Samson Mwin Sôg Mè Dabire
 Docteur en droit de l’Université de Genève et assistant d’enseignements et de recherches, Coordonnateur du programme de formation continue en droits de l’homme de l’Université de Genève (Suisse). Titulaire d’un LLM en droit international humanitaire et droits de l’homme de l’Académie de droit international humanitaire de Genève (Suisse), du Diplôme en droit international et comparé des droits de l’homme de l’Institut international des droits de l’homme de Strasbourg (France) et d’une Maîtrise en droit public de l’Université Thomas Sankara du Burkina Faso. Nos remerciements à Magloire Somda, à Boukaré Sawadogo et à Aris Somda pour la relecture du document.
samsondabire@yahoo.fr
 https://orcid.org/0000-0002-1379-0043


 Edition: AHRY Volume 4
  Pages: 476 - 496
 Citation: SMSM Dabire ‘Les ordonnances de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples en indication de mesures provisoires dans les affaires Sébastien Ajavon c. Bénin et Guillaume Soro et autres c. Côte d’Ivoire: souplesse ou aventure?’ (2020) 4 Annuaire africain des droits de l’homme 476-496
 http://doi.org/10.29053/2523-1367/2020/v4a23
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RÉSUMÉ:

Par les ordonnances de mesures provisoires qu’elle a rendues, respectivement les 17 et 22 avril 2020, dans les affaires Sébastien Ajavon c. Bénin et Guillaume Kigbafori Soro et autres c. Côte d’Ivoire, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples fait preuve d’une certaine souplesse dans l’indication des mesures provisoires. Cela a fait dire à certains commentateurs que la Cour jouait son avenir en s’immisçant dans des questions politiques ou sensibles. Mais ce fut aussi l’occasion pour les Etats défendeurs, en réaction, de montrer une très grande frilosité, notamment la Côte d’Ivoire qui retire sa déclaration d’acceptation de compétence; le Bénin l’avait déjà fait en mi-mars 2020. Usant alors de l’approche comparative pour commenter ces deux ordonnances dans une perspective critique, la présente contribution analyse les positions problématiques de part et d’autre. Elle en conclut que la jeune Cour africaine songe à une politique jurisprudentielle, à une sorte d’intelligence décisionnelle qui lui permette de rester audacieuse dans sa mission, tout en évitant les écueils d’une témérité sacrificielle.

TITLE AND ABSTRACT IN ENGLISH:

The orders for provisional measures issued by the African Court on Human and Peoples’ Rights in the matters of Sébastien Ajavon v Benin and Guillaume Soro and others v Côte d’Ivoire: flexibility or adventure?

Abstract:

In the orders for provisional measures that it issues in the matters of Sébastien Ajavon v Benin and Guillaume Kigbafori Soro and others v Côte d’Ivoire, on 17 and 22 April 2020 respectively, the African Court on Human and Peoples’ Rights demonstrates some flexibility in the issuance of provisional measures. This has led some commentators to suggest that the Court puts its very existence on the line by interfering with political or sensitive issues. The same circumstances also led respondent states, Côte d’Ivoire in particular, to express their irritation, in particular, by withdrawing their declaration of acceptance of the Court’s jurisdiction; Benin had already done so in mid-March 2020. In taking a comparative approach to critically comment, this case discussion sheds lights on the problematic positions of both sides. It concludes that the young African Court is attempting to set a law-making policy, a kind of decision-making intelligence that allows it to remain daring in its mission, while avoiding the perils of a sacrificial temerity.

MOTS CLÉS: Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, mesures provisoires, Sébastien Ajavon, Guillaume Kigbafori Soro et autres, article 27(2) du Protocole sur la Cour africaine, article 51 du Règlement de la Cour, politique jurisprudentielle

 

SOMMAIRE:

1 Introduction 

2 Le minimalisme de la Cour sur les conditions formelles  

2.1 La competence prima facie  

2.2 L’impossible exception d’irrecevabilite  

3 Le tryptique des conditions materielles  

3.1 L’extreme gravite ou l’urgence?  

3.2 L’introuvable dommage irreparable  

4 Conclusion  

1 INTRODUCTION

Jamais des ordonnances en mesures provisoires de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (la Cour ou Cour africaine) n’ont fait autant parler d’elles que celles du 17 avril 2020 dans l’affaire Sébastien Ajavon c. Bénin (l’affaire Ajavon) ou du 22 avril 2020 dans l’affaire Guillaume Soro et autres c. Côte d’Ivoire.1 La presse africaine comme internationale a fait écho de ces deux ordonnances; elles ont suscité de vives réactions de politiques; et dans le milieu académique, certains n’ont pas manqué de donner leur lecture de ces ordonnances.2 Si elles ont suscité tant la polémique et eu des implications politiques au Bénin et en Côte d’Ivoire, c’est parce qu’entre autres, certains requérants à l’origine de ces ordonnances sont des personnalités politiques de notoriété dans leur pays, comme Sébastien Ajavon ou Guillaume Soro.

A l’origine de l’ordonnance dans l’affaire Ajavon, se trouve la requête de Sébastien Ajavon, béninois, administrateur de société et par ailleurs homme politique, résidant à Paris en France sous le statut de réfugié politique. Estimant que lui et son parti politique étaient en train d’être écartés des élections des conseillers municipaux et communaux qui étaient prévues au Bénin pour le 17 mai 2020, Ajavon saisit, le 29 novembre 2019, la Cour africaine alléguant la violation par le Bénin d’un certain nombre de ses droits garantis par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (la Charte africaine), dont entre autres, le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays et le droit à la vie. Le 9 janvier 2020, il introduit une requête aux fins d’octroi de mesures provisoires. Considérant qu’il y avait une extrême urgence liée au risque qu’il soit privé de participer aux élections municipales, il a demandé à la Cour d’ordonner au Bénin, en attente de l’arrêt au fond, entre autres, le sursis à la tenue des élections du 17 mai 2020.3 La Cour, dans une ordonnance du 17 avril 2020, après avoir rejeté les exceptions préliminaires soulevées par le Benin et estimé la demande bien fondée, a ordonné le sursis à la tenue des élections du 17 mai 2020 jusqu’à l’adoption d’une décision sur le fond de l’affaire.

A l’origine de l’ordonnance dans l’affaire Guillaume Soro et autres, il y a un mandat d’arrêt émis contre Guillaume Soro et des mandats de dépôt décernés contre 19 de ses compagnons politiques et proches. Ils sont accusés d’être auteurs ou complices de détournement de deniers publics, de financement du terrorisme et de faits de présomptions graves de tentative d’atteinte à l’autorité de l’État et à l’intégrité du territoire. Guillaume Soro s’est réfugié en France et ses co-accusés ont tous été arrêtés et placés en détention préventive. Alléguant la violation par la Côte d’Ivoire de leurs droits garantis par la Charte africaine, dont entre autres, le droit à la présomption d’innocence, le droit à la liberté et à la sûreté, le droit à la santé ou le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, ils saisissent, le 12 mars 2020, la Cour africaine d’une requête à des fins de mesures provisoires. Considérant que le mandat d’arrêt contre Guillaume Soro expose celui-ci à une arrestation et à une extradition vers la Côte d’Ivoire où il risque la détention, qui l’empêcherait de faire campagne pour l’élection présidentielle d’octobre 2020 pour laquelle il s’est déclaré candidat, les requérants demandent à la Cour africaine d’ordonner une suspension de l’exécution du mandat d’arrêt. Pour les dix-neuf autres compagnons, ils estiment que leur détention au mépris de leur immunité les contraint à cesser leurs activités politiques. Ils demandent pour cela à la Cour d’indiquer en mesures provisoires, la suspension de l’exécution des mandats de dépôt décernés contre eux et de les mettre en liberté. Le requérant Alain Lobognon, alléguant la grave détérioration de son état de santé, demande à la Cour d’ordonner sa mise en liberté provisoire immédiate.4 Après avoir rejeté l’exception d’irrecevabilité soulevée par la Côte d’Ivoire, la Cour africaine fera droit à la demande en mesures provisoires.5

Ces deux ordonnances, bien qu’elles aient été rendues en pleine période de confinement lié à la pandémie de la Covid-19, ont fait un tollé sur le continent africain. Elles ont eu pour conséquence immédiate le retrait par la Côte d’Ivoire de la compétence de la Cour africaine pour connaître des requêtes individuelles et des requêtes émanant des ONG dirigées contre elle (retrait de la déclaration faite en vertu de l’article 34(6) du Protocole portant création de la Cour africaine (Protocole sur la Cour)).6 Le Bénin qui reprochait à la Cour «de graves incongruités», «la réitération et la récurrence de dérapages», avait déjà, mi-mars 2020, notifié le retrait de sa déclaration qui donne compétence à la Cour pour les requêtes individuelles et des ONG.7 Désapprouvant ouvertement les deux ordonnances de la Cour africaine, le Bénin et la Côte d’Ivoire ne les ont aucunement respectées. Guillaume Soro a été pénalement condamné, a été privé de ses droits civiques, un nouveau mandat d’arrêt a été émis contre lui et le Conseil constitutionnel a déclaré sa candidature aux élections présidentielles irrecevable.8 Ses compagnons n’ont pas non plus été libérés. La Cour africaine a dû prendre une nouvelle ordonnance, le 15 septembre 2020, pour exiger le respect de sa première ordonnance et le sursis à l’exécution de tous les actes pris à l’encontre de Guillaume Soro subséquemment à l’ordonnance du 22 avril 2020.9 Le Bénin, quant à lui, a bel et bien tenu ses élections municipales le 17 mai 2020 sans la participation de Ajavon.

