un modérateur l’a supprimée en déterminant qu’elle enfreignait la politique de modération de Meta relative aux discours haineux. Après appel de cette décision auprès de Meta par l’utilisateur, un second modérateur a confirmé que la publication enfreignait les standards de la communauté Facebook. À la suite de l’appel de la décision auprès du Conseil, Meta, considérant sa décision comme incorrecte, a restauré la publication le 27 août 2021 et informé cela à l’utilisateur le 30 septembre 2021. Le Conseil a approuvé la décision originale de suppression estimant que le contenu enfreignait le standard de la communauté Facebook en matière de violence et d’incitation, car il incluait des affirmations non fondées (rumeur invérifiable) dans le contexte d’une guerre civile et ethnique passionnée et en cours dans une région historiquement marquée par un conflit ethnique létal. Cette décision contient un avis consultatif sur la politique avec trois recommandations faites à Meta.

La quatrième décision 2022-002-FB-MR rendue le 13 juin 2022 se rapporte à une vidéo publiée par un utilisateur au Soudan, à la suite d’un coup d’État militaire survenu le 25 octobre 2021, montrant une personne civile allongée à proximité d’une voiture souffrant d’une blessure importante à la tête et d’un décollement visible de l’œil et dans laquelle vidéo on entendait des voix en arrière-plan en arabe disant que «quelqu’un a été abattu et laissé dans la rue». Une légende, également écrite en arabe, appelle à l’unité et à ne pas faire confiance aux militaires, avec des hashtags faisant référence aux infractions de l’armée et à la désobéissance civile. Vue moins de mille fois et non signalée, cette vidéo a été supprimée par un modérateur pour avoir enfreint le standard de la communauté Facebook relatif au contenu violent et explicite, et a été restaurée cinq semaines plus tard avec l’apposition d’un écran d’avertissement empêchant aux mineurs de voir le contenu. Le Conseil approuve cette décision et la confirme après que Meta lui ait soumis ce cas, estimant que la vidéo avait un contenu pertinent et d’intérêt public, car publiée afin de sensibiliser les personnes aux violations des droits de l’homme. Cette décision contient un avis consultatif sur la politique avec quatre recommandations faites à Meta.

La cinquième décision 2022-003-IG-UA rendue le 13 juin 2022 concerne une publication d’une série de photos au format carrousel faite sur Instagram en novembre 2021 avec une légende en arabe et en anglais expliquant que chaque image montre un mot différent pouvant être utilisée pour dénigrer les hommes au «effeminate mannerisms» (comportements efféminés) (membres de la communauté LGBTQIA+)98 dans le monde arabophone (Maroc, Égypte, Liban), notamment les termes «zamel», «foufou» et «tante»/«tanta». Ce contenu a été consulté quelques neuf mille fois et a fait l’objet d’une trentaine de commentaires et d’environ deux mille réactions. L’utilisateur a expliqué que sa publication avait pour objectif «to reclaim the power of such hurtful terms» (de se réapproprier la force de ces mots blessants). Un autre utilisateur a signalé le contenu, dans les trois heures ayant suivi la publication, pour cause de nudité ou activités sexuelles d’adultes. Meta a supprimé ce contenu puis l’a restaurée à la suite de l’appel de sa décision fait par l’utilisateur et, après un signalement ultérieur d’un autre utilisateur, l’a supprimée à nouveau pour violation de sa politique relative aux discours haineux. À la suite d’appel de la décision interjeté par l’utilisateur, le Conseil a annulé la décision initiale de Meta visant à supprimer le contenu estimant que bien que la publication contienne des insultes, le contenu est couvert par une exception accordée au discours utilisé «de manière autoréférentielle ou de manière valorisante», ainsi que par une exception qui permet de citer le discours haineux pour «le condamner ou sensibiliser les autres à son égard». Cette décision contient un avis consultatif sur la politique avec quatre recommandations faites à Meta.

