Marie Fall
 Doctorante en droit international public à l’Université de Genève. Titulaire d’un LLM en relations internationales à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Consultante juridique à Amnesty International (Londres)
  https://orcid.org/0009-0001-6576-4656


 Edition: AHRY Volume 7
 Pages: 418-434
 Citation:   M Fall ‘Les conséquences juridiques du non-respect des ordonnances de mesures provisoires de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples: observations sous l’arrêt du 29 mars 2021 (fond et réparations), Sébastien Germain Marie Aikoué Ajavon c. Bénin’(2023) 7 Annuaire africain des droits de l’homme 418-434
 http://doi.org/10.29053/2523-1367/2023/v7a19
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RÉSUMÉ

Par son arrêt du 29 mars 2021 dans l’affaire Sébastien Germain Marie Aikoué Ajavon c. Bénin, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (Cour) a précisé enfin les effets juridiques de la violation de l’obligation d’exécution des mesures provisoires qu’elle ordonne en application de l’article 27(2) du Protocole sur la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Cette décision était plus attendue compte tenu du silence longtemps gardé par la Cour sur la question. Utilisant l’approche comparative, la présente étude scrute les positions de la juridiction panafricaine dans une perspective critique. Elle en arrive à la conclusion selon laquelle la Cour a fait preuve d’une certaine audace et de cohérence dans la détermination des conséquences juridiques du non-respect de ses ordonnances de mesures provisoires, même si des zones d’ombres persistent.

TITLE AND ABSTRACT IN ENGLISH

The legal consequences of non-compliance with orders for provisional measures by the African Court on Human and Peoples’ Rights: observations on the judgment of 29 March 2021 (merits and reparations), Sébastien Germain Marie Aikoué Ajavon v Benin

ABSTRACT

In its judgment of 29 March 2021 in the case of Sébastien Germain Marie Aïkoue Ajavon v Benin, the African Court on Human and Peoples’ Rights (African Court) finally clarified the legal effects of a breach of the obligation to enforce provisional measures ordered by it under article 27(2) of the Protocol of the African Court on Human and Peoples’ Rights. This decision was more than welcome given the Court’s long standing silence on the issue. Using a comparative approach, this case discussion examines the positions of the pan-African Court from a critical perspective. It concludes that the Court has shown a certain boldness and consistency in determining the legal consequences of non-compliance with its interim measures orders, although grey areas remain.

MOTS-CLÉS: Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, Sébastien Ajavon ordonnances de mesures provisoires, articles 27 et 30 du Protocole sur la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, article 1 de la Charte, obligation internationale, responsabilité internationale, préjudice, réparations

SOMMAIRE:

1 Introduction

2 Le non-respect des ordonnances de mesures provisoires comme une violation des articles 30 du Protocole et 1 de la Charte 

2.1 Le non-respect des ordonnances de mesures provisoires comme source d’engagement de la responsabilité de l’état 

2.2 Quid de l’incidence du non-respect des ordonnances de mesures provisoires sur la violation du droit matériel? 

3 Les conséquences du non-respect des ordonnances de mesures provisoires du point de vue de la réparation

3.1 La détermination des préjudices indemnisables pour le non-respect des ordonnances de mesures provisoires 

3.2 La forme de réparation retenue par la cour 

4 Conclusion 

1 INTRODUCTION

Quelles sont les conséquences juridiques du non-respect des ordonnances de mesures provisoires prises par la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (Cour africaine ou Cour) en application de l’article 27(2) de son Protocole? La réponse à cette interrogation s’est fait attendre, en dépit de nombreux cas d’inexécution de ces mesures. Alors que même la Cour est informée tout au long de la procédure de la manière dont les États requis exécutent ses ordonnances de mesures provisoires, elle refuse d’agir d’office et n’examine le non-respect de ces mesures que sur demande expresse du requérant. Si dans l’affaire Commission africaine des droits de l’homme et des peuples c. Libye, la juridiction continentale a affirmé l’obligation d’exécution de ses ordonnances de mesures provisoires,1 il a fallu pourtant attendre l’arrêt Sébastien Germain Marie Aikoué Ajavon c. Bénin (Ajavon) du 29 mars 2021 pour qu’elle décide, enfin, à la demande du requérant, de déterminer les effets juridiques de l’inexécution de ces mesures. Dans le cas d’espèce, Sébastien Ajavon avait saisi la Cour africaine d’une requête pour violation de plusieurs droits de l’homme consécutive à la non-exécution de différentes décisions rendues par la Cour, à son profit.2 Estimant que le non-respect de ces décisions par le Bénin, dont une ordonnance de mesures provisoires, était constitutive de violations de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (Charte africaine) et du Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création de la Cour africaine des droits de l’homme et peuples (Protocole), Sébastien Ajavon invita alors la Cour d’Arusha, inter alia, de constater ces violations, et par conséquent de lui accorder des réparations pour les préjudices engendrés. La Cour, dans un arrêt du 29 mars 2021,3 après avoir rejeté les exceptions préliminaires excipées par le Bénin, a rendu une décision intéressante à plusieurs égards. La juridiction continentale a non seulement réaffirmé l’obligation juridique des États parties d’exécuter les mesures provisoires qu’elle ordonne, en précisant la teneur de l’article 30 du Protocole, mais elle a également déterminé les conséquences juridiques du non-respect de ces mesures. A priori, on peut se féliciter de ce que la Cour, pour une première fois, décide de rompre son silence «paradoxal» sur les effets juridiques de l’inexécution de ses ordonnances de mesures provisoires. Jusque-là, elle s’évitait de s’engager en termes clairs sur les implications juridiques du non-respect de ces mesures.4

En se livrant à une interprétation textuelle de l’article 30 du Protocole, et en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour internationale de justice5 et celle des organes juridictionnels et (quasi)-juridictionnels de protection des droits de l’homme6 relative à la force obligatoire des mesures provisoires, la Cour africaine n’a pas eu de mal à asseoir l’obligation juridique des États parties d’exécuter ses ordonnances de mesures provisoires, dans la mesure où ces mesures ont la force obligatoire et exécutoire conférée par l’article 30 du Protocole aux arrêts définitifs. Alors, ayant constaté que le Bénin ne s’est pas acquitté de l’obligation qui lui incombait de se conformer à l’ordonnance de mesures provisoires rendue le 7 décembre 2018,7 la Cour conclut que celui-ci est responsable de la violation des articles 30 du Protocole et 1 de la Charte pour non-respect de l’ordonnance (2).8 Du reste, cette responsabilité ouvre droit à réparation (3).