La défiance des États défendeurs et l’onde de choc provoquée par ces deux ordonnances ont pu faire dire que la Cour jouait son avenir, sa légitimité et même sa survie. Certains n’ont pas manqué de qualifier ces ordonnances de «suicidaires»10 et d’autres ont même suggéré l’épitaphe de la Cour.11

Il y a donc l’impression que l’on reproche, dans ces deux affaires, à la Cour soit un excès de zèle et de courage, soit un crime de lèse-majesté. Oser ordonner la suspension d’une élection, de mandats d’arrêt et de dépôt, c’est une première, mais aussi, entend-on en musique de fond de la critique et de l’attitude des États, une dernière pour cette jeune juridiction régionale. La Cour s’est-elle vraiment aventurée en domaines réservés? A-t-elle, par les mesures ordonnées, été assez trop généreuse envers les requérants, voire, a-t-elle eu l’outrecuidance de trop? Ou sont-ce plutôt les États défendeurs, las des ‘immixtions’ répétées de la Cour dans des questions jugées ‘sensibles’, qui trouvent enfin en l’espèce l’alibi parfait pour s’affranchir du regard d’un juge devenu trop pesant? Ce semble un peu de tout cela. La Cour, de plus en plus, se sent les coudées franches et fait preuve d’audace - non moins critiquable parfois - dans son œuvre prétorienne. Ces deux ordonnances en sont une preuve. Le Bénin lui reproche des «errements et [des] dérapages» répétés, et la Côte d’ivoire de «graves et intolérables agissements qui portent atteinte à sa souveraineté».12 La Cour semble avoir été un peu trop généreuse dans les mesures ordonnées ou eu l’outrecuidance de trop et les (Etats) prévenus ont apparemment trouvé l’alibi.

A l’examen des deux ordonnances, il est assez clair que ce sont les conditions formelles et matérielles à l’aune desquelles la Cour africaine a ordonné les mesures provisoires qui ont constitué, dans ces affaires, la pierre d’achoppement. C’est une Cour qui s’est autorisée des largesses dans la lecture des conditions d’octroi des mesures provisoires. Ayant soulevé des exceptions préliminaires d’incom-pétence et d’irrecevabilité, les Etats défendeurs les ont vues toutes rejetées; la Cour n’ayant admis, comme seule condition formelle, que l’existence d’une compétence prima facie, avec une impossibilité totale de contester, en matière de mesures provisoires, la recevabilité d’une requête (2). Sur le bien-fondé des mesures conservatoires demandées, les Etats défendeurs ont soutenu que les conditions matérielles n’étaient pas réunies. Mais la Cour n’a pas été de cet avis, considérant qu’elles l’étaient (3).

2 LE MINIMALISME DE LA COUR SUR LES CONDITIONS FORMELLES

Les mesures provisoires, encore appelées mesures conservatoires ou mesures d’urgence, sont des mesures qu’un tribunal ou qu’un juge adopte, avant et en attendant le jugement final, en vue d’assurer la sauvegarde d’un droit ou d’une chose. Elles consistent à enjoindre au défendeur ou à toutes les parties de s’abstenir de poser certains actes pouvant affecter gravement ou aliéner l’objet du litige. Il s’agit donc d’éviter que, pendant le procès et avant la décision au fond, les droits en cause ne soient compromis ou que le différend ne s’aggrave.13 Les textes régissant le pouvoir de la Cour africaine d’ordonner des mesures provisoires sont assez sobres. Seul l’article 27(2) du Protocole sur la Cour dispose que «dans les cas d’extrême gravité ou d’urgence et lorsqu’il s’avère nécessaire d’éviter des dommages irréparables à des personnes, la Cour ordonne les mesures provisoires qu’elle juge pertinentes».14 Cette disposition n’assortit donc les mesures provisoires d’aucune condition formelle. Elle est complétée par l’article 51 du Règlement de la Cour dont l’alinéa 1 dispose que «conformément au paragraphe 2 de l’article 27 du Protocole, la Cour peut, soit à la demande d’une partie ou de la Commission soit d’office, indiquer aux parties toutes les mesures provisoires qu’elle estime devoir être adoptées dans l’intérêt des parties ou de la justice». Cette dernière disposition, en termes de conditions formelles, ne précise que le locus standi. Contrairement à ce que pouvait laisser penser le libellé de l’article 27(2) du Protocole sur la Cour, ce n’est pas seulement d’office que la Cour peut ordonner des mesures provisoires. Elle peut aussi le faire à la demande de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (Commission africaine)15 ou d’individus requérants, comme c’est le cas dans les ordonnances ici sous commentaire. Mais dans tous les cas, quel que soit celui qui les requiert, la Cour dispose d’un certain pouvoir discrétionnaire en matière de mesures provisoires.

Ainsi, ni le Protocole sur la Cour ni le Règlement de la Cour ne font cas de conditions de compétence ni de recevabilité en droit des mesures provisoires.16 Pourtant, dans l’affaire Ajavon, le Bénin soulève l’incompétence de la Cour à prononcer des mesures provisoires17 et dans les deux affaires, les deux Etats défendeurs soulèvent l’irrecevabilité des requêtes.18 La Cour y répond en rappelant qu’en matière de mesures provisoires elle n’examine que la compétence prima facie (2.1.) et qu’on ne peut alléguer aucune exception d’irrecevabilité (2.2.).

2.1 La competence prima facie

La Cour africaine, de jurisprudence constante et nonobstant le silence des textes, pose le principe selon lequel elle ne doit avoir qu’une compétence prima facie pour ordonner des mesures provisoires. Elle justifie cela en deux temps. D’abord, affirme-t-elle, elle est tenue, «lorsqu’elle est saisie d’une requête, [de procéder] à un examen préliminaire de sa compétence sur la base des articles 3 et 5 du Protocole».19 Ce serait donc cette obligation, générale, dirait-on, de vérifier d’office sa compétence toutes les fois qu’elle est saisie, cette compétence de sa compétence, qui conduit la Cour à subordonner l’exercice de son pouvoir de prononcer des mesures provisoires à l’existence de sa compétence. L’indication de mesures provisoires relevant d’une procédure incidente dans la procédure de l’affaire au principal, il est pertinent que la Cour vérifie sa compétence. Ensuite, elle explique que cette exigence d’être préalablement compétente pour connaître d’une affaire subit un fléchissement en matière de mesures provisoires: «elle n’a pas besoin, en matière de mesures provisoires, de vérifier qu’elle a compétence au fond, mais simplement qu’elle a compétence prima facie».20 La compétence prima facie ici serait donc une sorte de compétence au fond «vue au rabais». La Cour n’explique cependant pas pourquoi, en matière de mesures provisoires, ce n’est pas la compétence «complète» au fond ou la compétence classique qui est exigée, mais simplement une compétence sommaire. C’est plus loin dans les ordonnances que l’on peut lui prêter une raison: «la Cour précise que [les présentes ordonnances sont] de nature provisoire et ne préjugent en rien les conclusions qu’elle pourrait prendre sur sa compétence».21 Ce serait donc parce qu’elle se réserve l’examen approfondi de sa compétence dans l’arrêt au fond, qu’elle se contente ici d’une compétence prima facie. La raison est laconique et ne dit encore pas pourquoi elle n’examine pas, dès les mesures provisoires, sa compétence entière. Deux raisons complémentaires pourraient expliquer cela. D’abord c’est la nature provisoire des mesures qu’elle est amenée à prendre ici qui justifie le caractère sommaire de l’examen de sa compétence. Au regard de l’urgence, de l’extrême gravité de la situation et des dommages irréparables qu’il faut éviter (article 27(2) du Protocole), il est de bon droit qu’elle ne s’attarde pas sur un examen approfondi de sa compétence. On pourrait même dire qu’il n’est pas opportun qu’elle le fasse, au vu de l’urgence ou de la gravité. C’est la rationalité qui sous-tend les mesures provisoires, qui commande cet examen sommaire de la compétence. Ensuite, vu qu’il arrive que, dans certaines affaires,22 des aspects de la compétence de la Cour touchent aux questions de fond et que la nature des mesures provisoires est de ne préjuger en rien au fond, n’exiger qu’une compétence prima facie se justifie.