La sixième décision 2022-006-FB-MR rendue le 4 octobre 2022 concerne une publication en amharique faite sur Facebook le 5 novembre 2021 par la page officielle du Bureau des affaires de communication de l’État régional du Tigré (TCAB). Vu plus de trois cent mille fois, le contenu évoque les pertes subies par les forces fédérales et encourage l’armée nationale à «retourner ses armes» contre le groupe d’Abiy Ahmed - Premier ministre éthiopien -, exhorte également les forces gouvernementales à se rendre et indique qu’elles mourront si elles refusent. Meta a, en date du 4 février 2022, saisi le Conseil qui a confirmé la décision de Meta de supprimer la publication de Facebook en estimant qu’elle constitue une restriction justifiable de la liberté d’expression, car le conflit en Éthiopie a été très marqué par la violence sectaire, et des violations du droit international et, dans ce contexte, il existait un risque élevé que la publication ait pu conduire à de nouvelles violences compte tenu du profil et de la couverture de la page. Cette décision contient un avis consultatif sur la politique avec deux recommandations faites à Meta.

La septième décision 2022-011-IG-UA rendue le 14 décembre 2022 se rapporte à une vidéo publiée le 5 juin 2022 par un utilisateur Instagram montrant des corps inanimés et ensanglantés allongés au sol après une attaque terroriste perpétrée dans une église dans le sud-ouest du Nigéria, où au moins quarante personnes ont été tuées et de nombreuses autres blessées. Les systèmes automatisés de Meta ont appliqué un écran d’avertissement sur le contenu après l’avoir examiné et, peu après, une «banque de remontée» de Meta identifie la vidéo avant de la supprimer en raison de sa violation des politiques sur le contenu violent et explicite, le harcèlement et l’intimidation, et les personnes et organisations dangereuses. Après un appel de la décision auprès de Meta ayant vu la suppression confirmée à la suite d’un examen manuel, l’utilisateur a fait appel auprès du Conseil qui a annulé la décision de Meta en estimant que la publication doit être restaurée sur la plateforme en l’accompagnant d’un écran d’avertissement «contenu dérangeant» sur lequel les utilisateurs devront cliquer pour voir la vidéo. Cette décision désapprouvée par un membre du Conseil est motivée par le fait que le gouvernement nigérian avait déjà censuré des reportages nationaux sur des attaques terroristes. Cette décision contient un avis consultatif sur la politique avec deux recommandations faites à Meta.

La huitième décision 2023-017-FB-UA rendue le 27 juin 2023 concerne un contenu textuel (poème) en français publié par un utilisateur de Facebook commémorant le décès d’Amílar Cabral, penseur panafricain ayant mené avec succès un mouvement révolutionnaire contre la domination coloniale portugaise en Guinée-Bissau et au Cap-Vert, à l’occasion de l’anniversaire de son assassinat en 1973. Meta a d’abord supprimé la publication de Facebook en raison de sa politique relative aux personnes et organisations dangereuses, l’utilisateur a déclaré que ce poème célébrant Amíral Cabral pour sa lutte anticoloniale sur le continent africain, a été écrit en 1973 et paru dans une revue afro-asiatique. À la suite de l’appel de la décision de modération de Meta par l’utilisateur, le Conseil a annulé la décision initiale de Meta, soulignant que Cabral n’est pas une personne dangereuse.

3.2.2 Pour une protection renforcée des droits de l’homme en ligne dans les États africains

La lecture des décisions rendues concernant des cas en Afrique démontre bien la technicité des raisonnements suivis par les experts. Le Conseil a démontré sa capacité à pallier les incidences des activités de Meta sur la liberté d’expression et d’autres droits de l’homme en ligne en maniant une variété d’instruments juridiques internationaux de protection des droits de l’homme qu’il considère comme des référentiels du contrôle qui est opéré.99 Dans chaque cas, les panélistes s’inspirent de la méthode de raisonnement classique développée par les organes conventionnels de protection des droits de l’homme, tels que la Commission et la Cour africaines, pour évaluer l’adéquation des restrictions à la liberté d’expression en recourant au «test en trois parties»100 lequel analyse les critères de légalité, de but légitime, de nécessité et de proportionnalité101 de décisions de modération prises par Meta.

Ayant déjà enregistré en moyenne 2.649 requêtes par jour,102 le Conseil reçoit plusieurs millions de requêtes par année, mais n’accorde priorité qu’aux seuls cas significatifs et complexes présentant le potentiel d’avoir un impact considérable sur de nombreux utilisateurs à l’échelle internationale, qui ont été extrêmement importants dans le débat public ou qui ont soulevé des questions essentielles103 et sont «les plus susceptibles d’orienter les décisions et les politiques futures» (article 2, section 1 para 2 Charte) de Meta.104 Nous estimons que l’accroissement significatif du volume des appels de décisions prises par les équipes de modération de Meta est une indication importante que le Conseil est un mécanisme efficace de protection de la liberté d’expression et des droits de l’homme en ligne, qui fonctionne bien et inspire la confiance chez les utilisateurs de services et produits fournis par Meta.