2 LE NON-RESPECT DES ORDONNANCES DE MESURES PROVISOIRES COMME UNE VIOLATION DES ARTICLES 30 DU PROTOCOLE ET 1 DE LA CHARTE

La protection effective des droits fondamentaux de l’individu réclame que les systèmes juridiques soient sensibles à une véritable culture d’urgence.9 Dans le cadre du déroulement des procédures de requêtes, compte tenu du fait que l’introduction d’une requête devant la Cour n’est pas suspensive, les juges d’Arusha peuvent être amenés à ordonner à l’État défendeur des mesures provisoires. C’est le cas lorsque la requête nécessite une réaction rapide, car faisant état d’une violation dont la réalisation ou la continuation risque de causer un préjudice irréparable à la victime présumée. La Cour peut ainsi déroger à la procédure traditionnelle des requêtes et ordonner des mesures provisoires en application de l’article 27(2) du Protocole. Cet article dispose que «dans les cas d’extrême gravité ou d’urgence et lorsqu’il s’avère nécessaire d’éviter des dommages irréparables à des personnes, la Cour ordonne des mesures provisoires qu’elle juge pertinentes».10 Concrètement, les mesures provisoires consistent à enjoindre à l’une des parties, en règle générale, le défendeur, de s’abstenir de prendre une mesure susceptible de causer l’irréparable ou d’agir d’une certaine façon pour éviter l’irréparable afin que l’intégrité de la décision sur le fond ne soit pas dépourvue d’objet et d’efficacité.11 Devant la Cour, la finalité de l’institution de ces mesures vise à la fois la sauvegarde de l’intégrité de la procédure et la protection préventive des droits fondamentaux de l’individu requérant.12

Si le statut conventionnel de cette compétence de la Cour et la sémantique utilisée par l’article 27(2) du Protocole semblent consacrer la valeur juridique contraignante des mesures provisoires,13 l’article 30 du même Protocole, intitulé «L’exécution des arrêts de la Cour», vient néanmoins jeter le trouble. En vertu de l’intitulé de cette disposition, les États parties sont tenus d’exécuter les «arrêts». Aussi, dès lors que le terme utilisé exclut les mesures provisoires, il n’est pas exagéré de considérer que l’article 30 confère aux seuls arrêts une force obligatoire et exécutoire. Toutefois, une telle affirmation est vite annihilée par le contenu de la même disposition qui porte sur toutes les décisions de la Cour. De surcroît, selon l’article 1(l) du Réglement intérieur de la Cour, le terme «Décision» désigne «toute décision rendue par la Cour dans l’exercice des fonctions judiciaires sous forme d’arrêts, d’avis ou d’ordonnances». Donc, les dispositions sur la mise en œuvre du Protocole s’appliquent également aux ordonnances de mesures provisoires de la Cour. Quoi qu’il en soit, l’arrêt Ajavon a été l’occasion pour la Cour de réaffirmer l’obligation d’exécution de ces mesures conformément à l’article 30 du Protocole et de préciser les implications juridiques de sa violation. Si elle y a fait preuve d’audace et de cohérence dans son raisonnement, il n’en demeure pas moins que son interprétation est critiquable.

En l’espèce, le requérant soulève que l’inexécution de l’ordonnance de mesures provisoires du 7 décembre 2018 par le Bénin constitue non seulement une violation de l’obligation de se conformer aux décisions de la Cour au titre de l’article 30 du Protocole, mais également une violation de l’obligation de garantie de la Charte en vertu de l’article 1 dudit instrument. En outre, il allègue que cette inexécution a entraîné, de surcroît, la violation d’un nombre important de ses droits matériels consacrés par la Charte. La Cour y répond en constatant que la violation de l’ordonnance de mesures provisoires est celle d’obligations internationales per se qui incombent à l’État défendeur au titre des articles 30 du Protocole et 1 de la Charte. Si la Cour reconnaît sans ambages que l’État défendeur engage sa responsabilité internationale en n’exécutant pas l’ordonnance de mesures provisoires (2.1), elle ne précise toutefois pas l’incidence du non-respect de ces mesures sur la violation des droits matériels allégués par le requérant du point de la responsabilité internationale de l’État mis en cause (2.2).

2.1 Le non-respect des ordonnances de mesures provisoires comme source d’engagement de la responsabilité de l’état

Il convient de rappeler que tout État qui commet un fait internationalement illicite engage sa responsabilité internationale et doit par conséquent réparer le préjudice causé par le fait internationalement illicite.14 Au regard du droit de la responsabilité internationale, la règle est qu’un État commet un fait internationale-ment illicite à partir du moment où il viole une obligation internationale.15 La notion de responsabilité est inhérente à celle d’obligation.16 Dès lors, c’est seulement dans l’hypothèse où la violation d’une ordonnance de mesures provisoires peut être assimilée à celle d’une obligation internationale qu’elle engagera la responsabilité de son auteur. Dans l’arrêt commenté, l’une des demandes du requérant à la Cour est la constatation de la responsabilité de l’État béninois en raison de la violation des articles 30 du Protocole et 1 de la Charte pour motif d’inexécution de l’ordonnance de mesures provisoires du 7 décembre 2018. La réponse de la juridiction panafricaine au grief du requérant semble claire: la méconnaissance de l’ordonnance s’interprète comme une violation des articles 30 du Protocole et 1 de la Charte. Elle est donc constitutive d’un fait internationalement illicite. La Cour laisse ainsi entendre que la simple inobservation de l’ordonnance de mesures provisoires entraîne en soi la responsabilité de l’État défaillant.