Dans sa teneur, cette compétence prima facie consiste, pour la Cour, à vérifier que dans l’affaire en cause, elle a une compétence matérielle telle que prévue à l’article 3(1) du Protocole et une compétence personnelle au sens de l’article 5 et souvent de l’article 34(6) du Protocole. La Cour vérifie que les droits dont la violation est alléguée sont garantis par des instruments des droits de l’homme liant l’État défendeur et elle s’assure que le(s) requérant(s) a/ont le locus standi.23 C’est ainsi qu’elle vérifie, lorsque la requête est introduite par des individus ou une ONG, que l’État défendeur a fait la déclaration facultative d’acceptation de la compétence de la Cour pour connaître des requêtes individuelles ou des ONG au sens de l’article 34(6) du Protocole.24

Dans les ordonnances sous commentaire, la Cour, bien qu’ayant posé le principe de la compétence prima facie, n’a vérifié que sa compétence matérielle;25 probablement parce que la compétence personnelle allait de soi et qu’elle l’avait déjà vérifiée dès les premiers paragraphes des ordonnances.26 Dans d’autres ordonnances, elle vérifie systématiquement que les compétences matérielle et personnelle sont concrètement établies.27 Dans tous les cas, dans l’affaire Guillaume Soro, l’État défendeur ne conteste pas la compétence de la Cour.

C’est dans l’affaire Ajavon que le Bénin «soulève l’incompétence de la Cour de céans en expliquant que la vérification de la compétence prima facie de la Cour [doit être] objective et suppose l’existence de violations plausibles de droits de l’homme (...) [I]l soutient que le critère de compétence matérielle (...) exclut toute hypothèse ou circonstances abstraites dans la mesure où le requérant doit caractériser les violations alléguées, ce qui, en l’espèce, n’est pas le cas».28 Il reproche au requérant, dans ses allégations, de rester dans des conjectures.29 Ce à quoi la Cour répond qu’à ce stade, il est prématuré «d’examiner le caractère plausible des violations auxquelles l’État défendeur fait référence. Ce caractère plausible, qui renvoie au lien entre les mesures provisoires et la demande au fond, ne s’apprécie, au besoin, que lorsqu’il est question de faire droit ou non aux mesures provisoires sollicitées».30 Pour la Cour donc, la plausibilité des violations alléguées ou des dommages craints par le requérant pour justifier la demande de mesures provisoires, ne relève pas des conditions formelles du droit des mesures provisoires. Cela relève plutôt des conditions matérielles et entre dans l’appréciation de l’opportunité d’accorder ou non les mesures provisoires demandées. L’argument paraît solide.

La notion de compétence prima facie de la Cour n’inclut a priori pas l’examen de la compétence territoriale et de la compétence temporelle. La Cour, dans aucune de ses ordonnances, n’esquisse une explication de l’exclusion de ces deux chefs de compétence. Pourquoi ne vérifie-t-elle pas aussi, même de façon sommaire, si elle a a priori une compétence territoriale et temporelle? Prononcerait-elle des mesures provisoires contre un État pour des faits qui se seraient déroulés en dehors du territoire de celui-ci et pour lesquels aucun élément ne permet de lier ‘extraterritorialement’ cet État? Ou ordonnerait-elle des mesures provisoires pour des allégations de violations qui ont lieu à un moment où l’État défendeur n’était pas (encore) lié par les conventions en cause? Dans quelques affaires, notamment lorsque l’Etat défendeur a entre-temps retiré sa déclaration d’acceptation de la compétence de la Cour de l’article 34(6) du Protocole, la Cour a pu ou dû connaître subrepticement d’exception d’incompétence temporelle au stade de la demande de mesures provisoires.31 Même si de manière curieuse, elle aborde la question d’entrée de jeu, dans un point de l’ordonnance intitulé «effet du retrait par l’État défendeur de la déclaration prévue à l’art 34(6) du Protocole», avant même de faire l’examen de sa fameuse compétence prima facie, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit ici clairement d’une analyse de sa compétence ratione temporis. Il est donc intriguant qu’elle n’inclue pas dans sa notion de ‘compétence prima facie’, un examen sommaire de tous les chefs de compétence (temporelle et territoriale y compris).32

En tout état de cause, c’est une Cour africaine qui se montre relativement généreuse dans son approche de la question de compétence en matière de mesures provisoires. Sous le prétexte (non moins valable) de vérifier qu’elle a une compétence prima facie, elle ne fait qu’un contrôle sommaire d’une compétence dont la teneur est (re)vue au rabais, et elle est peu sourcilleuse des exceptions d’incompétence soulevées par les États défendeurs. C’est avec cette même flexibilité qu’elle aborde la question de la recevabilité.

2.2 L’impossible exception d’irrecevabilite

Dans l’affaire Ajavon, le Bénin a soulevé «l’irrecevabilité de la requête tirée de l’absence d’urgence ou d’extrême gravité et de dommage irréparable».33 A l’appui de cette «exception d’irrecevabilité», il a défini ce que l’on devrait entendre, à son sens, par l’urgence, le préjudice irréparable et l’extrême gravité.34 En réponse, la Cour africaine souligne «qu’en matière de mesures provisoires, ni la Charte, ni le Protocole, n’ont prévu de condition de recevabilité, l’examen desdites mesures n’étant assujetti qu’au préalable de la détermination de la compétence prima facie».35 Elle ajoute que «les articles 27(2) du Protocole et 51(1) du Règlement auxquels se réfère l’État défendeur pour asseoir l’irrecevabilité de la requête constituent, en réalité, les conditions qui permettent à la Cour de faire droit ou non à une demande de mesures provisoires».36 Par ce dernier élément de réponse de la Cour, qui n’est pas assez claire, on comprend que les articles 27(2) du Protocole et 51(1) du Règlement n’ont pas trait à la recevabilité, mais aux conditions de fond des mesures provisoires. L’argumentaire et le raisonnement du Bénin portent donc sur le caractère infondé de la requête aux fins de mesures provisoires et non sur la recevabilité. Les conditions de recevabilité devant la Cour africaine sont celles prévues à l’article 56 de la Charte africaine auquel renvoie l’article 6(2) du Protocole. La Cour aurait dû être sans ambiguïté à ce sujet. Dans de précédentes ordonnances en mesures provisoires, des États défendeurs, tout en argumentant sur le caractère non ou mal fondé de la requête, ont déjà eu à soutenir l’irrecevabilité de celle-ci, sans que la Cour ne rectifie l’erreur de qualification.37 Au nom du principe selon lequel la Cour connait le droit, la Cour africaine devrait requalifier toute exception d’irrecevabilité qui se fonderait sur les conditions de l’article 27(2) du Protocole et non sur les conditions de l’article 56 de la Charte, en moyen de défense portant sur le bien ou mal fondé de la requête.

C’est la Côte d’Ivoire qui a soulevé une véritable exception d’irrecevabilité dans l’affaire Guillaume Soro. Elle soutient en effet «que l’un des requérants, Guillaume Kigbafori Soro, n’a pas exercé les recours disponibles qui lui étaient ouverts au plan national (...) [et] que s’agissant des autres requérants, ceux-ci n’ont pas non plus exercé de recours contre l’ordonnance de leur placement en détention préventive».38 On reconnaît ici l’irrecevabilité fondée sur le non épuisement des voies de recours internes de l’article 56(5) de la Charte. La Cour y répondra en soulignant, comme dans l’affaire Ajavon, «qu’en matière de mesures provisoires, ni la Charte, ni le Protocole, n’ont prévu de condition de recevabilité».39 La même exception d’irrecevabilité avait déjà été formulée par le Malawi dans l’affaire Charles Kajoloweka: le Malawi avait demandé à la Cour de rejeter la demande aux fins de mesures provisoires parce que le requérant n’avait «pas épuisé les recours internes».40 La Cour était passée sous silence, sans aucune explication. Dans une autre affaire, Thomas Boni Yayi, le Bénin, État défendeur, avait expressément «soulevé deux exceptions sur la recevabilité de la requête en rapport aux articles 56 de la Charte et 40 du Règlement intérieur».41 Là non plus, la Cour n’avait fait aucunement cas, dans son ordonnance, de ces exceptions d’irrecevabilité. C’est donc une première fois, dans les affaires Ajavon et Soro, que la Cour se prononce sur la question de la recevabilité en matière de mesures provisoires.