L’ampleur de l’activité du Conseil en Afrique est considérable. Il sied de rappeler que celui-ci est la toute première expérience menée par un réseau social virtuel pour permettre une surveillance indépendante des décisions prises par les équipes de modération des contenus de Meta. Il promeut la liberté d’expression et les droits de l’homme en ligne. Conçu conformément aux critères d’efficacité des mécanismes opérationnels et non judiciaires de réclamation105 prévus par les PDNU, ce mécanisme privé «sui generis» d’experts indépendants étudie le contenu litigieux, conformément aux standards de la communauté Facebook pertinents ou à la règle de la communauté Instagram associée, ainsi qu’à la lumière des valeurs de Meta. Ce faisant, il examine si ces principes avaient été appliqués de manière appropriée et avec cohérence, si les utilisateurs ont fait l’objet d’une notification et d’une procédure adaptées, et si les standards et les règles sont compatibles avec les normes internationales des droits de l’homme que Meta s’est elle-même engagée à respecter.

Cette activité du Conseil n’entrave aucunement l’exercice par les juridictions étatiques ainsi que les organes conventionnels africains de protection des droits de l’homme de leurs compétences naturelles en rapport avec les violations commises sur internet via les plateformes en ligne telles que Facebook et Instagram. Partant, le Conseil pallie les difficultés que soulève l’exercice de la compétence par les juridictions ordinaires face aux réalités complexes du monde numérique et aux disparités que présentent les règles applicables à l’internet. À travers les décisions rendues, le Conseil témoigne son engagement à responsabiliser Meta, en défendant les intérêts des utilisateurs et des communautés du monde entier, particulièrement de l’Afrique, et en redéfinissant l’approche en matière de modération de contenus en lien avec le respect des droits de l’homme. Si Meta manque à sa responsabilité de respecter les droits de l’homme, elle encourt des conséquences juridiques et financières, et met en danger sa réputation.106 Au regard des réalités complexes du domaine numérique lequel échappe jusque-là au pouvoir étatique, le Conseil intervient pour protéger la liberté d’expression et les droits de l’homme en ligne face aux incidences des activités, produits ou services de Meta sur ces derniers à travers le monde, notamment en Afrique.

4 CONCLUSION

L’exercice de la liberté d’expression et d’information en ligne doit pour beaucoup sa force au secteur privé, qui exerce un pouvoir considérable sur l’espace numérique, parce qu’il joue le rôle de portail d’information et d’intermédiaire de l’expression.107 Face aux contenus scabreux, haineux, violents, choquants, dangereux voire traumatisants publiés à flux constant sur Facebook et Instagram, Meta recourt à la politique de modération des contenus dont l’enjeu est à la fois de protéger son modèle économique en conservant l’essentiel de son audience sur ses plateformes et d’éviter de s’exposer aux sanctions que pourraient lui infliger les autorités en cas de défaillance.108

Premier organe privé à utiliser un cadre juridique largement créé par les États pour des États afin de décrypter les responsabilités qu’une entreprise active dans le secteur des réseaux sociaux peut avoir vis-à-vis des droits de l’homme,109 les décisions du Conseil affectent des personnes en Afrique et dans le monde entier, et permettent d’analyser la façon dont les normes internationales des droits de l’homme peuvent être utilisées pour définir la responsabilité de Meta dans ce domaine, lesquelles peuvent différer de celles applicables aux États. Dans sa modération des contenus, Meta agit en quelque sorte comme l’auxiliaire des législations nationales et le Conseil, par ses décisions, contribue au renforcement du rôle des États africains dans leurs obligations positives de respecter et de protéger les droits de l’homme face aux défis nés de l’utilisation d’internet.

Ainsi, les activités du Conseil n’entraînent aucunement une privatisation, donc une perte ou un transfert, de compétences reconnues tant aux juridictions étatiques qu’aux organes conventionnels chargés de la protection et de la promotion des droits fondamentaux de l’homme, en ligne ou hors ligne, à son profit. Le contrôle qu’il exerce sur les décisions de modération prises par Meta n’entrave en rien la compétence des juridictions étatiques en Afrique comme ailleurs ni moins celle des organes de traités, notamment ceux du système africain de protection des droits de l’homme.