Pour parvenir à telle interprétation, la Cour s’en est tenue d’abord au sens des termes de l’article 30 du Protocole. Elle a jugé opportun de lever d’emblée les doutes qui pouvaient subsister quant à la couverture des mesures provisoires qu’elle ordonne sur le fondement de l’article 27(2) du Protocole par l’article 30 du même instrument qui pose l’obligation d’exécuter pour les États parties de ses décisions.17 Pour ce faire, la Cour relève que «... les mots ‘décisions’ et ‘judgment’ désignent tout acte de nature juridictionnelle».18 Elle ajoute que «... l’acte juridictionnel inclut, notamment les ordonnances de mesures provisoires, dont le caractère obligatoire est unanimement admis par la jurisprudence internationale».19 Enfin, pour asseoir la force obligatoire des mesures provisoires qu’elle ordonne, la Cour rappelle la formule de la Cour internationale de justice en l’affaire Lagrand suivant laquelle «les ordonnances indiquant des mesures provisoires ... ont un caractère obligatoire».20 C’est sur la base de ces critères qu’elle établisse le fait que ses ordonnances de mesures provisoires sont des décisions au sens de l’article 30 du Protocole. L’obligation d’exécution de l’article 30 s’applique alors à ces mesures. Les États parties sont donc tenus de mettre en œuvre et d’assurer la mise en œuvre des ordonnances de mesures provisoires de la Cour. Si l’on s’en tient au raisonnement de la juridiction panafricaine, l’obligation d’exécution s’applique à ses ordonnances de mesures provisoires dans la mesure où celles-ci sont des actes juridictionnels et obligatoires. L’obligation d’exécution apparaît ici consubstantielle à la nature juridictionnelle et à la force obligatoire de la décision. Par ailleurs, la Cour aurait pu établir le caractère obligatoire de ces mesures en le rattachant, notamment à la règle pacta sunt servanda,21 compte tenu de leur fondement conventionnel.22

Assurément, que les ordonnances de mesures provisoires de la Cour soient des décisions juridictionnelles obligatoires et exécutoires au sens de l’article 30 du Protocole, est une affirmation qui ne saurait heurter le sens commun. Alors, la réponse attendue du juge africain serait de spécifier, en sus, la portée de l’obligation d’exécution de ses ordonnances de mesures provisoires. À notre sens, il était judicieux que la Cour, par dynamisme interprétatif, définisse les contours de l’obligation d’exécution de ses ordonnances de mesures provisoires. Ceci est essentiellement utile du point de vue du droit de la responsabilité internationale, notamment pour apprécier l’illicéité du comportement de l’État. La Cour aurait pu à bon droit proférer que l’obligation d’exécuter ses ordonnances de mesures provisoires est une véritable obligation positive qui suppose pour l’État requis de prendre toutes les mesures qu’il est raisonnablement possible de prendre pour respecter la mesure provisoire sans chercher à remettre en cause de manière insidieuse ou abusive, son bien-fondé. En outre, elle aurait pu signifier que l’obligation d’exécuter ces mesures est une obligation de diligence qui implique que l’État requis exécute la mesure provisoire ordonnée dans le délai imparti et en informe la Cour. Par conséquent, tout manquement à ces obligations devrait déboucher sur une constatation de violation de l’article 30 du Protocole, par conséquent sur l’engagement de la responsabilité de l’État. La Cour s’est toutefois dispensée d’un tel exercice en se livrant à une interprétation plutôt elliptique de l’article 30 du Protocole pour attester l’obligation d’exécution de ses ordonnances de mesures provisoires. De toute façon, la formule de l’article 30 du Protocole impose les États parties d’exécuter et de faire exécuter les décisions de la Cour.23

Une fois l’obligation d’exécution de l’ordonnance de mesures provisoires établie, la Cour se penche sur les sollicitations du requérant sur le terrain des articles 30 du Protocole et 1 de la Charte. En premier lieu, celui-ci demande notamment à la Cour de «constat[er] l’inexécu-tion de l’ordonnance de mesures provisoires du 7 décembre 2018 [comme une violation de l’article 30 du Protocole]».24 En outre, le requérant «fait valoir que l’inexécution de cette ordonnance par [le gouvernement béninois a eu pour conséquence] la violation [de] son droit à la non-discrimination, son droit à une égale protection de la loi, son droit à un procès équitable, son droit de participer librement à la direction des affaires publiques de son pays et son droit d’accéder aux fonctions publiques de son pays».25 En réaction à ces allégations, l’État défendeur objecte et nie particulièrement la prétention sur la violation du droit de participer librement à la direction des affaires publiques. Pour sa défense, le Bénin «fait valoir que le requérant ne démontre pas en quoi il l’a empêché de voter, d’être élu et d’accéder aux fonctions publiques».26 De l’avis de l’État défendeur, il n’y a aucune violation de l’article 13(1) et (2) de la Charte, car «le requérant a choisi de ne pas rentrer dans son pays et de faire le tour des juridictions internationales».27 En réponse, la Cour estime d’abord que «l’ensemble des violations alléguées par le requérant se rapportent d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, à l’inexécution de l’ordonnance de mesures provisoires du 7 décembre 2018».28 Puis, elle relève d’une part l’absence de rapport soumis par l’État défendeur au sujet de l’exécution de ladite ordonnance, et d’autre part la non-contestation par l’État défendeur de l’inexécution de cette dernière. La Cour constate ainsi la violation de l’article 30 du Protocole. Il n’est pas inutile de citer la Cour elle-même: «l’État défendeur n’a déposé aucun rapport et ne conteste pas, non plus, n’avoir pas exécuté les décisions concernées ...».29 Ce faisant, elle conclut que «l’État défendeur a violé l’article 30 du Protocole».30 L’élément sur lequel la juridiction panafricaine s’appuie en partie pour montrer qu’il y a violation de l’article 30 est la non-soumission par l’État défendeur du rapport de suivi des mesures prises pour mettre en œuvre l’ordonnance. Ceci suggère que le non-respect de l’obligation d’informer la Cour du respect donné à ses ordonnances de mesures provisoires peut emporter des conséquences contentieuses.31 Le juge africain pourrait dès lors se baser sur le non-respect de cette obligation par l’État requis pour constater la violation de l’article 30 du Protocole pour non-respect de mesures provisoires. Toutefois, ce n’est pas ce que la Cour laisse supposer dans l’arrêt sous commentaire. Outre le défaut d’exécution de l’obligation d’information, l’État requis devrait aviser de n’avoir pas exécuté la mesure provisoire ordonnée.