Certes, ni le Protocole ni le Règlement de la Cour ne soumettent expressément l’ordonnance de mesures provisoires au respect de conditions de recevabilité. Mais ni le Protocole ni le Règlement de la Cour ne soumettent non plus les mesures provisoires à des conditions de compétence. Cela n’a pas empêché la Cour de poser l’exigence d’une compétence prima facie. Pourquoi n’aurait-elle pas institué aussi une recevabilité prima facie, une sorte d’examen sommaire de conditions minimales de recevabilité, comme elle le fait pour la compétence? Mieux, l’article 39 du Règlement de la Cour dispose que celle-ci, quand elle est saisie, «procède à un examen préliminaire de sa compétence et des conditions de recevabilité de la requête». Et comme on l’a vu, c’est sur cette exigence d’examen préliminaire que la Cour s’est fondée pour ériger son principe de compétence prima facie. On peut donc s’étonner que cela ne serve pas à imposer aussi un examen d’une recevabilité prima facie.42 Certes, pour apprécier la recevabilité, il faut que la Cour soit d’abord compétente, et au vu de l’urgence et de la rationalité qui commandent aux mesures provisoires, l’exigence du respect des conditions de recevabilité peut n’être pas opportune. Mais affirmer, comme la Cour le fait, qu’en matière de mesures provisoires, il n’est pas prévu de conditions de recevabilité, sans aucune explication, peut paraître assez curieux et donner l’impression que la Cour se dérobe à sa mission pédagogique. Or un peu de pédagogie dans ses décisions peut aussi aider à leur acceptation par les États défendeurs. Précisons tout de même qu’en n’admettant pas d’exception d’irrecevabilité ici, la Cour reste fidèle à sa jurisprudence en matière de mesures provisoires: jamais, elle n’a fait cas ni accepté d’exception d’irrecevabilité dans une ordonnance portant mesures provisoires.

Par cette simplification des conditions formelles, la Cour fait preuve de largesse en droit de mesures provisoires. En excluant toute exception d’irrecevabilité, en ne faisant qu’un examen sommaire de conditions infléchies de sa compétence, c’est une Cour africaine un peu minimaliste dans les exigences formelles en matière de mesures provisoires. Qu’en est-il des conditions matérielles?

3 LE TRIPTYQUE DES CONDITIONS MATERIELLES

L’un des points d’achoppement dans ces ordonnances a aussi été l’appréciation des conditions matérielles à l’aune desquelles la Cour a octroyé les mesures provisoires demandées. Selon l’article 27(2) du Protocole, c’est en «cas d’extrême gravité ou d’urgence et lorsqu’il s’avère nécessaire d’éviter des dommages irréparables à des personnes» que la Cour ordonne les mesures provisoires. Il faut donc la réunion de deux conditions cumulatives:43 l’urgence ou l’extrême gravité et le risque de dommages irréparables.44 Si dans ces ordonnances la condition d’urgence était relativement apparente (3.1.), l’irréparabilité des dommages était par contre introuvable (3.2.).

3.1 L’extreme gravité ou l’urgence?

Les conditions d’extrême gravité ou d’urgence sont en principe des conditions alternatives, mais qui sont souvent abordées par la Cour de manière un peu ambigüe. La Cour ne les a pas toujours définies dans ses ordonnances. Mais dans les ordonnances ici sous commentaire, elle tente de les définir, en tout cas de les caractériser. Dans l’ordonnance Ajavon, elle fait observer que «l’urgence, consubstantielle à l’extrême gravité, s’entend de ce qu’un ‘risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé avant qu’elle ne rende sa décision’. Il y a donc urgence chaque fois que ‘les actes susceptibles de causer un préjudice irréparable peuvent ‘intervenir à tout moment’ avant que la Cour ne se prononce de manière définitive dans l’affaire’».45 Dans l’ordonnance Soro, elle fait observer que «l’extrême gravité suppose qu’il y a un ‘risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé avant qu’elle ne rende sa décision définitive’ et il y a urgence chaque fois que les ‘actes susceptibles de causer un préjudice irréparable peuvent intervenir à tout moment avant que la Cour ne se prononce de manière définitive dans l’affaire’ en cause».46 On observe d’emblée que c’est la même définition que la Cour donne de «l’urgence» dans l’affaire Ajavon, qu’elle redonne à ‘l’extrême gravité’ dans l’affaire Soro. Il y aurait donc urgence ou/et extrême gravité s’il y a «un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé avant qu’elle (la Cour) ne rende sa décision».

L’urgence est certes et sans doute consubstantielle à l’extrême gravité: autant l’urgence est très indicative du seuil de gravité d’une situation, autant l’extrême gravité de la situation dit assez de l’urgence qu’il y a à la résorber.47 Toutefois, la notion d’urgence traduit davantage l’idée d’imminence, de proximité d’un péril dans le temps, avec ce que cela a d’exigence de célérité dans l’action ou la réaction pour y faire face. C’est d’ailleurs la définition que la Cour interaméricaine donne de l’urgence dans sa jurisprudence: «The ‘urgent’ nature implies that the risk or threat involved be imminent, which requires that the response be immediate».48 C’est sans doute cette idée que la Cour africaine traduit par l’expression d’actes qui «peuvent intervenir à tout moment avant que la Cour ne se prononce». L’extrême gravité, elle, a plus trait à l’idée d’un véritable danger ou d’un réel péril, avec la connotation d’exceptionnalité sous-jacente. Elle côtoie l’urgence lorsqu’elle est d’une telle nature qu’il faille la résorber dans la célérité. Mais qu’il s’agisse de l’urgence ou de l’extrême gravité, la Cour précise, avec justesse, qu’elles doivent être réelles. Ce qui exclut le risque purement hypothétique et explique la nécessité d’y remédier dans l’immédiat. Pour donc être constitutive d’une situation qui commande des mesures provisoires, la situation doit aller au-delà du risque éventuel ou virtuel. Les indicateurs du risque doivent être si concordants et si expressifs que l’urgence ou la gravité sont immédiatement perceptibles.49 Et parce qu’en matière de danger encouru pour exiger des mesures provisoires, il est presqu’impossible d’avoir une urgence qui ne soit pas due à l’extrême gravité de la situation ou une extrême gravité qui ne commande pas une urgence dans l’action, on concède à la Cour qu’urgence et extrême gravité sont consubstantielles - en théorie du moins. Cela ne dédouane cependant pas la Cour de ne s’être pas donnée

la peine d’indiquer les nuances qu’il y a entre les deux termes,50 d’autant que le Protocole en fait des conditions alternatives; cela donnerait plus de lisibilité à sa jurisprudence des mesures provisoires. Dans plusieurs ordonnances, la Cour a souvent synthétisé les conditions matérielles des mesures provisoires en présentant l’urgence et l’extrême gravité de manière successive, avec parfois une simple virgule ou la conjonction «et». Elle a ainsi pu conclure, dans plusieurs affaires, à l’existence d’une urgence et (non pas ou) d’une extrême gravité ou à l’existence d’une extrême urgence.51