À la suite de l’absence des frontières d’internet et de la déterritorialisation des effets de décisions du Conseil, les États africains doivent réévaluer leur pouvoir normatif dans les environnements numériques afin d’adopter des législations réglementant la diffusion de tous les réseaux sociaux virtuels sur leurs territoires et de concilier les objectifs économiques des entreprises privées du numérique avec la mise en œuvre des obligations étatiques positives de respect et de protection des droits de l’homme en ligne.110 Ces législations permettront d’éviter l’instrumentalisation des libertés et droits de l’homme à des fins de marketing et de concilier l’utilisation des réseaux avec le respect des principes et valeurs démocratiques ainsi que les cultures africaines dans l’exercice de la liberté d’expression en ligne, laquelle est garantie et protégée tant dans le système régional africain de protection des droits de l’homme que dans la plupart de droits nationaux des États africains.

Pour y parvenir, à l’exemple des États membres de l’UE qui ont adopté un code de conduite pour les grandes entreprises du numérique, les États membres de l’UA ne devront-ils pas créer un partenariat avec ces dernières, notamment Meta, et élaborer un cadre réglementaire propre et spécifique afin de permettre un contrôle strict de mise en œuvre de leurs obligations en matière des droits de l’homme, avec une possibilité de sanctionner les réseaux dont les politiques et les règles ne sont pas conformes à la réglementation régionale africaine en matière des droits de l’homme et des peuples?

 

 


1. P Amblard Régulation de l’internet: L’élaboration des règles de conduite par le dialogue internormatif (2004) 4.

2. S Carneroli Les aspects juridiques des réseaux sociaux (2013) 3.

3. J Andriantsimbazovina et al (dirs) Dictionnaire des droits de l’homme (2008) 537.

4. Conseil des droits de l’homme Tendances et défis concernant le droit de tous les individus de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toutes sortes par le biais d’internet A/HRC/17/27 (16 mai 2011) para 2.

5. Conseil de l’Europe Recommandation CM/Rec(2014)6 du Comité des ministres aux États membres sur un Guide des droits de l’homme pour les utilisateurs d’internet (adoptée le 16 avril 2014) para 3.

7. Le terme ‘virtuel’, au sens commun, est souvent opposé à ‘réel’. En les qualifiant de réseaux, l’on fait référence au caractère immatériel des rapports et des échanges dont ils sont le support via internet. La nature de l’internet est autre que matérielle, car les contenus qui y circulent sont insaisissables, du fait de leur nature numérique. Lire P Amblard (n 1) 7.

8. ‘MySpace’, site web de réseautage social, fut créé aux États-Unis d’Amérique le 1er août 2003. Conseil d’État France Les réseaux sociaux: enjeux et opportunités pour la puissance publique (2022) 29-31.

9. V Ndior ‘Le Conseil de surveillance de Facebook et la protection des libertés’ (2022) 23 Revue des droits et libertés fondamentaux 1.

10. Carneroli (n 2) 13.

11. R Rissoan Réseaux sociaux - Comprendre et maîtriser ces nouveaux outils de communication (2018) 37-38.

12. Règlement (UE) 2022/1925 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique et modifiant les directives (UE) 2019/1937 et (UE) 2020/1828 (règlement sur les marchés numériques ou Digital Markets Act dit DMA) (Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE), Journal officiel de l’Union européenne, L 265, 12 octobre 2022.

13. Conseil d’État France (n 8) 38-40.

14. Carneroli (n 2) 13.

15. Rissoan (n 11) 16.

16. Rissoan (n 11) 27-33.

17. F Ernotte Droit des réseaux sociaux (2014) 11-14.

18. M Salmon (dir) Les réseaux sociaux et le droit (2014) 8.

19. Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (Commission africaine) Résolution sur le droit à la liberté d’information et d’expression sur internet en Afrique CADHP/RES.362 (LIX) 2016 (adoptée à Banjul (Gambie) 4 novembre 2016) préambule, 8e considérant.

20. Le groupe ‘Meta Platforms Inc’ est une entreprise technologique américaine créée officiellement le 21 octobre 2021 afin de dissocier le réseau social Facebook de sa maison-mère qui avait alors le même nom.