En second lieu, le requérant invite la Cour à constater que l’inexécution de l’ordonnance du 7 décembre 2018 constitue une violation l’article 1 de la Charte. À l’appui de sa demande, il «soutient [que] l’État partie n’a pris aucune mesure à l’égard des violations des droits de l’homme constatées à travers les décisions de la Cour dont[l’ordonnance de mesures provisoires], de sorte qu’il viole l’article 1 de la Charte».32 Pour faire suite à cette demande, la Cour établit d’emblée le lien de complémentarité entre la Charte et le Protocole par un rappel de l’article 66 de la Charte qui dispose que «Des protocoles ou accords particuliers pourront, en cas de besoin, compléter les dispositions de la présente Charte».33 En application de cette disposition, «il existe, entre les protocoles et accords adoptés en complément de la Charte et ladite Charte, une seule et même complémentarité́ juridique».34 Partant, la Cour conclut que «la violation de droits, devoirs et libertés énoncés dans tout protocole ou accord adopté en complément de la Charte entre dans le cadre de la violation de l’article 1 de ladite Charte. Pour cette raison, elle «considère que la violation de l’article 30 du Protocole emporte la violation de l’article 1 de la Charte».35 La Cour établit ainsi un lien nécessaire de conséquence entre le non-respect de ses ordonnances de mesures provisoires et le constat de violation de l’article 1 de la Charte. Le raisonnement paraît rationnel. L’article 1 de la Charte apparaît comme le fondement de toutes les obligations de la Charte et de ses instruments complémentaires. Au surplus, l’article 1 de la Charte impose aux États parties une obligation de prendre «autres mesures» que législatives pour appliquer les droits consacrés par ladite Charte.36 Cela suggère une obligation d’exécution des décisions résultant du contentieux relatif à son application à la charge des États parties.37 À partir du moment où les mesures provisoires de la Cour visent la protection provisoire d’un ou des droits de la Charte dont la violation est alléguée pour éviter la commission de l’irréparable, il y a des risques que leur violation remette en cause l’effectivité du droit en cause. En conséquence, le respect des ordonnances de mesures provisoires de la Cour s’impose de toute évidence en vertu de l’obligation de garantie de la Charte pesant sur chaque État partie.

Si l’on reprend les éléments de réponse de la Cour du point de vue du droit de la responsabilité internationale, cela revient à dire que le non-respect des mesures provisoires qu’elle ordonne en application de l’article 27(2) du Protocole constitue en soi un fait illicite qui engage la responsabilité de son auteur. Il le devient par ce qu’il entraîne non seulement la violation de l’obligation d’exécuter les décisions de la Cour conformément à l’article 30 du Protocole, mais également il emporte la violation de l’obligation générale de garantie de la Charte au titre de l’article 1 dudit instrument. Ceci suggère que l’acte illicite, qu’est l’inobservation de l’ordonnance de mesures provisoires, constitue un chef de responsabilité per se, distinct des autres chefs pouvant être retenus pour violation des droits matériels allégués par le requérant. D’un autre côté, le non-respect de l’ordonnance de mesures provisoires peut produire des effets illicites sur ces droits ou emporter tout simplement leur violation. La Cour n’a cependant pas voulu spéculer sur cette question.

2.2 Quid de l’incidence du non-respect des ordonnances de mesures provisoires sur la violation du droit matériel?

Le non-respect de l’ordonnance de mesures provisoires peut-il s’analyser comme une circonstance aggravante de la responsabilité de l’État défaillant, si la violation des droits matériels invoqués est constatée ? Dans l’arrêt sous commentaire, la Cour ne répond pas à cette question. En l’espèce, le requérant demande à la Cour, outre de «constater la non-exécution [de l’ordonnance de mesures provisoires du 7 décembre 2020]» comme une violation par le Bénin de ses obligations internationales en vertu des articles 30 du Protocole et 1 de la Charte, de «constater la violation [de son] droit à̀ la non-discrimination, son droit à̀ une égale protection de la loi, son droit à̀ un procès équitable, son droit de participer librement à la direction des affaires publiques de son pays et d’accéder aux fonctions publiques de son pays».38 La Cour choisit de statuer infra petita en considérant que «toutes ces allégations découlent de la violation alléguée de l’article 30 du Protocole»,39 pour défaut d’exécution. Elle décide alors de se prononcer sur les seules prétentions afférentes à l’inexécution, laissant de côté les demandes de constatation de violation des droits matériels.

L’allégation du requérant suivant laquelle «du fait de l’inexécution [de l’ordonnance de mesures provisoires du 7 décembre 2018], l’État défendeur a violé́ son droit à̀ la non-discrimination, son droit à̀ une égale protection de la loi, son droit à̀ un procès équitable, son droit de participer librement à la direction des affaires publiques de son pays et son droit d’accéder aux fonctions publiques de son pays»40 suit la même logique. À notre sens, cette déclaration du requérant laisse entrevoir une invitation implicite à la Cour à se prononcer sur l’incidence du non-respect de l’ordonnance de mesures provisoires sur ces droits substantiels. D’autant plus qu’il l’a déjà interpellée de constater l’inexécution de l’ordonnance de mesures provisoires comme une violation de l’article 30 du Protocole.41 En revanche, la Cour préfère interpréter cette prétention du requérant comme étant intrinsèque à l’inexécution de l’ordonnance de mesures provisoires qu’elle considère comme étant en soi une violation de l’article 30 du Protocole.

Cependant, le constat de violation de l’obligation procédurale d’exécuter les ordonnances de mesures provisoires de la Cour ne devrait pas se confondre avec celui de violation des droits substantiels consécutive à la non-exécution de ces mesures. Le non-respect des mesures provisoires est celui d’obligations internationales per se, différentes de celles dont la violation est constatée au fond. Dit autrement, le non-respect des mesures provisoires constitue en soi un fait illicite qui engage la responsabilité de son auteur de façon additionnelle et autonome de ce qui pourrait être établi sur le fond.42 La Cour aurait dû ressortir ces nuances dans son raisonnement, par conséquent, apprécier l’incidence de l’inexécution de l’ordonnance de mesures provisoires sur la violation des droits matériels allégués. Mais encore faut-il qu’elle constate la violation de ces derniers.