Quand on en vient à l’application des critères de l’urgence ou de l’extrême gravité que la Cour a définis aux faits de chaque affaire, on s’aperçoit que les analyses de la Cour sont assez sommaires. Dans l’affaire Ajavon, le requérant considère que l’inexécution par le Bénin de l’arrêt de la Cour africaine du 29 mars 201952 l’a empêché de prendre part aux élections législatives du 28 avril 2019 et l’empêchera de prendre part à la très prochaine élection communale du 17 mai 2020. Il estime donc «qu’il existe une extrême urgence résultant de ce qu’il risque d’être privé de participer à ladite élection». Il ajoute que le calendrier électoral a même déjà été publié par la Commission électorale béninoise, pendant que sa requête est pendante devant la Cour africaine.53 La Cour, dans son analyse, ne dira rien sur cet argument du requérant sur la condition de l’urgence. Dans l’affaire Soro, les requérants allèguent que le mandat d’arrêt contre Guillaume Soro expose celui-ci à une arrestation et à une extradition, ce qui l’empêcherait de faire campagne pour la prochaine élection présidentielle d’octobre 2020 pour laquelle il s’est déclaré candidat. S’agissant des autres requérants, ils allèguent que leur détention illégale «les contraint à cesser leurs activités politiques et les empêchent d’exercer leur liberté d’expression». Tout ceci constituerait, prétendent-ils, une «situation d’extrême gravité et d’urgence».54 Ce que l’État ivoirien conteste, estimant que la situation n’est aucunement grave ni urgente.55 La Cour notera que dans le cas d’espèce, l’exécution des mandats d’arrêt ou de dépôt contre les requérants «dont l’un d’entre eux, Guillaume Kigbafori Soro s’est déjà pressenti à la compétition électorale et à quelques mois seulement de ces échéances, risque de compromettre gravement l’exercice des libertés et des droits politiques des requérants. A cet égard, la Cour relève que le cas révèle une situation d’urgence dès lors que lesdites échéances électorales sont prévues pour se tenir dans moins de six mois de la date de la présente requête».56 La situation tiendrait ici alors son urgence du fait que les échéances électorales étaient très proches. C’est probablement le même raisonnement que la Cour s’est fait dans l’affaire Ajavon, même si elle ne le dit pas expressément, puisqu’au moment du rendu de son ordonnance, on était à un mois des élections communales auxquelles Ajavon voulait prendre part. On peut concéder à la Cour qu’il y avait ici, dans les deux affaires, probablement une urgence, tout en regrettant qu’elle ne l’ait dit explicitement dans l’affaire Ajavon et qu’elle n’ait pas expliqué davantage l’urgence qu’il y avait, dans l’affaire Soro, pour les autres requérants, puisque l’échéance très proche des élections présidentielles concerne surtout Guillaume Soro et pas les autres requérants déjà en détention préventive. C’est quasiment le même examen sommaire qu’elle fait du «dommage irréparable».

3.2 L’introuvable dommage irreparable

Dans les ordonnances sous commentaire, la Cour ne définit pas «le dommage irréparable», en tout cas pas abstraitement. Elle ne dit rien de ce qu’elle entend par le ‘dommage’ ou le ‘préjudice’ ni de ce qui fait l’irréparabilité de celui-ci. Elle se contente, dans l’affaire Ajavon, de préciser, au sujet du préjudice irréparable, «qu’il doit exister une probabilité raisonnable de matérialisation».57

C’est plutôt dans la définition de «l’urgence» et de «l’extrême gravité» que la Cour insiste sur la condition du ‘dommage irréparable’: «l’urgence (...) s’entend de ce qu’un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé avant qu’elle ne rende sa décision»; «l’extrême gravité suppose qu’il y a un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé avant qu’elle ne rende sa décision définitive».58 C’est donc le préjudice irréparable - en tout cas le risque de sa survenance - qui caractérise «l’urgence» et «l’extrême gravité». Mieux, tel que la Cour l’exprime, mis à part l’élément temporaire -exprimé par la proposition «...avant qu’elle ne rende sa décision» - il y a comme une identité entre l’urgence et le préjudice irréparable. Ce qui ne peut en principe être le cas, puisque l’article 27(2) du Protocole en fait des conditions cumulatives. Il est certes évident qu’il y a un lien de connexion entre les deux conditions: c’est le risque de dommage irréparable qui caractérise l’urgence ou l’extrême gravité de la situation et c’est en vue d’éviter la survenance d’un tel dommage qu’il est urgent de prendre des mesures provisoires. Mais ce lien de connexion ne dispense pas la Cour, une fois qu’elle a esquissé une définition de l’urgence et de la gravité, de préciser les éléments caractéristiques du dommage irréparable, d’autant que c’est autour de cette condition que les mesures provisoires trouvent leur finalité. Elle aurait pu au moins laisser entendre qu’il y a dommage irréparable lorsque, comme le souligne le juge Rafaâ Ben Achour, «le comportement de l’État défendeur risque de causer au requérant un préjudice qu’il sera par la suite très difficile ou impossible d’effacer ou de réparer de manière adéquate».59 Le dommage tient son irréparabilité au moins de la très grande difficulté ou de l’impossibilité de l’effacer ou de le réparer adéquatement, ou encore du fait qu’il «ne soit pas du tout susceptible d’être réparé ou alors qu’il serait inadéquat de ne le compenser que financièrement».60 Mais la Cour semble se dédouaner en laissant penser qu’elle apprécie la condition de dommage irréparable «dans chaque cas d’espèce»; elle ferait donc une lecture in concreto.

Dans l’ordonnance Ajavon, le requérant argue qu’il existe «un risque de violations irréparables de ses droits civils et politiques (...), en l’occurrence, le droit de participer à la direction des affaires publiques de son pays et le droit à la vie».61 «La Cour considère que l’inexécution de l’arrêt du 29 mars 2019 est génératrice d’un préjudice à l’encontre du requérant dans la mesure où, sans casier judiciaire vierge, il lui est impossible de déposer sa candidature».62 Cela est sans conteste, puisqu’incapable de faire acte de candidature, le requérant subit un préjudice. Mais la Cour semble faire un pas de trop et même un pas hâtif, lorsqu’elle souligne sans autres motifs «qu’il ne peut, dès lors, être contesté que le risque pour le requérant de ne pouvoir se présenter à l’élection du 17 mai 2020 est réel, tant et si bien que le caractère irréparable du préjudice qui en résultera est indiscutable».63 Elle tend à déduire du caractère « réel » du risque pour le requérant de ne pas pouvoir se présenter aux élections, «le caractère irréparable du préjudice». Si on convient avec la Cour que le préjudice, pour être irréparable, doit au moins être d’abord réel, sa réalité n’en fait pas pour autant son irréparabilité. La Cour n’explique en rien en quoi le préjudice risqué par le requérant sera irréparable s’il a lieu. Elle garde la même posture dans l’affaire Soro. Observant qu’au regard des chefs d’accusation formulés contre eux, les requérants risquaient des peines de réclusion de 20 ans à la prison à vie, que si les mandats venaient à être exécutés, cela risquerait de «compromettre gravement l’exercice des libertés et des droits politiques des requérants», rappelant que la présomption d’innocence devrait bénéficier à l’accusé,64 la Cour conclut que «le sursis à l’exécution des mandats de dépôt contre les requérants pendant l’instruction, se veut une mesure qui, tout en préservant les droits de tous, éviterait aussi d’aboutir à des conséquences graves et irréparables».65 Elle ajoute que «dans la situation où se trouvent les requérants, le risque pour eux d’être privés de la jouissance et de l’exercice de leurs droits révèle une situation dont les conséquences imprévisibles peuvent leur causer des dommages irréparables».66 Ici encore, la Cour ne démontre pas l’irréparabilité du dommage risqué par les requérants. Elle se fonde sur le risque de violation des droits des requérants pour conclure à l’existence de préjudices irréparables.

Compte tenu du caractère central de la condition du «dommage irréparable» dans le droit des mesures provisoires (faudrait-il le rappeler, non seulement il s’agit d’une condition matérielle, mais aussi l’ordonnance de mesures provisoires a pour finalité d’éviter sa survenance),67 la Cour devrait être davantage précise et plus étoffée dans son raisonnement à ce sujet. Même si elle ne définit pas in abstracto les éléments qui font l’irréparabilité d’un dommage, elle aurait pu, dans chaque cas d’espèce, expliquer concrètement en quoi le préjudice risqué sera irréparable s’il survient.68 Cela lui évite de donner l’impression qu’elle ordonne les mesures provisoires dès qu’il y a un risque réel de dommage pour le requérant ou dès qu’il y a un risque de violation des droits de la Charte. Ce n’est pas ce que prévoit l’art 27(2) du Protocole et ce n’est pas non plus la finalité des mesures provisoires. Le juge Fatsah avait déjà critiqué, dès les premières ordonnances en mesures provisoires de la Cour, ce manque de véritable démonstration de la réunion des conditions matérielles.69 En dehors des cas de risque de dommages objectivement évidents et irréparables comme en matière de peine de mort,70 d’atteinte à la santé ou à l’intégrité

physique71 ou dans des situations de violations graves et systématiques de droits de l’homme,72 la Cour gagnerait plus en clarté en motivant davantage ses ordonnances, notamment quand il est question de sujets politiques ou sensibles. Cela dissiperait l’impression d’une Cour trop généreuse envers les requérants, et garantirait davantage l’effectivité des ordonnances.