22. Coëffé (n 6).

23. Ibid.

24. V Eteka Yemet La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Étude comparative (1996) 96-97.

25. Y Lécuyer et F Lemaire Cours de droits humains et libertés (2022) 380-381.

26. Commission africaine Déclaration de principes sur la liberté d’expression et l’accès à l’information en Afrique (adoptée à Banjul (Gambie) et entrée en vigueur le 17 avril 2020) principe 9.

27. Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (Charte africaine), adoptée à Nairobi (Kenya) le 27 juin 1987 et entrée en vigueur le 21 octobre 1986. Lire à ce sujet: L Burgorgue-Larsen ‘Commentaire de l’article 9(1)’ et O de Frouville ‘Commentaire de l’article 9(2)’ in M Kamto (dir) La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et protocole y relatif portant création de la Cour africaine des droits de l’homme. Commentaire article par article (2011) 220-264.

28. Art 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), 10 de la Convention européenne de des droits de l’homme (CEDH), 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CDFUE) et 13 de la Convention américaine des droits de l’homme (CAmDH). Voir: Commission africaine (n 26) principes 1 et 5.

29. Commission africaine (n 26) préambule, 17e considérant.

30. Centre for Democracy and Technology Mixed messages? The limits of automated media content analysis (2017) 9.

31. Conseil des droits de l’homme Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme A/HRC/17/31 (21 mars 2011) principes directeurs 11-13, 16-19 et 23.

32. Conseil des droits de l’homme Modalités d’application concrète des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme aux activités des entreprises technologiques A/HRC/50/56 (21 avril 2022) para 8.

33. Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme La responsabilité des entreprises de respecter les droits de l’homme - Guide interprétatif (2012) 1.

34. Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (n 33) 19. Une ‘incidence négative sur les droits de l’homme’ se produit lorsqu’une action ôte ou limite la capacité d’un individu à jouir des droits de l’homme qui sont les siens.

35. Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (n 33) 2.

36. Meta’s Oversight Board Rapport annuel 2021 du Conseil de surveillance (2022) 2.

37. Les recherches réalisées s’étendent sur cette période dont cette date butoir marque le délai de rigueur pour la soumission du projet de la présente contribution au comité scientifique en vue de sa publication dans le volume 7 de l’Annuaire africain des droits de l’homme/African Human Rights Yearbook (AADH/AHRY) dont la parution est prévue en décembre 2023.

38. Créée aux termes de l’article 30 de la Charte africaine avec la mission de promouvoir les droits de l’homme et des peuples et d’assurer leur protection en Afrique.

39. Organe conventionnel créé par le Protocole de Ouagadougou (Burkina Faso) du 9 juin 1998 (entré en vigueur le 25 janvier 2004) pour compléter et renforcer la mission de la Commission.

40. CV Nouazi Kemkeng La protection des droits de l’homme en Afrique. L’interaction entre Commission et Cour africaines des droits de l’homme et des peuples (2020) 28.

41. Commission africaine (n 26) Introduction.

42. Ndior (n 9) 1.

48. Piquard (n 44).

49. Commission africaine (n 26) principe 39(3) et (6).

50. R Badouard ‘Modérer la parole sur les réseaux sociaux. Politiques des plateformes et régulation des contenus’ (2021/1) 25 Réseaux 87-120.

51. Badouard (n 50).

52. Conseil des droits de l’homme (n 31) principe directeur 11; Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme: mise en œuvre du cadre de référence ‘protéger, respecter et réparer’ des Nations Unies (2011) 15.

53. Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (n 52) 15.

54. Meta’s Oversight Board Charter (February 2023) 3.

55. Meta’s Oversight Board Bylaws (January 2022).

56. Arts 31, 33 et 34 de la Charte africaine, et 11, 12 et 14 du Protocole de Ouagadougou.

57. Deux femmes, Catalina Botero-Marino et Helle Thorning-Schmidt, et deux hommes, Jamal Greene et Michael McConnell.

58. Meta’s Oversight Board (n 36) 63.

59. Meta’s Oversight Board (n 36) 38.

61. Art 32 de la Charte africaine et 11, para 2, du Protocole de Ouagadougou.

62. Art 36 de la Charte africaine et 15, para 1, du Protocole de Ouagadougou.

63. Art 31 de la Charte africaine et 11, para 1, du Protocole de Ouagadougou.

64. Ndior (n 9) 3.

65. Ndior (n 45) 2.

66. Boero (n 46).

68. Conseil des droits de l’homme (n 31) principe directeur 12; Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (n 33) 15-16.