Du reste, l’inobservation des mesures provisoires peut produire, de surcroît, des effets illicites sur les droits matériels allégués. D’ailleurs, un scénario pareil n’est pas rare en contentieux des droits de l’homme. Par exemple, dans l’affaire Ken Saro Wiwa, la Commission de Banjul a considéré l’exécution de ce dernier par le Nigeria en dépit de sa demande de sursis à l’exécution comme étant une cause d’aggravation de la violation du droit à la vie de la victime.43 Une solution similaire a été retenue par la Cour de San José dans l’affaire Hilaire. L’État défendeur avait refusé de se conformer à l’ordonnance en prescription de mesures provisoires lui ordonnant de surseoir à l’exécution d’un condamné à la peine capitale. Il en est alors résulté, selon la Cour interaméricaine, une aggravation de la violation du droit à la vie de la victime en raison du non-respect de la mesure provisoire prescrite.44 Toutefois, il faut lire la jurisprudence de la Cour interaméricaine avec prudence. Celle-ci n’établit en effet la responsabilité de l’État pour non-respect des mesures provisoires qu’elle ordonne qu’à la condition que celui-ci entraîne la violation ou l’aggravation de la violation d’un droit substantiel. Ainsi, l’engagement de la responsabilité de l’État pour non-respect d’une ordonnance de mesures provisoires est donc conditionné par le constat de la violation d’un droit matériel.45 Une telle pratique peut être critiquée étant donné que le caractère obligatoire des mesures provisoires de la Cour interaméricaine est expressément consacré par la Convention américaine des droits de l’homme.

Au demeurant, comme relevé dans l’affaire Mamatkulov, l’inexécution d’une indication de mesures provisoires n’entraîne pas forcément la violation d’un droit substantiel.46 Néanmoins, compte tenu du lien unissant la demande de mesures provisoires au recours principal, l’hypothèse que le non-respect d’une mesure provisoire aggrave la violation d’un droit substantiel est plausible. La Cour pourrait bien être confrontée à une situation où le non-respect de la mesure provisoire ordonnée produit des effets illicites sur les droits matériels de la Charte allégués. S’il y a lieu, il serait préférable que la juridiction panafricaine, en sus, de considérer la méconnaissance de la mesure provisoire comme constituant un fait générateur de la responsabilité de l’État per se et qu’elle indemnise donc le préjudice qui naît direct de la violation -- de retenir des circonstances aggravant la responsabilité de l’État.47

3 LES CONSÉQUENCES DU NON-RESPECT DES ORDONNANCES DE MESURES PROVISOIRES DU POINT DE VUE DE LA RÉPARATION

Dès lors que la Cour admet que la violation de l’obligation d’exécuter ses ordonnances engage la responsabilité de son auteur. La question de la réparation se pose nécessairement et invite à identifier les préjudices indemnisables (3.1), ainsi que la forme de réparation retenue par la Cour (3.2).

3.1 La détermination des préjudices indemnisables pour le non-respect des ordonnances de mesures provisoires

Principe élémentaire du droit international, toute violation à une obligation internationale fait naître une nouvelle obligation qu’est celle de réparer.48 Dans son célèbre arrêt en l’affaire de l’Usine de Chorzów (1928), la Cour permanente de justice consacre la formule suivant laquelle «c’est un principe général du droit international, voire une conception générale du droit, que toute violation d’un engagement comporte l’obligation de réparer» et que «la réparation est le complément indispensable d’un manquement à l’application sans qu’il soit nécessaire que cela soit inscrit dans la convention même».49 Dans son tout premier arrêt rendu sur les réparations, à savoir l’arrêt Christopher R Mtikila c. Tanzanie, la Cour a tenu à rappeler ce principe de la réparation.50 Au surplus, le Protocole lui reconnaît sans ambages un pouvoir prescriptif en matière de réparation. À teneur de l’article 27(1) dudit instrument, il incombe à la Cour «lorsqu’elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l’homme ou des peuples, [d’] ordonne [r] toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l’octroi d’une réparation». Du reste, comme rappelé par la Cour dans l’arrêt sous commentaire, «les réparations ne sont accordées que quand la responsabilité de l’État défendeur pour fait internationalement illicite est établie et que le lien de causalité est établi entre l’acte illicite et le préjudice allégué».51 En outre, elle «souligne que la charge de la preuve de ce lien de causalité́ incombe, en principe, au requérant qui doit fournir les éléments pouvant fonder sa demande».52 Ainsi, la juridiction panafricaine pose les conditions de l’octroi de la réparation.

Comme l’admet implicitement la Cour internationale de Justice dans l’affaire LaGrand rien ne s’oppose à ce que la violation de l’obligation procédurale de se conformer aux mesures provisoires ouvre en soi droit à réparation.53 C’est ce qui a été expressément reconnu dans l’arrêt commenté. Selon les juges d’Arusha, outre le fait que la responsabilité de l’État défendeur soit établie, la violation de l’obligation d’exécuter les mesures provisoires fait naître une obligation de réparation si elle engendre un préjudice indemnisable. Il convient toutefois d’identifier ce préjudice. En l’espèce, le requérant sollicite des réparations pécuniaires pour les préjudices subis du fait de l’inexécution de l’ordonnance de mesures provisoires du 7 décembre 2018.54 À l’appui de sa demande de réparations pécuniaires, le requérant allègue deux chefs de préjudices: un préjudice moral et un préjudice matériel.55 Ayant constaté au préalable la responsabilité de l’État défendeur pour violation des articles 30 du Protocole et 1 de la Charte,56 la Cour relève, dans son appréciation du préjudice matériel, que les pièces produites par le requérant à l’appui de sa demande de réparation «ne permettent pas d’asseoir la réalité́ d’un quelconque préjudice matériel, encore moins un lien de causalité́ avec l’inexécution de [l’ordonnance de mesures provisoires du 7 décembre 2018]».57 De ce fait, elle «estime que ces pièces ne sont pas de nature à̀ établir la réalité́ d’un quelconque préjudice qui serait né de l’inexécution de l’ordonnance du 7 décembre 2018».58 On l’aura compris, la réalité du préjudice matériel n’est pas établie. Pour autant, la Cour laisse entendre que le préjudice matériel est indemnisable sous réserve que le lien de causalité entre la violation et ce chef de préjudice soit suffisamment établi. Qu’en est-il du préjudice moral allégué ? Selon les termes de la Cour: «en cas de violation de droits de l’homme, le préjudice moral est présumé́. Ce préjudice moral peut, en effet, s’analyser comme une conséquence automatique de la violation, sans qu’il soit besoin de l’établir par un autre moyen».59 Si le non-respect des mesures provisoires porte atteinte à l’obligation d’exécution des décisions de la Cour et à l’obligation de garantie de la Charte, alors, il en résulte un préjudice moral indemnisable, sans qu’il soit besoin de l’établir autrement. La Cour reconnaît ainsi que le constat de violation de l’obligation d’exécuter ses ordonnances de mesures provisoires emporte systématiquement un préjudice moral.