 4 CONCLUSION

Au terme de l’analyse succincte de ces deux ordonnances, est assez apparente, en conclusion, la générosité avec laquelle la Cour africaine a fait droit aux demandes de mesures provisoires des requérants. A vrai dire, quand on consulte la jurisprudence de la Cour africaine en matière de mesures provisoires, on n’est pas très étonné de sa largesse. La Cour n’est pas très avare quand il s’agit de mesures provisoires. Comme on a pu le mettre en évidence, la largesse de la Cour se manifeste à la fois par l’analyse sommaire qu’elle fait de sa compétence dite prima facie et par l’impossibilité de soulever, au stade des mesures provisoires, des exceptions d’irrecevabilité, mais aussi par une approche pas assez, du moins pas toujours, méthodique et pas très stricte des conditions matérielles à l’aune desquelles elle fait droit aux mesures provisoires. Toute cette approche assez pro victima, que la Cour fait des conditions du droit des mesures provisoires, repose, en toile de fond, sur un pouvoir de discrétion qu’elle s’est octroyé en la matière. Ce pouvoir discrétionnaire n’est visiblement pas du goût des États, surtout quand il est investi dans des affaires «sensibles» pour ceux-ci comme dans les cas d’espèce. Ce qui peut expliquer les réactions que ces ordonnances ont suscitées dans l’immédiat, notamment les critiques au vitriol des États défendeurs et le retrait par la Côte d’Ivoire de sa déclaration d’acceptation de la compétence de la Cour suite au retrait du Bénin en mi-mars, au point qu’on peut se demander si, pour les États parties, le contentieux touchant des «questions politiques» sont ou devraient être un domaine dans lequel la Cour ne devrait pas s’immiscer. On peut aussi s’inquiéter que la légitimité et la survie même de la Cour soient en jeu.

Mais à dire vrai, si on peut critiquer le raisonnement de la Cour dans ces ordonnances, on peut difficilement l’accuser d’immixtion dans les affaires politiques et électoralistes des États parties. Quand on habilite, comme l’ont fait les États parties à la Cour (article 3 du Protocole sur la Cour), une cour à connaître de la violation d’instruments comme la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance ou le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, c’est pour qu’elle fasse, d’une certaine manière, office aussi de juge des questions politiques et électorales. Et quand dans les États, les juges constitutionnel et/ou administratif, juges nationaux des élections, font parfois preuve d’une indépendance et d’une impartialité douteuses, on ne devrait pas s’étonner que le prétoire de la Cour africaine devienne une bouée de sauvetage pour les requérants au sujet du contentieux électoral. A la décharge de la Cour et plus rigoureusement, on pourrait plutôt dire qu’elle connaît de questions de droits de l’homme qui naissent de questions politiques ou politiciennes nationales. Dire cela ne signifie cependant pas et aucunement que la Cour africaine ne devrait pas faire preuve de parcimonie sur ces sujets «sensibles». Elle doit même, il semble, songer à avoir une politique jurisprudentielle. Ce n’est pas seulement la défiance des États parties dont elle devient victime qui le dicte. C’est aussi et surtout l’étendue de sa compétence matérielle et, ici, la discrétion dont elle jouit en matière de mesures provisoires qui l’exigent.

En matière de mesures provisoires, la Cour jouit en effet d’un pouvoir discrétionnaire certain qui découle à la fois du Protocole qui la crée (article 27(2)), mais aussi de son Règlement (article 51(1)) et qu’elle se plait à rappeler systématiquement dans chaque ordonnance. Cette discrétion a une double déclinaison: non seulement elle décide de l’opportunité d’exercer ou non sa compétence en matière de mesures provisoires, mais aussi elle décide, le cas échéant, de quelles mesures concrètes ordonner à l’État défendeur.73 La Cour pourrait et semble se servir de cette marge de manœuvre pour avoir une sorte de politique judiciaire. Faire œuvre de politique jurisprudentielle ou judiciaire, c’est se préoccuper davantage du sens et des répercussions que peuvent prendre ses décisions au sein des États parties. Cela favorise et exige à la fois une sorte d’intelligence décisionnelle qui, sans intimider le juge, lui permet d’apprécier en quelque sorte le coup d’opportunité de sa décision. Cela permet au juge de mettre une certaine dose de réalisme dans ses décisions et d’avoir une sorte de curseur pour être très entreprenant dans la protection des droits, sans pour autant aller trop loin.74 Ce devrait être dans la force de l’argumentation et dans la rigueur de la motivation de chaque décision que cette intelligence décisionnelle transparaît. La Cour africaine pourrait aussi faire preuve de tact dans la nature des mesures provisoires qu’elle ordonne, en accordant, mais tout en évitant les écueils de mesures trop vagues et stériles, une certaine marge de manœuvre aux Etats défendeurs. C’est la posture qui sied quand on opère au milieu d’États où la culture de l’état de droit, de la démocratie et des droits de l’homme est encore approximative. La Cour africaine se doit à la fois de rester assez audacieuse, tout en évitant l’imprudence juvénile d’Icare.

Quant aux décisions de retrait du Bénin - intervenue avant l’ordonnance Ajavon - et de la Côte d’Ivoire, elles sont, certainement, regrettables et décevantes. Ces retraits font suite à ceux de la Tanzanie et du Rwanda. Certes, ils n’ont rien de juridiquement illicites, mais il n’en demeure pas moins qu’ils dénotent d’une certaine inconséquence des États: on n’accepte pas la compétence d’une Cour internationale, surtout de droits de l’homme, pour espérer qu’elle soit, de quelque façon, complaisante. C’est pour que celle-ci aide à l’établissement d’un État de droit et cela a un prix: des décisions parfois critiquables, désagréables, audacieuses et même, par moment, intrusives. Mais on devrait les accepter et jouer le jeu.

 


1. Sébastien Germain Marie Aïkoue Ajavon c. Bénin, CAfDHP (Ordonnance mesures provisoires, 17 avril 2020) (Ordonnance Ajavon) & Kigbafori Soro et autres c. Côte d’Ivoire (Ordonnance mesures provisoires, 22 avril 2020) (Ordonnance Guillaume Soro).

2. ‘La Cour africaine des droits de l’homme suspend le mandat d’arrêt à l’encontre de Guillaume Soro’, France24, 22 avril 2020; ‘Justice: quand les Etats tournent le dos à la Cour africaine des droits de l’homme’, Jeune Afrique, 7 mai 2020; ID Salami, ‘Le retrait de la déclaration de compétence de la Cour africaine par le Bénin ou le bal des perdants’ Bénin Web TV, 3 mai 2020; AK Zouapet ‘Victim of its commitment ... You, passerby, a tear to the proclaimed virtue: should the epitaph of the African Court on Human and Peoples’ Rights be prepared?’ (2020) EJIL: Talk !; T Davi & E Amani ‘Another one bites the dust: Côte d’Ivoire to end the individual and NGO access to the African court’ (2020) EJIL: Talk !; Centre for Human Rights, ‘Centre for Human Rights expresses concern about the withdrawal of direct individual access to the African Court by Benin and Côte d’Ivoire’ (2020) https://www.chr.up.ac.za; N De Silva & M Plagis, ‘A Court in crisis: African States’ increasing resistance to Africa’s Human Rights Court’ (2020) Opinio Juris.

3. Ordonnance Ajavon, paras 5-8, 33-54.

4. Ordonnance Guillaume Soro, paras 3-13, 24-26.

5. Ordonnance Guillaume Soro, paras 20-23 et 30-40.

6. Voir le Communiqué du Ministre ivoirien de la Communication et des médias, porte-parole du gouvernement, Sidi Tiémoko Touré du 28 avril 2020: http://www.gouv.ci/_actualite-article.php?recordID=11086&d=5 (consulté le 23 Novembre 2020).

7. Voir la ‘Déclaration du Garde des sceaux, ministre de la justice et de la législation relative au retrait de la déclaration d’acception de la juridiction de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples pour recevoir les requêtes individuelles et des organisations non gouvernementales’ du 28 avril 2020, https://www.gouv.bj/actualite/635/retrait-benin-cadhp---declaration-ministre-justice-legislation/ (consulté le 23 Novembre 2020). Le Gouvernement béninois, dans les raisons de son retrait de la compétence de la Cour pour les requêtes individuelles, accuse la Cour d’avoir empiété, dans l’affaire Ghaby Kodeih c. Bénin (ordonnance du 28 février 2020) la compétence de la Cour commune de justice et d’arbitrage de l’OHADA (l’organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires), en entrant en matière sur des questions de recouvrement, de voies d’exécution et d’adjudication dans des affaires de prêts bancaires. L’accusation béninoise vaut son pesant d’or politique, mais la Cour a pu formellement faire reposer sa compétence matérielle sur l’article 3 du Protocole sur la Cour africaine. C’est la conséquence de donner une si large compétence matérielle à une Cour régionale de droits de l’homme.