70. Ndior (n 45) 2.

71. Meta’s Oversight Board (n 36) 2.

72. Art 30 de la Charte africaine et 2 du Protocole de Ouagadougou.

73. Ndior (n 9) 2.

74. Voir aussi: A Gaudemet ‘Qu’est-ce que la compliance?’ (2019/1) 165 Commentaire 109-114.

75. Conseil des droits de l’homme (n 31) principes directeurs 28, 29 et 31; Conseil de surveillance, 28 janvier 2021, Allégations sur un remède au COVID, décision, 2020-006-FB-FBR, pt 8.3.

76. Conseil des droits de l’homme (n 31) principe directeur 17; Conseil des droits de l’homme (n 32) para 32.

77. Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (n 52) 39.

78. Art 55 et 56(6) de la Charte africaine ainsi que 5(3) et 6(2) du Protocole de Ouagadougou.

79. Il s’agit de l’ensemble des droits reconnus par la loi à toute personne, en ce qu’ils sont des attributs inséparables de sa personnalité tels que le droit à la vie et à l’intégrité corporelle, le droit à l’honneur et à l’image, le droit au respect de la présomption d’innocence qui sont des droits extrapatrimoniaux, dotés d’une opposabilité absolue. T Debard et D Guinchard (coords) Lexique des termes juridiques (2012) 305.

80. Commission africaine (n 19).

81. Meta’s Oversight Board (n 36) 3.

82. Meta’s Oversight Board (n 36) 10-11.

83. Meta’s Oversight Board (n 36) 9.

84. R van Loo ‘Federal rules of platform procedure’ (2021) 88(1) University of Chicago Law Review 14.

87. https://humanrights.fb.com/fr/policy/ (consulté le 18 juillet 2023).

88. Meta’s Oversight Board (n 36) 45.

89. Conseil de surveillance, 28 septembre 2021, Insultes en Afrique du Sud, décision, 2021-011-FB-UA, pt 3.

90. Conseil de surveillance, 14 décembre 2021, Crimes présumés à Raya Kobo, décision, 2021-014-FB-UA, pt 3.

91. L Hennebel et H Tigroudja Traité de droit international des droits de l’homme (2018) 281-300.

92. Conseil de surveillance, 28 janvier 2021, Allégations sur un remède au COVID, décision, 2020-006-FB-FBR, pt 8.3.

93. Ndior (n 9) 4.

94. Cour d’Appel de Besançon, 15 novembre 2011, n°10/02642, Comm com éléctr, 2012, com 44 et obs. EA Caprioli; Cour d’Appel de Rouen (ch soc), 15 novembre 2011, Comm com éléctr, 2012, com 103 et obs. EA Caprioli; Cass. fr. (1re ch civ), 10 avril 2013, n° 344.

95. Carneroli (n 2) 15.

96. Carneroli (n 2) 14-15.

97. Conseil d’État France (n 8) 23.

98. LGBTQIA+ signifie ‘lesbiennes’, ‘gays’, ‘bisexuel(le)s’, ‘trans’, ‘queers’, ‘intersexué(e)s’, ‘asexuel(le)s’ ou «aromantique(s)’ et le + inclut les nombreux autres termes désignant les genres et les sexualités.

99. Ndior (n 9) 3.

100. Meta’s Oversight Board (n 36) 9.

101. Commission africaine (n 26) principe 9.

102. Meta’s Oversight Board (n 36) 15.

103. As above.

104. Voir par exemple: Conseil de surveillance, 28 janvier 2021, Symptômes du cancer du sein et nudité, décision, 2020-004-IG-UA; 28 janvier 2021, Allégations sur un remède au COVID, décision, 2020-006-FB-FBR; 5 mai 2021, Suspension de l’ancien président américain Trump, décision, 2021-001-FB-FBR.

105. Conseil des droits de l’homme (n 32) paras 60-62. 

106. Conseil des droits de l’homme (n 31) principe directeur 12.

107. Conseil des droits de l’homme Liberté d’expression, États et secteur privé à l’ère du numérique A/HRC/32/38 (11 mai 2016) paras 1-2.

108. Ndior (n 9) 1.

109. Meta’s Oversight Board (n 36) 45.

110. Commission africaine (n 26) principe 39.