L’arrêt commenté apporte enfin une réponse claire en indiquant que la violation de l’obligation d’exécuter les mesures provisoires ordonnées par la Cour entraîne systématiquement un préjudice moral. En outre, elle n’exclut pas non plus la possibilité d’invoquer un préjudice matériel pourvu que le lien de causalité entre la violation de l’ordonnance et ce préjudice soit suffisamment étayé. La Cour fait allusion du reste aux préjudices nés directement de la violation de l’ordonnance de mesures provisoires.

3.2 La forme de réparation retenue par la cour

D’après le célèbre dictum de la Cour permanente de justice toujours dans l’affaire de l’Usine de Chorzów, la finalité première de la réparation est d’effacer toutes les conséquences du fait internationalement illicite. Il en découle que, chaque fois que cela est possible, il convient de privilégier la restitutio in integrum qui vise à la remise des choses en l’état antérieur au fait internationalement illicite.60 Autrement, la réparation intégrale peut revêtir diverses formes comme l’indique le projet de la CDI, «la réparation intégrale du préjudice causé par le fait internationalement illicite prend la forme de restitution, d’indemni-sation et de satisfaction, séparément ou conjointement».61 Enfin, l’article 27(1) du Protocole autorise la Cour, lorsqu’elle constate une violation d’un droit de l’homme ou des peuples de prescrire «toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l’octroi d’une réparation».

Il ne fait pas de doute, à la lecture de l’arrêt Ajavon, que le préjudice moral né de la violation des articles 30 du Protocole et 1 de la Charte pour non-respect de l’ordonnance de mesures provisoires constitue un préjudice indemnisable, mais il reste alors à déterminer comment le juge africain compte réparer le préjudice moral né de cette violation. En l’espèce, la Cour fait observer que «la détermination du montant à allouer en réparation du préjudice moral se fait en équité, en tenant compte des circonstances propres à chaque affaire».62 Ce faisant, elle «estime que l’allocation du franc symbolique au requérant est suffisante».63 La satisfaction est donc le mode de réparation choisi par le juge africain pour réparer le dommage moral né du non-respect de l’ordonnance de mesures provisoires. La Cour statuant «en équité», il est délicat de s’aventurer sur les raisons qui l’ont poussée à allouer un tel montant. Il ne serait pas illogique toutefois d’avancer que cette mesure tend uniquement à réparer le dommage moral relatif au comportement de non-conformité de l’État défendeur à l’ordonnance de mesures provisoires. Pour autant, si jamais la Cour est confrontée un jour à une situation où la victime a subi un préjudice moral qui ne saurait être réparé par l’allocation d’un franc symbolique, elle allouera une réparation pécuniaire importante à la victime.64 De même, tout porte à croire que si le dommage matériel était établi, en l’espèce, elle ordonnerait à l’État défendeur le paiement d’une somme significative. La Cour a décidé du reste de faire figurer dans le dispositif de l’arrêt, à titre de satisfaction, une déclaration «qu’elle a constaté́ la violation, par l’État défendeur des articles 30 du Protocole et 1 de la Charte».65

On constate, eu égard à sa pratique, que la Cour répare habituellement le dommage moral au moyen de la satisfaction.66 Ce choix s’explique par le fait que la satisfaction est la réparation la mieux adaptée au dommage moral.67 La réparation du préjudice moral né de la violation de ses ordonnances de mesures provisoires ne fait pas exception. Il en est ainsi devant la Cour de Strasbourg. Outre le constat de violation, la réparation du préjudice moral né à la suite de la violation de l’article 34 de la Convention européenne pour non-respect des mesures provisoires indiquées par la Cour européenne des droits de l’homme est généralement la satisfaction équitable, évaluée en équité par la Cour.68 Il y a lieu de penser que la Cour pourrait octroyer, en sus, de la satisfaction, d’autres mesures pour réparer adéquatement les préjudices résultant de la violation de ses ordonnances de mesures provisoires, le cas échéant.69 D’autant plus qu’elle reconnaît expressément que les mesures qu’un État doit prendre pour réparer une violation des droits de l’ homme comprennent la restitution, l’indemnisation, la réadaptation de la victime, les mesures de satisfaction et les mesures propres à garantir la non-répétition des violations, compte tenu des circonstances de chaque affaire.70