8. Décision No CI-2020-EP-009/14-09/CC/SG du 14 septembre 2020 portant publication de la liste définitive des candidats à l’élection du Président de la République du 31 octobre 2020 (2020) Conseil constitutionnel ivoirien.

9. Guillaume Kigbafori Soro et autres c. Côte d’Ivoire, CAfDHP (Ordonnance mesures provisoires - 2, 15 septembre 2020).

10. Salami (n 2).

11. Zouapet (n 2).

12. Voir pour le Bénin, la ‘Déclaration du Garde des sceaux’ (n 7) et pour la Côte d’Ivoire, le Communiqué du Ministre ivoirien de la Communication (n 6).

13. J Salmon (dir) Dictionnaire de droit international public (2001) 698, 701-702; R Kolb La Cour internationale de Justice (2013) 633.

14. Pour un commentaire de cette disposition, Voir R Nemedeu ‘Article 27. Décisions de la Cour’ in M Kamto (dir) La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et le Protocole y relatif portant création de la Cour africaine des droits de l’homme. Commentaire article par article (2011) 1467-1480, 1475-1480.

15. Commission africaine des droits de l’homme et des peuples c. Grande Jamahiriya Arabe Libyenne Populaire et Socialiste, CAfDHP (Ordonnance mesures provisoires, 25 mars 2011), (Ordonnance dans l’affaire de la crise libyenne); Commission africaine des droits de l’homme et des peuples c. Libye, CAfDHP (Ordonnance provisoires, 15 mars 2013) (Ordonnance Saif Al-Islam Kadhafi), même si dans cette ordonnance la Cour a affirmé à tort qu’elle ordonnait les mesures provisoires suo motu (Voir paras 16-18 de l’ordonnance et l’opinion individuelle du juge Fatsah Ouguergouz); Commission africaine des droits de l’homme et des peuples c. Kenya, CAfDHP (Ordonnance mesures provisoires, 15 mars 2013) (Ordonnance dans l’affaire du peuple Ogiek).

16. Cela n’est cependant pas une spécificité du système africain des droits de l’homme. Le droit des mesures provisoires dans les autres systèmes régionaux de droits de l’homme et même de certains organes conventionnels onusiens sont aussi, sur ce point, laconiques. Voir pour la Cour européenne des droits de l’homme (Cour européenne), article 39 du Règlement de la Cour; pour la Cour interaméricaine des droits de l’homme (Cour interaméricaine), Voir article 63(2) de la Convention américaine des droits de l’homme et l’article 25 du Règlement de la Cour; pour la Cour de justice de la CEDEAO, Voir article 79 du Règlement de procédure de la Cour; pour le Comité des droits de l’homme, Voir article 92 du Règlement intérieur du Comité; pour le Comité contre la torture, Voir article 108

17. du Règlement du Comité; ou pour la Commission africaine des droits de l’homme Voir article 98 du Règlement de procédure de la Commission (sur la pratique de la Commission en matière de mesures conservatoires, Voir GJ Naldi ‘Interim measures of protection in the African system for the protection of human and peoples’ rights’ (2002) 2 African Human Rights Law Journal 1-10.

17 Ordonnance Ajavon, paras 12-15.

18. Ordonnance Ajavon, paras 23-29; Ordonnance Guillaume Soro, para 20.

19. La Cour répète cela comme une antienne dans toutes ses ordonnances en mesures provisoires. Voir par exemple Ordonnance Ajavon, para 18; Dexter Eddi Johson c. Répubique du Ghana (Ordonnance mesures provisoires, 28 septembre 2017), para 7.

20. Ordonnance Ajavon, para 18; Ordonnance Guillaume Soro, par 17. C’est une constance des différentes juridictions internationales d’exiger comme préalable à l’exercice de leur pouvoir d’ordonner des mesures provisoires, une compétence prima facie. Voir CIJ, Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France) (mesures conservatoires, ordonnance du 22 juin 1973), (1973) CIJ Recueil, 135, para 22; LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique) (mesures conservatoires, Ordonnance du 3 mars 1999), (199) CIJ Recueil 9, paras 17-18; PHF Bekker ‘Provisional measures in the recent practice of the International Court of Justice’ (2005) 7 International Law FORUM du droit international 24-32, 26-27. La Cour interaméricaine, elle, se contente de vérifier si l’Etat défendeur a accepté ou non sa juridiction: Voir par exemple Cour interaméricaine, Provisional measures regarding Brazil, Matter of the Penitentiary complex of Curado (Order du 22 mai 2014), para 1.

21. Ordonnance Ajavon, para 72; Ordonnance Guillaume Soro, para 41. C’est une antienne que la Cour répète dans presque toutes ses ordonnances en mesures provisoires. Voir exemple Mulokozi Anatory c. République-Unie de Tanzanie, (Ordonnance mesures provisoires, 18 novembre 2016), para 19; Temno Hussein c. République-Unie de Tanzanie, (Ordonnance mesures provisoires, 11 février 2019), para 19.

22. Exemple: Ayants droit de feus Norbert Zongo et autres c. Burkina Faso, CAfDHP (Exceptions préliminaires), para 82.

23. Ici le locus standi (la qualité pour saisir la Cour) est différent de celui de l’article 51(1) du Règlement de la Cour évoqué précédemment. Dans le premier cas, il s’agit pour la Cour de vérifier que la requête a été introduite soit par la Commission africaine, soit par un ou des individu(s) ou une ONG contre un État qui a fait la déclaration de l’art 34(6) du Protocole. Tandis que dans le second cas (le locus standi au sens de l’art 51(1) du Règlement), la Cour vérifie, lorsque ce n’est pas elle qui a décidé d’office d’ordonner des mesures provisoires, qu’une demande dans ce sens lui a été introduite par la Commission africaine ou par les requérants individus. On peut donc avoir le locus standi au sens du Protocole (article 5), sans que le requérant n’ait demandé des mesures provisoires, auquel cas, le locus standi au sens de l’article 51(1) du Règlement de la Cour ne sera d’aucune pertinence.

24. Voir Baghdadi Ali Mahmoudi c. Tunisie (Décision du 26 juin 2012, para 10-12) dans laquelle la Cour rejette la demande en mesures provisoires, parce que la Tunisie n’a pas fait la déclaration d’acceptation de compétence conformément à l’article 34(6) du Protocole. Lorsque c’est la Cour qui décide proprio motu d’ordonner les mesures provisoires, donc sans avoir été sollicitée par le requérant, elle vérifie tout de même que le requérant dans l’affaire a le locus standi.

25. Ordonnance Ajavon, paras 18-20; Ordonnance Guillaume Soro, paras 16-19.

26. Voir para 2 de chacune des deux ordonnances.

27. Voir entre autres, Ordonnance dans l’affaire de la crise libyenne, paras 14-19; Ordonnance dans l’affaire Saif Al-Islam Kadhafi, paras 9-14.

28. Ordonnance Ajavon, para 12-13.

29. Ordonnance Ajavon, para 14.

30. Ordonnance Ajavon, para 21.

31. Léon Mugesera c. Rwanda, CAfDHP (Ordonnance mesures provisoires, 28 septembre 2017), para 20; Ghati Mwita c. République-Unie de Tanzanie, (Ordonnance mesures provisoires, 9 avril 2020), para 4-5; Guillaume Kigbafori Soro et autres c. Côte d’Ivoire, CAfDHP (Ordonnance mesures provisoires - 2, 15 septembre 2020), para 19.

32. On peut toutefois, à la décharge de la Cour, soutenir avec le Professeur Kolb (n 13) 643, que quand il s’agit de mesures provisoires, ‘il faut trancher rapidement, aux stades souvent encore très préliminaires de l’instance, sans connaissance approfondie de tous les éléments du dossier. Dès lors, il est nécessaire de s’en tenir à un jugement de ce qui apparaît à première vue (prima facie) le plus probable. L’examen plus approfondi suivra’. La vérification sommaire de la compétence doit donc seulement consister en un volet négatif, à savoir s’il y absence d’une incompétence manifeste et d’un volet positif, s’il y une ‘prépondérance de probabilités que la Cour soit compétente’.

33. Ordonnance Ajavon, para 23.

34. Ordonnance Ajavon, paras 24-29.

35. Ordonnance Ajavon, para 30.

36. Ordonnance Ajavon, paras 31-32. Elle le répètera dans Houngue Eric Noudehouenou c. Bénin (Ordonnance mesures provisoires, 5 mai 2020), para 27.

37. Voir par exemple XYZ c. Bénin (Ordonnance mesures provisoires, 2 décembre 2019), para 11 ou la même affaire mais Ordonnance portant mesures provisoires, 3 avril 2020, para 21.

38. Ordonnance Guillaume Soro, para 20.

39. Ordonnance Guillaume Soro, paras 22-23.

40. Charles Kajoleweka c. Malawi, CAfDHP (Ordonnance mesures provisoires, 27 mars 2020), para 16.

41. Thomas Boni Yayi c. Bénin, CAfDHP (Ordonnance mesures provisoires, 8 août 2019), para 21.

42. Voir SH Adjolohoun ‘A crisis of design and judicial practice? Curbing state disengagement from the African Court on Human and Peoples’ Rights’ (2020) 20 African Human Rights Law Journal, 1-40, 29-30.

43. Même si dans l’affaire Ghaby Kodeih (Ghaby Kodeih c. République du Bénin, (Ordonnance mesures provisoires, 23 février 2020, para 42) la Cour a pu laisser penser à tort que toutes les conditions sont alternatives en les énumérant ainsi: ‘cas d’extrême gravité ou d’urgence ou lorsqu’il s’avère indispensable d’éviter des préjudices irréparables’. Elle en fera de même dans l’affaire XYZ c. Bénin (Ordonnance du 3 avril 2020, para 27).

44. De jurisprudence constante, c’est à l’aune de ces conditions que la Cour africaine a toujours apprécié les demandes en mesures provisoires. On retrouve aussi les mêmes conditions matérielles dans le système interaméricain des droits de l’homme (Voir article 63(2) de la Convention interaméricaine des droits et article 25(1) du Règlement de la Cour interaméricaine) et dans la pratique de la Cour européenne des droits de l’homme (Voir Y Kaeck & CB Herrera ‘Interim measures in the case law of the European Court of Human Rights’ (2003) 21 Netherlands Quarterly of Human Rights, 625-676, 631; ou S Watthée Les mesures provisoires devant la Cour européenne des droits de l’homme (2014) 219).

45. Ordonnance Ajavon, para 61.

46. Ordonnance Guillaume Soro, para 33.

47. C’est pour cela par exemple que le texte français de l’art 63(2) de la Convention interaméricaine parle de ‘cas d’extrême gravité requérant la plus grande célérité dans l’action’, alors que la version anglaise de la même disposition parle de ‘cases of extreme gravity and urgency’.

48. Provisional measures regarding Ecuador, Matter regarding two girls of the indigenous people of Taromenane in voluntary isolation, Cour interaméricaine (Order du 31 mars 2014, para 7). Sur la pratique de la Cour interaméricaine en matière de mesures provisoires, Voir AA Cançado Trindade ‘Les mesures provisoires de protection dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme’ in G Cohen-Jonathan & J-F Flauss (dir) Mesures conservatoires et droits fondamentaux (2005) 145-163.

49. Dans l’affaire Suy Gorhore et autres c. Côte d’Ivoire (Ordonnance mesures provisoires, du 28 novembre 2019, paras 33-34), les requérants qui avaient des griefs contre la loi ivoirienne qui régit la Commission électorale indépendante (CEI), ont demandé à la Cour africaine d’ordonner, en mesures provisoires, à l’Etat ivoirien de surseoir à la mise en œuvre des instances de la CEI. Ce que la Cour refusera. Constatant que la CEI et ses instances avaient déjà été mises en place au moment de la requête, la Cour a estimé que la demande de mesures provisoires était sans objet et ne révélait pas une situation de gravité et d’urgence.

50. Les deux notions sont certes consubstantielles, la gravité disant assez de l’urgence et vice versa, mais il peut y avoir une ‘gravité’ qui peut souffrir d’attendre, auquel cas, elle ne serait pas urgente.

51. Ordonnance en mesures provisoires dans affaire Léon Mugesera c. Rwanda, para 28; Ordonnance dans l’affaire du peuple Ogiek, paras 20-22.

52. La Cour africaine avait, dans une précédente affaire Ajavon, rendu un arrêt en faveur du requérant (Sébastien Germain Ajavon c. Bénin, arrêt au fond, 29 mars 2019). Dans cet arrêt, la Cour avait, entre autres, ordonné au Bénin d’annuler la décision du juge béninois qui condamnait le requérant à des peines qui le rendait inéligible. Le Bénin n’a pas exécuté cet arrêt de la Cour.

53. Ordonnance Ajavon, paras 34.

54. Ordonnance Guillaume Soro, paras 24-26.

55. Ordonnance Guillaume Soro, paras 27-29.

56. Ordonnance Guillaume Soro, para 35.

57. Ordonnance Ajavon, para 63. C’est aussi ce que dit la Cour interaméricaine: ‘as regard to the damage, there must be a reasonable probability that it materialize, and it should not fall upon legal interests that are repairable’ (Provisional measures regarding Ecuador, para 7).

58. Ordonnance Ajavon, para 61; Ordonnance Guillaume Soro, para 33.

59. Opinion dissidente du juge Rafaâ Ben Achour (para 14) jointe à l’Ordonnance portant mesures provisoires du 2 décembre 2019 dans l’affaire XYZ c. Bénin.

60. Kolb (n 13) 648.

61. Ordonnance Ajavon, para 45.

62. Ordonnance Ajavon, para 67.

63. Ordonnance Ajavon, para 68.

64. Ordonnance Guillaume Soro, paras 34-37.

65. Ordonnance Guillaume Soro, para 37.

66. Ordonnance Guillaume Soro, para 38.

67. La Cour le dit elle-même expressément dans l’ordonnance sur les mesures provisoires dans l’affaire Suy Bi Gohore et autres, para 27. Cette condition est si centrale, que le Règlement intérieur du Comité des droits (art 92) ne prévoit expressément que cette condition du préjudice irréparable. Il en est de même du Règlement intérieur du Comité contre la torture (art 114(1) et de celui de la Commission africaine (art 98(1)).

68. Dans l’affaire Ghaby Kodeih et Nabih Kodeih c. Bénin (Ordonnance portant mesures provisoires, 28 février 2020, paras 32-36), la Cour fait un assez grand effort dans son argumentaire sur le risque de dommages irréparables. Dans cette affaire, un Tribunal de Cotonou a ordonné, contre les requérants, la démolition de leur immeuble de huit étages. Les requérants demandent à la Cour africaine d’ordonner, en mesures conservatoires, le sursis à exécution de cette décision du juge béninois; ce à quoi la Cour fera droit. Elle «estime que la démolition de l’immeuble qui est une mesure extrême et radicale, causera des préjudices irréparables aux requérants en ce que non seulement ils ont investi d’énormes sommes d’argent dans sa construction, mais également, ils ne percevront sans doute aucune indemnisation en cas d’exécution du jugement» (paras 34). Elle conclut donc que «les circonstances de l’espèce révèlent une situation d’extrême gravité et présentent un risque de préjudices irréparables pour les requérants, si la décision (du juge béninois) (...) venait à être exécutée avant l’arrêt de la Cour dans l’affaire pendante devant elle» (para 35).

69. Voir «Opinion individuelle» du Juge Fatsah Ouguergouz (para 7) jointe à l’ordonnance de la Cour dans l’affaire Saif Al-Islam Kadhafi.

70. Voir entres autres, CAfDHP, Armand Guéhi c. Tanzanie (Ordonnance mesures provisoires, 18 mars 2016), paras 19 ss; Marthine Christian Msuguri c. Tanzanie (Ordonnance mesures provisoires, 18 novembre 2016), paras 16 ss; Dexter Eddie Johnson c. Ghana (Ordonnance mesures provisoires, 28 septembre 2017), paras 16 ss.

71. Comme dans Ordonnance portant mesures provisoires dans l’affaire Lohé Konaté c. Burkina Faso, paras 21-22 ou dans l’Ordonnance dans affaire Léon Mugesera c. Rwanda, paras 25-28.

72. Comme dans l’Ordonnance dans l’affaire de la crise libyenne (paras 21 ss).

73. Voir AJ Adeloui ‘Les mesures provisoires de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples’ (2014) 6 Revue togolaise des sciences juridiques 59-85; 74.

74. Zouapet (n 2): ‘the judge must know how far they can go without going too far’.