4 CONCLUSION

L’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Sébastien Ajavon peut être diversement apprécié. Quelle que soit la suite donnée à cet arrêt, on peut en tirer un élément positif. Pour une première fois, la Cour panafricaine s’est prononcée sur les conséquences juridiques de l’inexécution des mesures provisoires qu’elle ordonne en application de l’article 27(2) du Protocole. Jusque-là, elle a toujours éludé le traitement de cette question dans ses jugements sur le fond. Or, en tant que procédures incidentes, les ordonnances de mesures provisoires s’éteignent avec la procédure principale dont elles ne sont que l’accessoire. Ayant décidé des droits et des obligations des parties dans son arrêt au fond, la Cour devrait plutôt indiquer les conséquences du fait internationalement illicite, qu’est le non-respect de l’ordonnance de mesures provisoires, le cas échéant. Il a fallu plutôt attendre l’arrêt Ajavon pour que les juges d’Arusha constatent enfin que tout État partie qui méconnait une ordonnance de mesures provisoires de la Cour engage sa responsabilité pour violation de ses obligations internationales au titre des articles 30 du Protocole et 1 de la Charte, indépendamment de ce qui pourrait être établi sur le fond. Il s’agit d’un chef de responsabilité autonome qui ouvre droit à réparation. La possibilité de formuler une demande de réparation spécifique fondée sur la violation de l’ordonnance de mesures provisoires est ainsi reconnue. À cet égard, la Cour admet que la violation de l’obligation d’exécuter ces mesures emporte systématiquement un préjudice moral indemnisable. Cette violation peut également entraîner un préjudice matériel qui mérite aussi d’être indemnisé à condition que le demandeur en apporte la preuve. À titre de satisfaction, la Cour a retenu le constat de violation, et en particulier l’allocation d’une indemnité symbolique pour réparer le dommage moral issu de la violation. Vraisemblablement, elle octroiera d’autres mesures de réparation si la situation de la victime l’exige.

Il va sans dire que la démarche de la Cour africaine, même si elle pèche peut-être par une argumentation insuffisamment élaborée, constitue un précédent intéressant dans le contentieux du provisoire susceptible de retenir l’attention de son homologue interaméricain, ne serait-ce d’ailleurs en l’occurrence que pour des raisons d’amour propre. Cependant, on aurait souhaité que les juges africains poussent leur interprétation en spécifiant la portée de l’obligation d’exécuter les ordonnances de mesures provisoires de la Cour, car ceci est essentiel du point de vue du droit de la responsabilité internationale. De la même manière, la question de l’incidence de la violation de ces mesures sur les droits substantiels allégués aurait pu être scrutée par les juges africains. La pratique subséquente de la Cour apportera peut-être plus de précisions à ce sujet.

Ceci dit, que l’on ne s’y trompe pas: c’est le requérant qui est à la base de l’arrêt du 29 mars 2021. La Cour a examiné le non-respect de l’ordonnance de mesures provisoires du 7 décembre 2018, parce que le conseil du plaignant le lui a demandé expressément. En règle générale, elle ne traite pas de la question de l’inobservation de ses ordonnances et les conséquences juridiques qui en découlent, même au stade de l’arrêt au fond. Cette décision pourrait toutefois l’inciter à corriger cette pratique paradoxale. D’autant plus qu’avec le nouveau mécanisme judiciaire de suivi introduit par la règle 81 de son nouveau règlement, la Cour aura vraisemblablement la bonne information sur le respect de ses ordonnances de mesures provisoires.


1. Commission africaine des droits de l’homme et des peuples c. Libye, CAfDHP, Ordonnance (mesures provisoires, No 2), 10 août 2015, para 10.

2. Ajavon c. Bénin, CAfDHP, Ordonnance (mesures provisoires), 7 décembre 2018 (2018) 2 RJCA 486 (Ordonnance Ajavon) ; Ajavon c. Bénin, CAfDHP (fond) (2019) 3 RJCA 136 et Ajavon c. Bénin, CAfDHP (réparations)(2019) 3 RJCA 205.

3. Ajavon c. Bénin, CAfDHP (fond et réparations), arrêts du 29 mars 2021 (Arrêt Ajavon).

4. La doctrine n’a pas manqué de critiquer le silence de la Cour au sujet des effets juridiques de la violation des mesures provisoires qu’elle ordonne. Voir M Hébié ‘L’exécution des décisions de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples’ (2017) 3 Revue générale de droit international public 702-703.

5. CIJ LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique) (mesures conservatoires, Ordonnance du 3 mars 1999) para 109.

6. Comité des droits de l’homme des Nations Unies, Glen Ashby c. Trinité-et-Tobago (Décision du 26 juillet 1994, para 10.9) ; Cour européenne des droits de l’homme, GC, Mamatkulov et Askarov c. Turquie (Arrêt du 4 février 2005, paras 128-129) ; Cour interaméricaine des droits de l’homme, Loayza Tamayo c. Pérou (Arrêt du 17 septembre 1997, para 80).

7. Ordonnance Ajavon, para 48 (i): ‘Surseoir à l’exécution de l’arrêt n° 007/3C. COR du 18 octobre 2018, rendu par la Cour de répression des infractions économiques et terrorisme établie par la Loi n° 2018-13 du 02 juillet jusqu’à la décision définitive de la Cour de céans’.

8. Arrêt Ajavon, paras 99-108, 120-126.

9. G Cohen-Jonathan ‘Avant-propos’ in G Cohen Jonathan et J-F Flauss (dir) Mesures conservatoires et droits fondamentaux (2005) 14.

10. Pour un commentaire de cette disposition, voir R Nemedeu ‘Article 27. Décisions de la Cour’ in M Kamto (dir) La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et le Protocole y relatif portant création de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Commentaire article par article (2011) 1467-1480, 1475-1480.

11. Voir AA Cançado Trindade ‘Les mesures provisoires de protection dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme’ in G Cohen-Jonathan et J-F Flauss (dir) Mesures conservatoires et droits fondamentaux (2005) 148.

12. En règle générale, les organes juridictionnels et (quasi) -juridictionnels de protection des droits de l’homme appliquent les mesures provisoires afin que, d’une part, la procédure introduite devant eux mène à une décision et, d’autre part, pour protéger préventivement les droits fondamentaux de certains requérants.

13. La Cour peut, en application de l’article 27(2) du Protocole ‘ordonner’ les mesures provisoires qu’elle juge pertinentes.

14. Voir articles 1 et 31 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, Texte adopté par la CDI, 53e session (2001) annexe à la résolution du 12 décembre 2001 de l’Assemblée générale des Nations Unies: A/RES/56/83.

15. Projet (n 14) article 2.

16. R Kolb La bonne foi en droit international public (2000) 548.

17. L’article 30 dispose: ‘Les États parties au présent Protocole s’engagent à se conformer aux décisions rendues par la Cour dans tout litige ou ils sont en cause et à en assurer l’exécution dans le délai fixé par la Cour.’ La version anglaise est ainsi libellée: ‘The State parties to the present Protocol undertake to comply with the judgment in any case to which they are parties within the time stipulated by the Court and to guarantee its execution.’

18. Arrêt Ajavon, para 101.

19. Arrêt Ajavon, para 102.

20. Arrêt Ajavon, para 103.

21. Pour rappel, l’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traites stipule: ‘Tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi.’

22. La Cour de San José rattache la force obligatoire des mesures provisoires qu’elle ordonne en application de l’article 63(2) de la Convention américaine des droits de l’homme à la règle pacta sunt servanda. Voir par exemple, Cour interaméricaine des droits de l’homme, Provisional measures regarding Venezuela, Matter of Uribana Prison (Order du 13 février 2013), para 2.

23. Hebié (n 4) 697-698.

24. Arrêt Ajavon, para 95.

25. Arrêt Ajavon, para 96.

26. Arrêt Ajavon, para 97.

27. Arrêt Ajavon, para 98.

28. Arrêt Ajavon, para 106.

29. Arrêt Ajavon, para 107.

30. Arrêt Ajavon, para 108.

31. Concernant l’obligation d’information dans la pratique de la Cour internationale de justice, voir H Hellio et S Henry ‘Le suivi par la Cour internationale de justice de ses ordonnances en indication de mesures conservatoires. Une pratique émergente entre inspiration, discrétion et recherche d’effectivité’ (2020) 2 Revue générale de droit international public 226-260. Dans la pratique de la Cour européenne des droits de l’homme, voir S Watthée Les mesures provisoires devant la Cour européenne des droits de l’homme (2014) 402-411.

32. Arrêt Ajavon, para 121.

33. Arrêt Ajavon, para 123.

34. Arrêt Ajavon, para 124.

35. Arrêt Ajavon, para 126.

36. Pour rappel, l’article 1 de la Charte dispose: ‘Les États membres de l’Organisation de l’Unité Africaine, parties à la présente Charte, reconnaissent les droits, devoirs et libertés énoncés dans cette Charte et s’engagent à adopter des mesures législatives ou autres pour les appliquer.’

37. RI Maikassoua La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (2013) 62.

38. Arrêt Ajavon, para 10.

39. Arrêt Ajavon, para 94.

40. Arrêt Ajavon, para 96.

41. Arrêt Ajavon, para 95.

42. Hellio et Henry (n 31) 251.

43. Commission ADHP, International Pen, Constitutional Rights Project, Interights au nom de Ken Saro Wiwa Jr et Civil Liberties Organisation c. Nigeria, Communications 137/94-139/94-154/96-161/97 (Décision du 31 octobre 1998), dispositif.

44. Cour interaméricaine des droits de l’homme, Case of Hilaire, Constantine and Benjamin and al v Trinité-Tobago (fond et réparations), Arrêts du 21 juin 2002, paras 33 et 200.

45. Voir CB Herrera et Y Haeck ‘Letting states off the hook: the paradox of the legal consequences following state non-compliance with provisional measures in the Inter-American and European human rights systems’ (2010) 3 Netherlands Quarterly of Human Rights 340-354.

46. Mamatkulov (n 6) para 77.

47. H Tigroudja ‘La force obligatoire des mesures provisoires indiquées par la Cour européenne des droits de l’homme: Observations sous l’arrêt du 6 février 2003, Mamatkulov c. Turquie’ (2003) 3 Revue générale de droit international public 627.

48. Voir article 31 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite.

49. CPJI Affaire relative à l’Usine de Chorzow (demande en indemnité), Arrêt du 13 septembre 1928,  29.

50. Christopher R Mtikila c. Tanzanie, CAfDHP, (réparations), Arrêt du 30 septembre 2011, para 27.

51. Arrêt Ajavon, para 139.

52. Arrêt Ajavon, para 140.

53. Dans cette affaire, l’Allemagne n’avait pas demandé d’indemnisation pour le non-respect de l’ordonnance de mesures provisoires de la CIJ. Néanmoins, cette dernière a quand même relevé que ‘les États-Unis étaient confrontés en l’espèce à de fortes contraintes de temps, résultant des conditions dans lesquelles l’Allemagne avait introduit I ‘instance. Elle relève également qu’à l’époque où les autorités des États-Unis ont pris leur décision, la question du caractère obligatoire des ordonnances en indication de mesures conservatoires avait été abondamment discutée dans la doctrine, mais n’avait pas été tranchée par la jurisprudence.’ Et la CIJ de conclure qu’elle aurait pris ‘ces facteurs en considération si la conclusion de l’Allemagne avait comporté une demande à fin d’indemnité’: CIJ, LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique) (fond), Arrêt du 27 juillet 2001, para 116.

54. Arrêt Ajavon, para 142.

55. Arrêt Ajavon, para 154.

56. Arrêt Ajavon, para 141.

57. Arrêt Ajavon, para 164.

58. Arrêt Ajavon, para 166.

59. Arrêt Ajavon, para 168.

60. Usine de Chorzów (n 49) 47.

61. Voir article 34 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite.

62. Arrêt Ajavon, para 169.

63. Arrêt Ajavon, para 170.

64. Par exemple, dans l’affaire Ayants droit de feus Norbert Zongo (réparations), la Cour a octroyé un montant exorbitant à titre de réparation du dommage moral. Voir Ayants droit de feus Norbert Zongo et autres c. Burkina Faso, CAfDHP (réparations), arrêt du 5 juin 2015, para 62.

65. Arrêt Ajavon, para 152.

66. Ayants droit de feus Norbert Zongo (n 64) paras 62-67.

67. J Combacau and S Sur Droit international public (2012) 525.

68. Watthée (n 31) 362-369.

69. Il n’est pas rare que la Cour européenne des droits de l’homme ordonne des mesures individuelles pour la réparation du dommage moral né de violation de ses indications de mesures provisoires, en plus de la satisfaction équitable. Voir Watthée (n 31) 366-367. Dans l’affaire Hilaire, la Cour de San José a indemnisé, outre le préjudice moral, la perte subie par les personnes économiquement dépendantes de la victime, ainsi que le manque à gagner pour ses descendants. Voir Hilaire (n 44) para 216.

70. Voir, par exemple, Mohamed Abubakari c. Tanzanie, CAfDHP (réparations), Arrêt du 4 juillet 2019, para 21.